Pour cette matinale, le
Cercle Turgot a reçu à la Maison de la Chasse et de la Nature, le 20 mars 2018,
Nicolas Baverez, essayiste et avocat. L’invité a parlé de l’esprit principal
qui domine le XXIe siècle et qui s’appelle la mondialisation. Ni
heureuse, ni malheureuse, c’est une réalité constatée. Intégrée par le
capitalisme et les technologies, elle a également ses divergences : politique,
institution, religion, toutes forces qui ont pris l’ascendant dans les années
2010.
La décennie 2000 a été celle de l’un des plus grands krachs du
capitalisme alors que celle de 2010 incarne davantage une fracture de la démocratie.
Selon Nicolas Baverez, l’histoire, stable en général, passe par des époques
d’accélération qui correspondent aux crises économiques, aux révolutions, et
aux guerres. Éclatement de l’économie de bulle, crise de l’euro, essor de
l’état islamique, apparition de démocratures, migrations de masse, Brexit,
élection de Donald Trump, retour des nationalismes en Europe, etc., cette
accumulation de chocs constitue bien une de ces périodes intenses où les
démocraties se laissent surprendre et perdent leur stabilité.
Pour l’essayiste, cinq grandeurs structurent et
polarisent le monde : la démographie ; la mondialisation ; la
technologique ; l’écologie ; la stratégie.
Notre population va augmenter jusqu’à 11,5 milliards d’hommes. Par
endroits, elle va vieillir et devenir essentiellement citadine. Cette
croissance planétaire ne sera pas homogène. L’Europe va perdre environ 100 millions d’habitants d’ici
la fin du siècle. Des catastrophes démographiques se profilent au Japon ou en
Russie. L’Afrique va gagner 2,5 milliards d’individus. La réussite de l’Afrique aura des conséquences pour
toute la planète. Sans alarmisme aucun, concédons que, jusqu’à présent, la
cœxistence de peuples riches, vieillissants et désarmés face à des voisins
pauvres, jeunes et surarmés, perdure rarement dans la paix.
La technologie nous montre deux caractéristiques. D’abord,
son emprise devient universelle, ensuite son délai d’avènement total se
raccourcit. Ainsi, l’utilisation généralisée de la machine à vapeur a demandé
cent soixante ans, celle du moteur électrique, cent ans, celle de l’ordinateur,
cinquante ans, celle d’Internet et du téléphone mobile, dix ans. Elle touche
toute activité, tout emploi. Nos rapports à la machine changent. Antérieurement
complément ou prolongement, elle peut maintenant devenir substitut.
Considérer que la fin de l’Union soviétique signifiait
l’avènement permanent de la démocratie de marché sans alternative, c’était
sous-estimer des renaissances possibles sur les ruines d’idéologies vaincues du
XXe siècle. Tocqueville voyait deux passions politiques plus
puissantes que les autres : la nation et la religion. Aujourd’hui,
l’islamisme poursuit sa mondialisation bien après sa défaite au Levant, de plus
l’impérialisme et la xénophobie s’observent en Chine, en Russie, en Iran, en
Turquie…
Pour Nicolas Baverez, trois cycles s’achèvent en ce
moment : la suprématie de l’Occident ; le leadership américain ;
le système multilatéral mis en place pour stabiliser le monde après 1945. Une
ère nouvelle se dévoile ; la politique de puissance revient. Elle
s’accompagne de la primauté du hard power sur le soft power, du
retour des hommes forts et de la violence.
Les démocraties, en proie aux menaces, subissent des
années compliquées :
• Le djihadisme survit aux déroutes militaires. Il se régénère en filières
du Nigéria jusqu’aux Philippines et en réseaux sociaux au sein des sociétés
développées. Bien que sans commando, sa dangerosité ne faiblit pas et la
« salafisation » d’individus en territoire ennemi comme la
France continue.
• Vladimir Poutine (6e mandat) a un peu établi le modèle de la
démocrature. Dans ce type de régime, comme par exemple en Chine, on relève un
culte de la personnalité, une présidence à vie, une économie et une société
contrôlées par les proches du président, des votes orientés en amont par la
propagande et en aval par la fraude, une agressivité extérieure, une volonté
impériale autorisant les annexions (mer de Chine, Crimée) et enfin un effort
d’armement assumé. Les démocraties leur apparaissent clairement comme des
adversaires. Et ces gouvernements font office de nouvelle référence pour quantité
d’autres États.
