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Cession d’entreprise industrielle : quand notaires et juristes sont au cœur du réacteur

Cession d’entreprise industrielle : quand notaires et juristes sont au cœur du réacteur
Publié le 12/10/2019 à 09:30

La cession d’une exploitation industrielle est bien souvent un acte sous haute tension, dont la sécurisation et l’optimisation nécessitent en amont l’intervention de techniciens du droit. Sur quels aspects faut-il être particulièrement vigilant ? Réponse avec trois spécialistes intervenus sur ce sujet à l’école du notariat, le 23 septembre dernier. 




Quelles précautions faut-il prendre lorsque l’on cède une entreprise industrielle ? La question a affleuré à l’occasion d’une journée « expert » organisée par l’INFN et l’AJFE autour du notariat et de l’entreprise, à l’école du notariat de Paris, le 23 septembre dernier.


Professeur à l’université de Toulouse, Matthieu Poumarède a souligné la complexité des formalités relatives à un tel acte, eu égard à la pluralité des hypothèses (vente du terrain d’assiette, cession du fonds, cession de contrôle, etc.), à la pluralité des risques liés à l’entreprise industrielle (aux risques « classiques » financiers, fiscaux ou sociaux, s’ajoutent ceux spécifiques à l’activité industrielle, notamment les risques technologiques qui peuvent être des risques majeurs), mais aussi à la pluralité des réglementations applicables (puisque peut aussi bien être concerné le droit commun – obligation d’information, vice du consentement, délivrance conforme –, que des polices spécifiques, à l’instar du droit de l’urbanisme, de la réglementation des déchets, des secteurs d’information sur les sols, etc.). 


Pour clarifier cet enchevêtrement, notaires et juristes s’imposent donc comme des alliés incontournables au moment de la cession de l’entreprise industrielle. 


 


Vigilance sur l’audit de la situation administrative 


Matthieu Poumarède a rappelé que le notaire devait effectuer un certain nombre de vérifications au moment de la cession d’une exploitation industrielle. Il doit ainsi, entre autres, rassembler toutes les pièces nécessaires à l’audit de la situation administrative de l’entreprise, au regard, en particulier, du droit de l’urbanisme et du droit de l’environnement. Olivier Herrnberger, notaire à Issy-les-Moulineaux, a précisé à ce titre que le droit de l’environnement était structuré autour d’un droit de police, « historiquement fait de mesures de sanction, d’interdiction et de contrôle », qui fait en outre « appel à de nombreuses considérations techniques, ce qui nécessite l’intervention de sachants ».


Plus précisément, le notaire analyse l’ensemble des dossiers, des autorisations dont l’entreprise dispose ou non et des échanges avec l’autorité environnementale, afin de confronter son dossier administratif avec la réalité de l’exploitation qu’elle exerce, a indiqué Olivier Herrnberger. But de la manœuvre : « mettre en valeur la régularité ou l’irrégularité de la situation de l’entreprise, avant de mettre en place les obligations qui seront applicables à l'exploitant et/ou au propriétaire ». 


À l’occasion de l’audit, se pose notamment la question des « changements notables d’activité ». Pour Olivier Herrnberger, « Il est important de regarder si de tels changements ont eu lieu, s’ils ont été notifiés à l’autorité environnementale et si l’entreprise a été en mesure de prendre des mesures complémentaires, car dans les cas les plus extrêmes, des changements notables peuvent avoir pour conséquence de devoir conduire à obtenir de nouvelles autorisations. » Il s’agit en effet de changements techniques avec un impact juridique, qui supposent un dialogue avec les conseils techniques, les services juridiques, le propriétaire/l’exploitant, « dans la mesure où ce dernier veut bien révéler qu’il a pu y avoir des changements notables d’activité ». Par ailleurs, le notaire a mentionné l’existence d’un « texte méconnu en la matière », l’article L. 512-18,
créé par la loi du 30 juillet 2003, qui institue l’obligation, à la charge de l’exploitant d’une installation classée, de mettre à jour, à chaque changement notable des conditions d'exploitation, un état de la pollution des sols, et de joindre ce dernier à toute promesse de vente.


Autre point sensible auquel les techniciens doivent prêter attention : celui du « passage sous radars », comme l’a énoncé Olivier Herrnberger. Si le notaire a jugé que la procédure de cessation d’activité était « un peu tarte à la crème en matière d’installations classées », selon ce dernier, une autre forme de cessation d'activité, « plus subtile, plus dangereuse, consiste à passer en-dessous des seuils ». La procédure consiste en effet à diminuer un peu chaque année son activité pour se déclasser, en passant d’une activité autorisée à une activité enregistrée, puis à une activité déclarée, et, enfin, à une activité qui ne relève plus d’aucune réglementation. « C’est un sport pratiqué par un certain nombre de “spécialistes”, étalé sur une dizaine d’années. Il faut donc être vigilant sur la reconstitution historique de l’exploitation », a recommandé Olivier Herrnberger. 


