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« Ce documentaire est une invitation à la réflexion sur l’acte de juger » : Entretien avec Robert Salis, réalisateur de Rendre la justice

« Ce documentaire est une invitation à la réflexion sur l’acte de juger » : Entretien avec Robert Salis, réalisateur de Rendre la justice
Publié le 10/11/2019 à 09:30

Après cinq années de gestation, le documentaire Rendre la justice sortira en salles le 13 novembre. Perçue comme une « machine à broyer », la justice et ses acteurs pâtissent d’une mauvaise image. Pourtant, derrière l’hermine, apparaissent de simples humains ayant la lourde tâche de juger leurs semblables. À travers une série de portraits entrecoupée d’une plongée dans les lieux de justice, une vingtaine de magistrats se livrent. Touchants, souvent, presque vulnérables, parfois, mais surtout sans langue de bois. Rencontre avec le réalisateur, Robert Salis.


 


D’où est venue l’idée de Rendre la justice ? 


L’idée m’est venue grâce à ma rencontre avec le magistrat Jean-Christophe Hullin, par un ami commun. À cette occasion, il m’a confié : « Je ne vois jamais de bon documentaire sur la justice, sur notre métier, seulement des documentaires sur des affaires et des procès. Il faudrait développer la réflexion sur l’acte de juger ! » Je lui ai répondu que c’était une bonne idée, mais que cela me semblait compliqué de trouver des magistrats qui accepteraient de témoigner, au regard de leur devoir de réserve. Et surtout, qui parleraient sans retenue, sans langue de bois. Jean-Christophe m’a alors rassuré en me disant que le travail des magistrats était si mal connu, que ces derniers ne demandaient qu’à renverser la vapeur. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que la justice pâtissait d’une mauvaise image. J’ai fini par lui dire : « Bon, si vous pensez qu’on peut trouver des magistrats qui acceptent… » Et cela a commencé ainsi ! Jean-Christophe était partant pour contribuer. Il a donc coécrit le film à mes côtés. Quant au titre, il me tenait à cœur car je m’interroge beaucoup sur le sens de « rendre ». C’est un terme qui a une multitude de significations, et chacun peut donc voir un sens différent à Rendre la justice.


 


En parlant de significations, tout au long du film, les symboles de la justice sont très présents…


Tout à fait ! Il y a notamment un grand nombre de statues. Elles représentent les justiciables que nous sommes. Selon la justice divine, les tables de la loi, si l’on désobéit, on est transformé en statue de sel. C’est une symbolique que l’on retrouve dans beaucoup d’anciens palais de justice, puisqu’autrefois, la justice était rendue par les procureurs du roi dans le palais Royal. De nombreuses personnes ne savaient ni lire ni écrire, alors les représentations de la justice se faisaient surtout via des sculptures et des tableaux menaçants, avec l’idée que la justice devait impressionner. Aujourd’hui, les tribunaux sont davantage construits selon une démarche de transparence. Dans le nouveau palais de justice de Paris, il y a peu de symboles, à part la balance de la justice. Ce sont surtout des textes de loi qui sont affichés, les statues, elles, ont disparu. 


Une partie du film se passe dans les tribunaux, mais vous n’hésitez pas non plus à montrer des magistrats « en civil », à l’extérieur. Pourquoi ces choix ?


D’emblée, j’avais décidé de ne pas filmer d’audiences. On n’est pas sûr d’avoir les autorisations, il faut « flouter »... Cela fait trop de contraintes, et puis ce n’était pas le but recherché. En revanche, nous avons tourné une partie des entretiens à l’intérieur des tribunaux, avec des magistrats vêtus de leurs apparats, en écho à l’exercice de leurs fonctions. Nous avons aussi filmé des magistrats en civil tout simplement pour coller à la réalité, puisque, souvent, dans les procédures civiles à juge unique, en matière de placement d’enfants, de divorces, etc., les magistrats ne sont pas en robe. Par ailleurs, nous voulions les filmer à l’extérieur, dans la ville, pour les montrer dans leur humanité. Les magistrats sont des monsieur et madame tout-le-monde ! Quand la caméra suit la juge Cécile Simon qui marche, à un moment donné, le long des quais de Seine, on ne s’imaginerait pas, en la croisant, qu’elle est magistrate. Elle est incognito parmi les autres passants, c’est ça qui est intéressant. 




 




Quelle organisation particulière a demandé la réalisation autour d’un tel sujet ?