• La garantie de sécurité
américaine n’est plus assurée. Donald Trump remet en question les traités. Pour
l’essayiste, en 2008, la mondialisation, la révolution numérique ont fracassé
les classes moyennes qui fondent le cœur de notre société. Privé de ce socle,
Donald Trump, le Brexit, le sécessionnisme catalan, etc. sont arrivés.
L’Europe est vulnérable. Avec 7 % de la population
mondiale, 20 % de
la production et 50 % des
transferts sociaux, l’équilibre économique s’obtient difficilement. Les
fondements du continent (résistance à l’URSS, sécurité avec l’allié américain,
couple franco-allemand, contournement du militaire par le commerce) ont
disparu. Les mythes de la démocratie de marché et de la communauté
internationale sont moribonds. Nous redécouvrons que le monde se comporte comme
une jungle peuplée de monstres dans laquelle se promener sans arme conduit à la
quasi-certitude de se faire attaquer et dévorer. Toutes les zones géographiques
proches des frontières extérieures de l’Europe présentent de l’instabilité.
La France, en particulier, vit un déclin économique
et social impressionnant : baisse d’un point de croissance par décennie, chômage de masse
installé, déficit commercial structurel, dette à 97 % du PIB. Malgré une
dépense publique hors du commun, l’État régalien s’effondre. Cela perturbe la
défense, la sécurité intérieure, la diplomatie, ou encore la justice.
Les Français doivent à la fois relancer leur économie
et recréer une nation. Ils comptent une communauté de six millions de musulmans
dont toute une partie est exposée à la « salafisation ».
L’installation de salles de prière ou de mosquées proches des établissements
scolaires dans les zones les plus fragiles préoccupe. La logique de
dissémination en passant par la jeunesse produit des effets et interroge. Par
ailleurs, dans le domaine de la santé par exemple, en Seine-Saint-Denis, les
femmes musulmanes ne sont traitées que par des femmes. Dans le cas contraire
des incidents éclatent systématiquement. En fait, sur certains terrains, les
salafistes se sont déjà imposés. Ils ont écrasé la démocratie grâce à une
guerre d’usure quotidienne.
Démographiquement, l’Italie perd entre 160 000 et 300 000 personnes par an, 50 000 jeunes émigrent.
Depuis peu, 600 000
migrants s’y sont installés, dans une impasse complète. Évidemment, le
populisme a surfé sur cette conjoncture. Pour lutter contre le phénomène, la
croissance doit être plus inclusive, porter un effort sur l’intégration des
jeunes, consentir des investissements pour les infrastructures, l’innovation et
la sécurité. La sécurité n’est pas un luxe, ni un concept idéologique, c’est la
première condition de la liberté. Pour Nicolas Baverez, un État qui ne la
garantit pas à l’intérieur comme à l’extérieur, n’existe pas.
Les grands chantiers européens à mener sont connus.
Donald Trump fait une relance keynésienne sur une économie déjà au plein emploi
de la déréglementation, de la bulle financière, de la baisse massive d’impôt.
Quand Wall Street bat soixante records dans l’année, l’histoire est là pour
nous rappeler qu’une fin douloureuse se fomente. Il nous faut donc renforcer la
zone euro pour absorber les heurts financiers en construction. L’Union doit
également rechercher sa souveraineté numérique, fiscale et commerciale. Il lui
faut aussi créer une sécurité à l’échelle du continent. Aujourd’hui, elle se
borne à des relations de coopération bilatérale succincte, à une protection des
infrastructures minimaliste et à un contrôle des frontières extérieures
inexistant. Comment autoriser un espace de libre circulation sûr sans en
maîtriser les points d’entrée ?
Les années trente étaient le prologue de la Deuxième
Guerre mondiale. La comparaison de cette époque avec la nôtre montre des
similitudes angoissantes : crise internationale, totalitarisme ou
populisme. Actuellement, les Américains semblent divorcer d’avec tous leurs
alliés, les Britanniques ont opté pour le Brexit, et l’Europe des 27
vit des tensions entre ses
quatre points cardinaux. Les divergences d’opinion se comprennent, mais dans
les moments critiques pour la liberté, la communauté des valeurs partagées par
les Européens devrait prévaloir pour tracer leur destin.
C2M