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« PACTE est une blessure pour la profession, mais il faut savoir en tirer les leçons » - Entretien avec Jean-Luc Flabeau, président de la Fédération Nationale ECF

« PACTE est une blessure pour la profession, mais il faut savoir en tirer les leçons » - Entretien avec Jean-Luc Flabeau, président de la Fédération Nationale ECF
Publié le 20/09/2019 à 10:27

Diplômé d’expertise-comptable, commissaire aux comptes en 1992, Jean-Luc Flabeau a débuté sa carrière en 1985 au sein de Fideliance, cabinet d’expertise comptable, d’audit et de conseil basé à Fontainebleau qu’il préside aujourd’hui. Ancien président de la Compagnie Régionale des Commissaires aux Comptes de Paris – la plus grande CRCC de France –, il préside aujourd’hui le syndicat ECF – Experts-Comptables et Commissaires aux comptes de France –, lequel a tenu, les 1er et 2 juillet derniers à Deauville, son congrès annuel ; l’occasion de s’entretenir avec lui et de l’interroger sur l’actualité de la profession, mais surtout sur son avenir.


 


Début juillet s’est tenu à Deauville le Congrès national ECF, appelant la profession du chiffre à être « proactive face aux changements ». Pourquoi ce thème ? Quel message souhaitiez-vous faire passer ?


La profession du chiffre est dans une période de mutation, comme le sont d’ailleurs de nombreux métiers actuellement. Au centre de l’économie et des entreprises, elle subit inévitablement leurs transformations. Certains changements, pouvant être liés à des modifications règlementaires ou impactés par des transformations numériques, auront de nombreuses répercussions sur l’organisation des cabinets (le volet ressources humaines ou les enjeux suite à la loi PACTE en sont de bons exemples). Alors, dans ce contexte très particulier, mieux vaut anticiper que subir. « Être proactif aux changements » donc. Cet état d’esprit vient alors expliquer le choix de la thématique de ce congrès.


Les experts-comptables (EC) et les commissaires aux comptes (CAC) sont avant tout des chefs d’entreprise, et comme tout chef d’entreprise, ils doivent savoir agir et s’adapter aux changements de leur environnement.


 


Cette année, on peut dire que la profession a été vivement chamboulée. Que retenez-vous de cette forte mobilisation, et quel regard portez-vous sur l’évolution de la profession ?


J’avoue y porter un regard assez négatif. De toute l’histoire de la profession, la loi PACTE a été le texte le plus cataclysmique, et notamment son article 9qui relève les seuils de certification légale des comptes des entreprises, lequel a, en effet, mobilisé la profession et les institutions.


Cet article enlève à lui seul 150 000 mandats. Sur un total de 220 000, c’est colossal ! Alors oui, on se souvient de la manifestation du 17 mai 2018, mais celle-ci n’a finalement pas eu beaucoup de succès face à la détermination du gouvernement et la volonté des organisations d’entreprises qui souhaitaient l’augmentation des seuils. ECF a toujours prôné un audit adapté aux entreprises, notamment pour les PME, mais on n’a pas été entendu. Et lorsque les institutions n’ont pas la capacité à anticiper les évènements, la catastrophe arrive. Encore une fois, il aurait fallu l’anticiper plutôt que de la subir. Malgré tout, il faut tirer des enseignements de PACTE dans l’évolution de notre profession, et retenir principalement deux choses :


il est important d’avoir à l’esprit l’utilité de nos missions pour les entreprises (en audit légal, par exemple, nos missions n’on pas a été assez visibles) ;


le statu quo n’est jamais bon. Les institutions de la profession doivent être sources d’inspiration pour les pouvoirs publics (être proactives donc).


PACTE est une blessure pour la profession, mais il faut savoir en tirer les leçons, et par cela, en faire nos propres critiques quant aux institutions qui nous représentent.


 


La remise en cause de la séparation entre le conseil et laudit vous terrifie. Que craignez-vous ?


