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Art nouveau : Quelle monnaie brassicacée fut abondamment utilisée par les artistes de l’École de Nancy dans leurs décors ?

Art nouveau : Quelle monnaie brassicacée fut abondamment utilisée par les artistes de l’École de Nancy dans leurs décors ?
Publié le 18/10/2020 à 09:30

Nancy, fin du XIXe siècle, début du XXe siècle. En 1901, l’École de Nancy, qui promeut l’Art nouveau depuis quelques années, est officiellement formalisée sous le statut associatif d’« Alliance des industries d’art ». Elle réunit des artistes décorateurs et des industriels d’art. Elle a pour objectif de promouvoir la Lorraine, les arts décoratifs, les techniques, les disciplines les plus diverses : verrerie et cristallerie, ferronnerie, reliure d’art, architecture, papier peint, ébénisterie, broderie, estampe notamment.



Émile Gallé, maître-verrier, ébéniste, céramiste, fils d’un peintre-émailleur-faïencier réputé, vice-président de la Société centrale d’horticulture, est un spécialiste de la botanique qui cultive 3 000 espèces végétales. Il fonde et préside l’École de Nancy. Il sculpte sur la porte de son atelier (visible à Nancy dans le jardin du Musée de l’École de Nancy) : « ma racine est au fond des bois ».


Louis Majorelle, ébéniste et décorateur, qui a repris l’atelier de son père Auguste, créateur de céramiques et de meubles, devient, avec Antoine Daum et Eugène Vallin, l’un des trois vice-présidents de l’École de Nancy.


Jacques Grüber, maître-verrier, prolifique dans ses productions, participe à la fondation de cette École.


D’autres artistes les accompagnent, tel Victor Prouvé.


Inventifs, créatifs, ils sont tous engagés dans une démarche naturaliste audacieuse dans la capitale lorraine (Metz est alors allemande), ville très catholique, fidèle au Pape.


Ils sont tout naturellement amateurs de monnaie…. mais surtout de monnaie du pape !


Cette plante également appelée lunaire ou herbe aux écus, de la famille des brassicacées, a des fruits ronds et plats ressemblant à des pièces de monnaie. Elle agrémente de jolis bouquets secs.


Louis Majorelle crée une lampe monnaie du pape, une rampe d’escalier monnaie du pape.


Lorsqu’il fait construire en 1901 à Nancy sa célèbre villa par l’architecte Henri Sauvage, il met la monnaie du pape partout (illustration) : en ferronnerie sur le portail d’entrée et le meuble à parapluies, en peinture sur les murs, en verre dans les vitraux et verrières réalisés par son ami Jacques Grüber.


 

Louis Majorelle, peint en 1908 par son fils Jacques Majorelle, la Villa Majorelle construite en 1901 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) pour Louis Majorelle par l’architecte Henri Sauvage, avec son portail au décor de monnaie du pape, ses vitraux et verrières au même décor conçus par Jacques Grüber  (crédit : Etienne Madranges)


Émile Gallé utilise le décor de monnaie du pape sur certains de ses vases. Il réalise une amusante composition originale en créant un vase « Moonwort » à monnaie du pape ainsi qu’une une boîte en marqueterie au même décor lui servant de coffret (visibles au musée de l’École de Nancy, voir illustration) en y incrustant de vraies monnaies papales en étain dont la pièce de 10 soldi de 1867? u pape Pie IX (le pape ayant proclamé le dogme de l’Immaculée Conception et celui de l’infaillibilité papale… et ayant fait construire le premier train papal, toujours visible à Rome à la Centrale Montemartini).


Ce vase et son coffret ont été acquis par un magistrat vosgien né à Épinal, Henry Hirsch, grand collectionneur d’œuvres Art nouveau. Celui-ci, juge à Lille, Versailles, Paris, puis conseiller à la cour d’appel de Paris, était devenu l’ami de Gallé et possédait de nombreux objets de l’artiste qu’il prêtait volontiers lors d’expositions dans des musées. Anecdote amusante, Gallé avait gravé sur le vase « Moonwort » un extrait d’une phrase issue de l’évangile de Matthieu, « Recondite vobis thesauros in Cœlo », qui invite les croyants à amasser des trésors dans le ciel mais pas sur la terre ! Ce vase et son coffret ont été acquis auprès de Claude Hirsch, fils du magistrat amateur d’art. Autre anecdote amusante, Émile Gallé était intervenu auprès du garde des Sceaux en 1903 afin de favoriser la carrière du juge en recommandant son avancement* !