Ce dernier a également appelé à être vigilant sur les conventions de site. Le notaire a en effet déploré que le droit de l’environnement gérait « très mal » la coexistence sur un même site de plusieurs exploitations. « Il connaît une parcelle, un exploitant et une autorisation, mais a du mal à imaginer que sur une parcelle ou une pluralité de parcelles, il puisse y avoir plusieurs exploitants. » Il est donc intéressant de savoir si l’entreprise exerce seule sur un site ou si elle exerce en co-activité avec d’autres entreprises, et s’il a pu y avoir des conventions de site. « Aujourd’hui, il y a un embryon de réglementation, mais il n’est pas exclu qu’à l’avenir, une réglementation se mette en place pour permettre la coexistence de plusieurs installations classées, l’un des exploitants pouvant être “chef de file” des autres et endosser un certain nombre de responsabilités », a estimé le spécialiste. 


Frédérique Dumas, juriste chez Total, est revenue pour sa part sur la spécificité que sont les plans de prévention des risques technologiques, hérités d’une loi de 2003. « À la suite de la catastrophe AZF, on s’est rendu compte que l’urbanisation s’était bien trop rapprochée des sites industriels les plus dangereux », a-t-elle commenté.
Les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) visent donc à protéger les populations à proximité des sites Seveso seuil haut, et ont entre autres pour effet de retirer les constructions existantes les plus proches des sites industriels, avec des mesures foncières – expropriations, délaissements – et d’enrayer la constructibilité autour des sites, interdisant les extensions ou les limitant à certains types d’activités. « On peut être concerné quand on a des propriétés en-dehors du site industriel exploité ou sur des terrains à proximité : pour tout nouveau projet, on va se retrouver alors confronté à un nouvel urbanisme, qui limite les affectations potentielles », a indiqué la juriste. 


Dans le viseur également : la « zone grisée », zone qui correspond, selon les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), à l’emprise des installations. « Il s’agit de l’exploitation industrielle et, pour les projets futurs, de toutes les activités en lien avec celles qui sont à l’origine des risques pris en compte pour l’établissement du PPRT. Donc à chaque fois que des dépôts de permis de construire sont réalisés par des industriels, on réfléchit à cette notion de “en lien avec l’exploitation industrielle” », a affirmé Frédérique Dumas. Cette notion a ainsi pu être définie comme le fait d’avoir des échanges, un lien matériel ou commercial. Cependant, certaines activités nouvelles, projets distincts de l’activité industrielle classique Seveso seuil haut, n’ont pas été incluses dans le « lien avec », à l’instar de l’installation de panneaux photovoltaïques. « Ici, le lien avec l’activité ancienne n’est pas évident, donc il faut réfléchir à partir de la définition donnée de la zone grisée, si on peut exploiter la notion de “lien avec”. C’est simple quand l'électricité est produite au profit de l’industriel existant, ça l’est moins quand l’activité qui va être créée est réalisée pour sortir de l’électricité et la vendre à l'extérieur. » Frédérique Dumas a donc assuré qu’il était très important de réfléchir à ces notions, car si l’activité n’est pas directement autorisée par les documents d’urbanisme, le permis de construire peut être refusé, ou bien obtenu, mais avec la crainte de recours de tiers qui estimeraient que la notion de lien n’est pas suffisamment justifiée. 


 

Frédérique Dumas, Matthieu Poumarède et Olivier Herrnberger



Les baux scrutés à la loupe


Les baux sont eux aussi scrutés à la loupe. Frédérique Dumas a précisé que l’audit portait d’abord sur la qualification du bail. « Rien que sur la qualification, on peut avoir des incompréhensions. Je travaille actuellement sur un contrat sans droits réels, et le bénéficiaire veut absolument faire une cession de droits réels : je me bats pour lui expliquer que ce contrat ne le permet pas », a expliqué la juriste. 