Dans la discussion de la loi PACTE, la menace de l’augmentation des seuils avait été dénoncée, mais nous n’avions pas assez justement perçu les risques liés à la fin de la séparation entre le conseil et l’audit (article 9 bis A devenu article 21 de la loi), qui remet en cause le principe fondateur de la profession du chiffre en France.


Initialement, les CAC – des auditeurs – s’occupaient de l’audit de façon indépendante, sans qu’il n’y ait de conseil. Aujourd’hui, concernant la sphère des non EIP (entité d’intérêt public) – lesquelles représentent la grande majorité des entités –, ce nouveau texte supprime totalement les situations interdites des CAC ; la seule règle qui demeure interdit seulement l’autocontrôle. Cette situation est dangereuse, car il y aura forcement des situations toxiques et des dérapages pouvant déboucher sur des scandales financiers.


On a l’exemple autour de nous de certains pays qui ont adopté cette mesure, et qui, depuis, font marche arrière, à l’instar de la Grande-Bretagne. Tous les Big 4 ont, depuis, été éclaboussés par des affaires, car le mélange des genres peut être à l’origine de déviances. Il est alors étonnant que notre gouvernement aille dans cette direction – et que la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) ait proposé des amendements allant dans ce sens, à l’insu de l’avis du plus grand nombre.


Chez ECF, on a interrogé les professionnels du chiffre sur ce sujet : ils restent très attachés au respect des principes et à la séparation de l’audit et du conseil, car si cette séparation provoque dans l’avenir des scandales, c’est toute la profession qui en pâtira. Cette évolution est donc extrêmement grave et préoccupante. Les présidents des institutions tendent à vouloir nous rassurer en avançant la « muraille » d’un Code de déontologie qui protégera et rappellera la nécessité de l’absence d’autocontrôle. Mais je n’y crois pas et demeure inquiet… et je ne suis pas le seul, même les avocats ont fait savoir leurs craintes à ce sujet-là. Il faudra nécessairement revenir sur cette décision.


 


« Les experts-comptables et les commissaires aux comptes
sont avant tout des chefs d’entreprise, et comme tous chefs d’entreprises, ils doivent savoir agir et s’adapter aux changements de leur environnement ».

 


Dans votre discours inaugural, vous avez vivement critiqué les institutions nationales, en parlant même d’« un échec total ». Quelles sont vos principales « revendications » ?


En effet, s’agissant de la CNCC, nous pouvons parler d’un échec, mais il ne s’agit pas seulement de la mandature actuelle. Comme évoqué précédemment, des évolutions auraient pu/dû être anticipées (petites entreprises, système d’audit obligatoire devenu volontaire…).


Pour ce qui est du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables (CSOEC), dans le cadre de la loi PACTE, l’échec n’est pas aussi cuisant, mais les missions gagnées ne vont pas générer de chiffre d’affaires (CA). Le solde net de PACTE pour la profession du chiffre sera une perte de CA de 800 millions d’euros !


Les institutions n’ont pas pris en compte la période de mutation que vit la profession. Elles gèrent les « affaires courantes », sans s’occuper de la transformation du métier – qu’elle soit, encore une fois, règlementaire ou numérique. Elle ne prend pas en compte ces défis, pourtant majeurs. On attend du concret, car les enjeux sont importants.


Chez ECF, nous souhaiterions que les institutions nationales protègent et aident nos confrères et nos consœurs, et pas seulement qu’elles reçoivent des commandes de l’État et des pouvoirs publics. D’autres professions y arrivent, pourquoi pas la profession du chiffre ?


 


Dans ce même discours, vous avez mis en avant la passion de la profession qui réunit les professionnels du chiffre, cette façon dexercer que vous avez appelée « le bien commun ». Pouvez-vous nous en dire plus ?