Émile Gallé, peint en 1892 par Victor Prouvé, une boîte en marqueterie réalisée par Émile Gallé au décor de monnaie du pape dans laquelle il a incrusté de vraies monnaies papales en étain, dont la pièce de 10 soldi de 1867 du pape Pie IX, servant de coffret au vase à monnaie du pape « Moonwort » (crédit : Etienne Madranges)


La printanière, délicate et gracieuse monnaie du pape n’est évidemment pas la seule plante mise en scène par les artistes nancéens de l’Art nouveau. Ils utilisent la fougère, notamment la fougère adiante dite cheveux-de-Vénus, la berce des prés, l’ombelle, le pissenlit, l’algue, la lentille d’eau, le chardon (qui figure dans le blason de Nancy dont la devise est : « qui s’y frotte s’y pique »), quelques cucurbitacées, ou encore l’ancolie reproduite joyeusement et… sans mélancolie ! L’ancolie, renonculacée vivace, est un symbole de l’amour éternel… On l’appelle aussi tourrette, colombine (car parfois associée à l’Esprit-Saint), cornette, gant de bergère, gant de Notre-Dame, ou aiglantine.



Feuilles et fleurs, graines, bourgeons et fruits se multiplient et s’entremêlent. Des tiges frêles deviennent des montants fins mais robustes de meubles et de lampes. Les végétaux, fragiles dans leur cadre naturel, deviennent infrangibles dans leur cadre décoratif et fonctionnel.


Un oignon sert de lustre, signifiant qu’un bulbe potager peut éclairer une salle à manger.


Des nénuphars en bronze encadrent une table, dans une composition puissante mais sans fard.


La nature dans sa splendeur et sa simplicité prend forme dans le noyer, l’acajou, le palissandre, le verre, le cristal, la faïence transformés en objets fonctionnels ou purement décoratifs. Avec l’École de Nancy, la nature se met en mouvement avec vigueur. La nature porte, supporte, éclaire, accompagne, éblouit, rassure.


Émile Gallé est un artiste politiquement engagé. En réalisant en 1900 pour l’exposition universelle son vase « Les hommes noirs » (illustration), sur le dessin de Victor Prouvé, il montre son militantisme en faveur du capitaine Dreyfus, et dénonce les « hommes noirs », c’est-à-dire les juges, les militaires et les prêtres : « hommes noirs d’où sortez-vous ?... No us sortons de dessous terre ».


Après la guerre de 1914-1918 et le développement du mouvement Art déco, l’Art nouveau connaît un certain déclin. En 1964, le Musée de l’École de Nancy est officiellement inauguré dans la maison Corbin à Nancy (les Corbin étaient de riches industriels adeptes de l’Art nouveau et des mécènes, leur maison a été léguée à la ville). Le journaliste du Figaro dépêché sur place déplore l’ouverture de ce musée, consacré selon lui à un « art du cauchemar » !


À Nancy, la Villa Majorelle, édifice emblématique de l’Art nouveau, est réouverte depuis février 2020, après une restauration soigneuse qui a duré deux ans.


Elle nous rappelle que si les artistes lorrains, qui nous ont légué des œuvres admirables, aimaient beaucoup la monnaie du pape, ils aimaient surtout la nature, la douceur des lignes courbes, la liberté et le bonheur.


* La lettre de Gallé en faveur de Hirsch est conservée dans le dossier personnel de ce magistrat et est citée par Valérie Thomas, directrice du musée de l’École de Nancy dans un document qu’elle lui a consacré ; l’auteur de cette chronique la remercie vivement, ainsi que son adjointe Claire Berthommier, pour leur aide précieuse lors de ses recherches à Nancy.



étienne Madranges,

Avocat à la cour,

Magistrat honoraire


 


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