Cette dernière a également indiqué que l’on pouvait trouver tous types de contrats sur les sites industriels. À ce titre, « La précarité existe. Souvent, les industriels travaillent ensemble, et si on veut arrêter un contrat de fourniture, il faut aussi arrêter l’occupation du terrain. Donc il s’agit régulièrement de contrats “Code civil” avec une notion de précarité », a précisé la juriste. Cette dernière a également abordé les baux conférant des droits réels, comme les baux emphytéotiques, sur lesquels une attention particulière est portée par les spécialistes, la rédaction pouvant être ancienne puisqu’il s’agit de contrats très longue durée. Il peut donc facilement y avoir « des loupés et des absences », a jugé Frédérique Dumas. 


Dans les baux, les techniciens sont aussi attentifs à la durée des contrats, car celle-ci peut être trop courte pour permettre l’amortissement. Idem pour le montant du loyer qui ne doit pas être négligé. Il faut alors éviter, en cas de bail commercial, toute demande de révision triennale de la part du propriétaire. « Certes on peut se dire que les sites industriels ont de la valeur, mais le loyer reste toujours un sujet, d’autant plus dans un monde où il peut devenir important, et où la valorisation peut entrer en jeu », a souligné Frédérique Dumas. 


La juriste a insisté : il est également primordial de regarder toutes les conditions générales des contrats de location. Est passée au crible la succession des exploitants, du point de vue contractuel et administratif, pour s’assurer de la responsabilité contractuelle en termes environnementaux. « On travaille aussi sur la question de la restitution des sites. Quand on restitue des terrains à des bailleurs publics, un travail énorme doit être fait sur l’enchaînement des autorisations environnementales, afin de vérifier si on a toujours un exploitant en titre, lequel est-il, si la cessation d’activité a été déclarée et correctement réalisée, et si, au mieux, des servitudes d’utilité publique ont été mises en place pour s’assurer que l’usage public sera limité », a développé Frédérique Dumas. Cette dernière a estimé que les juristes devaient donc être « multitâches » sur les baux. « Lire un bail pour un industriel, c’est lire aussi la relation contractuelle avec les autres industriels. »


Olivier Herrnberger a de son côté ajouté que la question des baux était d’autant plus importante qu’il pouvait y avoir un « télescopage entre les obligations administratives d’une part, et de droit contractuel d’autre part », dans certaines hypothèses, lorsque l’entreprise est locataire. Par exemple, est-ce que les obligations administratives de l’exploitant le conduisent à devoir remettre en état, et dans ce cas, comment est-ce qu’il organise cette obligation administrative avec ses obligations de droit civil ? Si le droit de l’environnement l’oblige à faire une remise en état plus élevée que ce qu’il aurait dû faire, est-ce que cela fait naître à son profit une créance qu’il pourra revendiquer à son bailleur ? « En l’état de la jurisprudence, non, mais il faut être méfiant sur ces questions », a rétorqué le notaire, rejoint par Matthieu Poumarède, qui n’a pas hésité à parler de « hiatus entre obligations administratives et contractuelles ».


Par ailleurs, lorsque l’entreprise est bailleur, d’autres risques sont encourus. Matthieu Poumarède a ainsi fait remarquer qu’il fallait être précis sur la consistance de ce que l’on cède. « On a vu aussi, dans des contentieux, des formules maladroites, notamment des références à la dépollution du terrain. Or c’est une notion qui n’est pas définie, et qui implique pour les juges que le terrain soit totalement dépollué. » La jurisprudence a ainsi déjà condamné pour imprécision en la matière. 


Dans le même esprit, Olivier Herrnberger a évoqué le risque que l’activité qui a été réalisée sur le site n’ait pas été suffisamment encadrée par le bail, ou que le bail n’ait pas été suffisamment précis dans les contraintes qu’il fait peser sur le locataire, avec le risque de se retrouver en fin de bail avec un terrain en mauvais état, et de se voir qualifier de propriétaire négligent, notamment sous l’angle de la police des déchets. Le notaire pense ainsi que le contentieux environnemental sur les baux risque bien de prospérer dans les années à venir. « Il y a eu beaucoup de contentieux, en matière de ventes immobilières, sur le terrain des vices cachés puis de la conformité contractuelle. Aujourd’hui, nous avons un nouveau problème : il existe trop de baux taisants sur la question environnementale. » Olivier Herrnberger a donc appuyé sur la nécessité d’inclure impérativement des dispositions sur la nature des exploitations qui vont être faites, voire de créer une obligation contractuelle pour que le bailleur soit destinataire de la totalité des échanges entre le locataire et l’autorité administrative, car il n’y a pas forcément accès. Toutefois, cette obligation pourrait entraîner un effet pervers, a reconnu le notaire. « Cela est-il pertinent que le locataire fasse remonter un certain nombre d’informations au bailleur ? Car plus je suis informé, plus je suis susceptible d’être négligent si je ne fais rien », a-t-il considéré.  