Notre bien commun est l’exercice libéral de notre profession que nous sommes nombreux à partager. Beaucoup de confrères et consœurs ont décidé de faire ce métier pour agir en véritables libéraux. Ce sont des chefs d’entreprise où l’individu prédomine la structure. Ce sont aussi des chefs d’entreprise qui « travaillent » avec des clients, eux-mêmes des chefs d’entreprise.


Dans le discours d’ouverture du congrès, il m’a semblé important de rappeler ce bien commun, dans cette période où la profession libérale est menacée. La menace est plus que certaine sur l’activité d’audit légal et elle est de plus en plus prégnante sur l’expertise comptable, avec l’inflation des normes professionnelles.


L’économie de notre pays est organisée autour de trois strates d’entreprises : les très grandes sociétés – dont celles du CAC 40, les ETI et une très grande part de PME et PE.
Il me paraît également très important de conserver ces strates au niveau des cabinets d’expertise, et qu’un grand nombre de cabinets libéraux puissent continuer à exister demain.


 


Vous estimez que la formation doit être une priorité, tant la formation initiale que continue. Comment pensez-vous que celle-ci doit évoluer ?


Notre profession vit un important chamboulement, et la façon de l’exercer va inévitablement évoluer. Par conséquent, la formation doit elle aussi s’adapter, qu’elle soit initiale ou continue.


Pour ce qui est de la formation initiale, le débat actuel propose de la revoir, notamment en ce qui concerne le sujet d’équivalence totale. J’y suis très attentif. Aujourd’hui, la profession du chiffre peut être un ascenseur social. Il faut garder cette notion, car je ne souhaite pas que dans dix ans, ce ne soit que les « élites socio-professionnelles » qui parviennent à exercer.


Concernant la formation continue de nos équipes, nous avons, encore une fois, à faire face à une réforme : les OPCA (organismes paritaires collecteurs agréés) sont devenus des OPCO (opérateurs de compétence).


La conséquence de cette réforme est financière : la profession aura beaucoup moins de fonds pour le financement de la formation continue. C’est une réforme qui tombe au très mauvais moment, puisque la période de mutation que nous connaissons nécessitera de nombreuses formations continues pour les équipes de nos cabinets. Mais les professionnels n’auront pas le choix : il faudra considérer les dépenses de formation comme un investissement.


 


Le numérique bouscule la profession. À ce titre, faisons un bond dans le temps. Comment imaginez-vous la profession dans dix ans ?


Le numérique, qui arrive à grand pas, va inévitablement faire évoluer la profession. Beaucoup perçoivent cette mutation avec crainte. Je vois cela, au contraire, comme une opportunité pour notre profession et nos cabinets qui, organisés jusqu’alors en système de silos, seront certainement plus protéiformes. C’est une véritable évolution qui va enrichir la profession du chiffre. Le réel défi étant de savoir comment les cabinets vont pouvoir se transformer. La profession du chiffre a su s’adapter au fil du temps et continue à évoluer. Les profils des collaborateurs vont être modifiés, l’organisation – notamment RH – dans les cabinets va fortement changer, et la relation avec les éditeurs aussi. Il va falloir y veiller.


Les entreprises aussi évoluent, et les clients de TPE et de PME auront encore plus besoin de relation humaine avec leur professionnel du chiffre. Le numérique peut ainsi libérer du temps sur les tâches immatérielles sans valeur ajoutée, et permettre d’accorder davantage de temps à la relation avec le client.


Cela fait dix ans que des systèmes law cost ont pénétré la profession. Toutefois, malgré des propositions à prix compétitifs, ces offres – si je prends l’exemple de mon cabinet –
ne nous ont fait perdre que très peu de dossiers, car le prix n’est pas le seul critère.
Le service compte beaucoup. Certains disent que demain, le tout numérique sonnera la fin des métiers de la comptabilité. Je n’y crois pas, car la profession du chiffre aura toujours une utilité. Tout dépend de la rapidité de la mutation. Il faut anticiper et gérer. Je reste optimiste… mais il faut que les institutions prennent ce sujet à bras le corps.


 

Propos recueillis par Constance Périn


 


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