La grande difficulté était que l’on ne savait jamais ce que l’on allait « récolter » à l’avance, puisque nous avons écrit le film en fonction des entretiens recueillis. C’est pour cette raison que le projet a pris du temps. Au total, entre les démarches pour trouver les financements et l’aboutissement du film, il aura fallu cinq ans ! Le tournage en lui-même a été étalé sur deux ans, en fonction des disponibilités des magistrats, ce qui était également un obstacle majeur. François Molins – pour ne citer que lui –,
à l’époque procureur de la République de Paris, était ainsi très occupé, et chaque fois que nous prenions rendez-vous, un attentat avait, hélas, lieu la veille... Nous avons donc été contraints de décaler plusieurs fois. Mais comme Monsieur Molins est un homme de parole, respectueux de ses engagements, il a fini par nous recevoir. Sauf qu’il n’avait qu’une heure devant lui ! Avant que l’on ne commence l’entretien, je lui ai demandé s’il était possible de revenir sur l’attentat au Bataclan en fin d’interview, ce qu’il a accepté. Puis l’heure s’est écoulée très vite, et je me suis rendu compte à mon grand désarroi que nous n’avions pas évoqué le sujet. Les opérateurs avaient rangé le matériel, et je me suis dit : « mince, ce serait quand même dommage de ne pas en parler ! » François Molins a donc accepté que nous restions un peu plus longtemps. Il nous a raconté son souvenir de cette nuit-là. C’était très fort pour lui, il en avait les larmes aux yeux, et nous aussi.



« J’ai l’impression que la façon de rendre la justice aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a vingt ans »


 

Les magistrats avec lesquels vous vous êtes entretenus se sont donc assez facilement prêtés à l’exercice ?


Oui, une fois qu’ils étaient mis en confiance. Au début de l’entretien, la plupart d’entre eux étaient, de façon tout à fait compréhensible, sur la réserve. Nous n’y sommes pas allés de but en blanc. Nous avons d’abord tout naturellement fait connaissance. Je me rappelle notamment que le juge à la Cour européenne des droits de l’homme André Potocki était d’accord sur le principe d’un entretien, mais qu’il voulait en savoir plus sur nos intentions : il nous a donc reçus à Strasbourg, et nous a fait passer un véritable examen ! (rires). Il nous a finalement autorisés à le filmer le lendemain même, et a vraiment joué le jeu, car il avait compris que nous ne comptions pas faire dans la caricature. Il nous a consacré quatre heures, comme la plupart des magistrats avec lesquels nous nous sommes entretenus. 


Pour chacun d’entre eux, nous y sommes donc allés en douceur. Ma « méthode », si l’on peut appeler ça ainsi, a été d’écouter et de rebondir ensuite sur ce qui venait de m’être dit. Il fallait aussi que les portraits soient le plus sincères possible. J’ai horreur d’orienter les questions ; je n’ai pas envie de faire dire ce que j’ai envie d’entendre.
Je voulais que mes interlocuteurs soient à l’aise pour que ce qui leur tenait à cœur ressorte, le plus spontanément possible. Il y a une séquence où deux magistrats que nous avions rencontrés ensemble se mettent à avoir une conversation à bâtons rompus : c’est cela aussi qui m’importait. Lors de la première présentation du film à Angoulême, plusieurs magistrats que nous avions interrogés étaient présents. Ils m’ont dit qu’ils avaient l’habitude des entretiens, et qu’ils étaient souvent frustrés, mais qu’en l’occurence le film ne les avait pas trahis et qu’il était vraiment le reflet de leur pensée. C’était le plus beau compliment qu’ils pouvaient me faire !


L’un de mes regrets en revanche est que nous avons filmé plus de juges qu’il n’en apparaît au final : nous en avions interrogé 37, mais seuls 23 d’entre eux sont finalement portés à l’écran – ils étaient d’ailleurs avertis que cela pourrait être le cas. Il fallait opérer des choix, et j’ai fait celui de ne pas retenir les discours un peu trop techniques. J’ai privilégié le côté le plus humain possible et la réflexion sur ce que représente l’acte de juger. 


 


Quels autres « sacrifices » avez-vous dû consentir ?


La question de la durée du film m’a par exemple empêché de parler de justice administrative, car cela était compliqué à évoquer. La procédure est différente, il aurait fallu vraiment développer et faire, en outre, un nouvel effort de pédagogie, car nous tenions à rester le plus clairs possible pour un spectateur lambda !


Autre regret : quand nous avons filmé à l’École nationale de la magistrature (ENM), nous avions une belle séquence où les élèves étaient en pleine simulation d’interrogatoire. Ils se mettaient à tour de rôle dans la peau des différents protagonistes. C’était passionnant à voir, mais nous n’avons pas pu la mettre en entier dans le film car cela aurait duré trop longtemps. De même, nous avions une super séquence à Bobigny avec le président du TGI Renaud Le Breton de Vannoise, à l’occasion d’une journée éducation à la justice, lors de laquelle des juges étaient venus enseigner à des jeunes issus de banlieue difficile comment se déroulait un procès. On avait donc des collégiens de 13-14 ans qui rejouaient un procès ayant vraiment eu lieu, là aussi chacun dans un rôle différent. Ils ont notamment pu voir de cette manière comment se déroulait un délibéré. C’était encore un moment riche en enseignements ! 