 


Quelles précautions dans les actes de cession ? 


Comme l’a indiqué Frédérique Dumas, en vue des actes de cession, les juristes vont chercher à identifier l’origine d’autorisations précédentes sur le site. En effet, l’article L. 514-20 du Code de l’environnement a créé une obligation de déclarer dans les actes les exploitations antérieures (tout comme les dangers ou inconvénients importants qui résultent de l'exploitation). Réaliser des recherches très précises sur l’exploitation des sites va également permettre de garantir, avec son co-contractant, la transparence exigée par l'obligation de bonne foi dans les négociations et l’obligation d’information. 


« Dans tous les événements et le décorticage d’une exploitation, l’objectif est de déclarer au maximum et d’aller chercher un historique. Même chose quand on remet des audits de fluctuation environnementale de sols, on a besoin d’audits fiables, sérieux. Cela nécessite beaucoup de travail, de recherches, et de s'appuyer sur des documents existants, qui permettront de s’assurer que l’acquéreur aura toute l’information et ne pourra se retourner contre le vendeur », a assuré la juriste. 


Olivier Herrnberger a par ailleurs considéré que cet « historique » n’était pas toujours établi de façon égale selon les hypothèses. Ainsi, si l’opération de transfert d’une entreprise industrielle s'accompagne d’une cession d’un immeuble, « le terrain est balisé », la situation administrative est bien prise en compte. Dans le cadre de la cession de parts sociales, le risque de passer à côté est, selon le notaire, un peu plus important, car la question essentielle traitée est alors celle de l'existence des actions, au détriment, parfois, des actifs de la société. Mais pour Olivier Herrnberger, le risque est en revanche beaucoup plus fort dans le cadre d’une mutation de jouissance (cession de bail ou cession de fonds de commerce qui s’accompagne d’une cession de bail…). Le notaire a alerté qu’il y avait ainsi « déjà eu quelques contentieux lors d’une cession d’éléments d’actif, de branches d’activités voire de fonds de commerce ». Dans ces cas, le risque est important d’oublier de se préoccuper de la situation administrative de l’exploitation et de ne pas se poser la question de savoir si cette cession de fonds de commerce doit donner lieu à une procédure de changement d'exploitant ou non. Faisant référence à « deux arrêts ambigus » sur ce point, Olivier Herrnberger a invité à « y être attentif ».


 


La question des clauses de garantie de passif environnemental


Matthieu Poumarède s’est en outre intéressé aux clauses de garantie de passif, « qui certes ne sont pas un thème nouveau, puisque l’on en trouve dès les années 90, mais qui se sont développées de façon quasi systématique », a-t-il observé. Il s’agit en effet d’instruments qui garantissent l'acquéreur d'une exploitation industrielle contre les risques liés à la découverte d'un passif environnemental qui serait révélé postérieurement à la cession et trouverait sa cause dans un événement antérieur. « Ces clauses ne sont-elles que la transposition commode au risque environnemental d’une technique éprouvée par ailleurs pour les risques fiscaux, ont-elles une vraie efficacité, ou doivent-elles rester résiduelles ? », s’est interrogé le professeur. 


Pour Olivier Herrnberger, en matière de cession immobilière, les clauses de garantie de passif sont plutôt rares. On les rencontrerait davantage en matière de cession de parts sociales. Mais à son sens, la question serait surtout de savoir à quoi correspond le prix. En résumé : le prix est-il le prix d’une chose exempte de tout reproche, ou non ? 


Autre point important : celui de l’expert. « Qu’on en soit matière immobilière, de cession de fonds de commerce ou de cession de parts sociales, ce n’est pas déconnectable de la question de l’expert, notamment du choix de l’expert et de son mandatement. Si la garantie de passif a été mise en place alors que des audits environnementaux ont été réalisés, il y a alors un enjeu de stratégie contractuelle de savoir qui l’a choisi, qui l’a mandaté, et qui est responsable du périmètre de son intervention. » 


Preuve, s’il en fallait, que le technicien du droit est bien au cœur du réacteur. Juristes et notaires doivent donc, dans leurs investigations, « faire preuve de rigueur et se poser beaucoup de questions », a rappelé Matthieu Poumarède. Pour ce dernier, ces investigations ne peuvent toutefois se faire qu’avec le client qui se doit d’être présent afin d’alimenter les données nécessaires. « Tout cela ne peut fonctionner qu’avec les uns et les autres », a résumé le professeur. 

 


Bérengère Margaritelli


 


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