 


Votre regard a-t-il changé sur la profession ?


Honnêtement, je ne m’attendais pas à rencontrer de tels magistrats. J’en suis même venu à dire à Jean-Christophe Hullin que j’aurais aimé tomber sur des juges péremptoires, arrogants, imbus d’eux-mêmes ! (rires). Malheureusement, si je puis dire, ceux dont nous avons récolté les témoignages possèdent des qualités qui me paraissent fondamentales, et que François Molins évoque justement : l’humanité et l’humilité. Par ailleurs, le vice-procureur de Bobigny, Didier Allard, le dit : être magistrat, c’est avoir un pouvoir énorme, et si l’on en tire une jouissance, c’est là que cela peut devenir dangereux. Cependant, j’ai eu la sensation pendant le tournage que l’affaire d’Outreau avait « traumatisé » la plupart des juges. Ils sont prudents, ils veulent faire attention. On le ressent surtout lorsqu’on écoute les auditeurs de justice, à l’ENM. Ils ne veulent pas reproduire de telles erreurs et sont déterminés à bien faire. Plus globalement, j’ai l’impression que la façon de rendre la justice aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a vingt ans. 


 


Votre documentaire soulève des problématiques très variées. Lesquelles trouvez-vous particulièrement importantes ? 


En rencontrant des magistrats humains et amènes, j’avais finalement un peu la crainte que l’on donne une image idyllique des juges. Or, c’était essentiel pour moi de délivrer un film honnête jusqu’au bout, et donc, de ne pas servir un discours béat qui éluderait les failles. Finalement, je trouve qu’on est parvenus à un bon équilibre, puisqu’on aborde beaucoup de choses, et notamment les aspects les plus problématiques. Certains avouent par exemple que selon le lieu ou le juge sur lequel vous tombez, votre affaire ne sera pas jugée de la même façon : c’est une réalité, et c’est ce qui peut donner aux justiciables l’impression d’une « loterie ». Plusieurs magistrats l’admettent dans le documentaire : la justice peut être une « machine à broyer ». Il peut y avoir une justice de luxe et une justice d’abattage. C’est important d’entendre ces mots-là de leur bouche. Fabienne Siredey-Garnier, à l’époque présidente de chambre correctionnelle au TGI de Paris, affirme que l’on n’est pas le même juge à 13h qu’à 22h, et dit même qu’elle a déjà ressenti de la honte d’avoir jugé quelqu’un à 3h du matin. Maryvonne Caillibotte, alors avocate générale à la cour d’assises de Paris, parle aussi des dérapages de magistrats. Et puis, quand André Potocki reconnaît que l’on est terrorisé devant la justice, et qu’il comprend qu’elle puisse faire peur, je me suis dit qu’il était fondamental de garder ce passage. 


 


Quels messages voudriez-vous que l’on retienne de votre film ?


Ce film n’est pas fait pour donner des solutions, ce serait prétentieux. Mais j’espère que cela convaincra les spectateurs qu’il vaut mieux éviter d’avoir affaire à la justice quand on le peut, au civil, et de privilégier la voie de la médiation, par exemple. Les magistrats eux-mêmes en conviennent ! Je me souviens d’un passage des Voyages de Gulliver, lorsque Jonathan Swift écrit qu’il faut appréhender le succès et l’échec comme une imposture. En justice, c’est pareil. Il n’y a jamais vraiment de gagnant, toujours une frustration : même si vous gagnez, vous avez dépensé tellement de temps, d’inquiétude, d’angoisse… Le jeu n’en vaut pas la chandelle.  


Un autre message est qu’il faut prendre la justice avec du recul. à l’instar de la procédure judiciaire, il faut veiller au respect du contradictoire, peser le pour et le contre. Comme le souhaitait Jean-Christophe Hullin quand je l’ai rencontré, le documentaire est réellement une invitation à la réflexion sur l’acte de juger, c’est au spectateur de se faire sa propre idée sur ce qu’il vient de voir. Ce qui est délicat, car avant même de voir le film, tout le monde a un certain a priori sur la justice, quel qu’il soit. Donc si Rendre la justice permet à certains de se dire que finalement, tout cet univers n’est pas si manichéen, mon pari sera remporté. 


Enfin, j’ai souhaité commencer le film avec Jean Cocteau et le finir avec lui, par un passage issu du Testament d’Orphée, où, à la question « À quoi donc vous avait-on condamnés ? », Heurtebise répond :
« À juger les autres. À être des juges. » Alors que dans la vie, tout le monde juge tout le monde, et ce, dès la naissance, c’est bien pour le juge qu’il est le plus difficile de juger.

 


Propos recueillis par Bérengère Margaritelli


 


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