Après un véritable parcours du combattant pour la fameuse « CS3D », un texte de compromis a finalement été
approuvé, le 15 mars, et n'attend désormais plus que le vote du Parlement européen. Aurélie Vucher-Bondet, avocate associée au
cabinet Cornet Vincent Ségurel, décrypte les enjeux de cette directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité, et revient sur les multiples ajournements l'ayant frappée.
En
décembre 2023, les trois institutions européennes (Commission, Conseil et
Parlement) avaient validé leur position commune sur le projet de directive sur
le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, également
appelée CS3D pour Corporate sustainability Due Diligence Directive.
Après
plusieurs reports du vote sur la version définitive du texte et la crainte que
le projet de directive soit définitivement enterré, le Comité des Représentants
Permanents ou « Coreper », organisme qui prépare les travaux du
Conseil de l’Union Européenne, a finalement donné son aval le 15 mars dernier à
un compromis comportant des ajustements importants.
Pour quelles raisons le vote
sur la directive CS3D a-t-il été reporté ?
Pour qu’une directive soit
adoptée, celle-ci doit obtenir le soutien d’une majorité qualifiée, constituée
de 55 % des Etats membres représentant au moins 65 % de la population
européenne. Depuis l’impulsion de la France avec l’adoption de la loi n°2017-399
relative au devoir de vigilance concernant les entreprises de plus de 5 000
employés en France ou plus de 10 000 en France et dans le monde, d’autres Etats
membres ont également adopté des lois en ce sens avant même l’adoption de la
directive européenne. Une loi de diligence (LkSG) est entrée en vigueur début
2023 en Allemagne et s’appliquait aux entreprises de 3 000 employés avant que
son seuil d’application ne soit abaissé à 1 000 employés.
La directive CS3D, dans son
texte qui devait être voté en février, visait à s’appliquer aux entreprises
employant plus de 250 personnes et dont le chiffre d’affaires était supérieur à
40 millions d’euros, s’appliquant ainsi à 14 000 entreprises supplémentaires en
Europe. Le nombre de sociétés qui devraient se mettre en conformité avec les
exigences de la directive CS3D étant par conséquent bien plus élevé,
l’Allemagne avait alors émis son intention de s’abstenir lors du vote. En guise
de compromis, la France avait proposé de remonter le seuil de la directive CS3D au
niveau de la loi française à 5 000 salariés. Toutefois, craignant que d’autres
Etats membres suivent la position de l’Allemagne et que la majorité qualifiée
ne soit pas atteinte, le Coreper aurait alors décidé de reporter le vote.
Le 15
mars 2024, afin de répondre aux préoccupations exprimées par les Etats membres
avant les prochaines élections européennes prévues en juin, les ajustements
suivants ont été pris par le Coreper :
- Les seuils ont été revus à la hausse :
désormais, les entreprises européennes de plus de 1 000 employés (au lieu de
500 initialement) réalisant un chiffre d’affaires mondial net de plus de 450
millions d’euros (au lieu de 150 millions d’euros, ainsi que les entreprises
des pays tiers réalisant un chiffre d’affaires net dans l’Union européenne de
plus de 450 millions d’euros, seront concernées.
-
En fonction de la taille des entreprises,
l’application de la directive se fera de façon progressive à compter de son
entrée en vigueur, sachant que les seuils du nombre d’employés et du chiffre
d’affaires sont cumulatifs :
Durée
pour les entreprises pour se mettre en conformité à compter de l’entrée en
vigueur de la vigueur
|
Nombre
d’employés supérieur à
|
Chiffre
d’affaires mondial supérieur à
|
Entreprises
de pays tiers dont le chiffre d’affaires au sein de l’Union est supérieur à
|
3
ans
|
5.000
|
1,5
milliard d’euros
|
1,5
milliard d’euros
|
4
ans
|
3.000
|
900
millions d’euros
|
900
millions d’euros
|
5
ans
|
1.000
|
450
millions d’euros
|
450
millions d’euros
|
Le projet adopté le 15 mars
dernier par le Coreper prévoit également l’exemption de la société mère lorsque
son activité principale est la détention des titres de ses filiales
opérationnelles et l’encadrement de la responsabilité civile de l’entreprise. Enfin,
la dernière version de la directive a supprimé de son champ d’application la
catégorie des secteurs d’activité à haut risque ainsi que le lien entre le plan
de transition climatique et la rémunération variable des dirigeants. Ce projet
définitif doit encore être approuvé par la Commission puis par le Parlement
avant que la directive ne soit publiée. Sous réserve de son adoption, la
directive devrait être transposée par les Etats membres d’ici 2026.
Quel impact pour les
entreprises ?
L’intérêt de cette directive
réside notamment dans l’alignement des normes internationales sur le devoir de
vigilance avec des conditions de concurrences équitables entre les entreprises
européennes. Les entreprises concernées par la directive devront établir une
politique de vigilance, identifier et évaluer les risques liés au développement
durable dans leurs opérations et leurs chaînes d’approvisionnement, avant de
préciser les actions mises en œuvre pour atténuer et prévenir ces risques.
En plus de veiller à
minimiser l’impact que leurs activités peuvent avoir sur l’environnement et la
société, les entreprises devront également surveiller les pratiques de leurs
fournisseurs en vérifiant notamment l’origine des biens fournis, les méthodes
de production utilisées, ainsi que les répercussions de ces processus sur le
climat et l’environnement. Les entreprises devront ainsi évaluer les risques en
procédant à un audit de conformité de leurs partenaires commerciaux afin de ne
pas se mettre en infraction avec les exigences de la directive. A titre
d’exemple, les PME dont les clients seront soumis aux obligations de la
directive CS3D devront se mettre en conformité avec les attentes en matière de
limitation d’émissions de gaz à effet de serre, revaloriser éventuellement les
salaires tout le long de la chaîne de valeur etc.
Et en France, en attendant
l’adoption de la directive ?
En France, la loi sur le
devoir de vigilance promulguée en 2017 oblige les entreprises à notamment
publier un plan de vigilance sur les risques humains et environnementaux de
leurs activités, y compris des activités de leurs filiales ou de leurs sous-traitants.
Depuis 2019, une vingtaine d’actions ont été entreprises à l’encontre de
sociétés pour manquement à leur devoir de vigilance, mais une seule a abouti à
ce jour à une condamnation, les autres actions n’ayant pas été plus loin que le
stade de la mise en demeure, les autres ayant le plus souvent été rejetées pour
des raisons procédurales.
Un sous-traitant de la Poste,
la société Derichebourg, avait fait travailler des sans-papiers et le syndicat
Sud PTT avait alors assigné le groupe La Poste pour manquement à son devoir de
vigilance. En décembre 2023, le tribunal judiciaire de Paris a pour la première
fois sanctionné une entreprise pour manquement à son devoir de vigilance en
condamnant la Poste à compéter son plan de vigilance par une cartographie des
risques et à mettre en place un mécanisme d’alerte et de recueil des
signalements coconstruits avec les organisations syndicales.
Il convient de préciser
qu’aucun décret d’application n’avait été pris à l’issue de l’adoption de la
loi sur le devoir de vigilance de 2019, rendant ainsi la tâche plus difficile
pour les entreprises pour déterminer précisément ce qui était attendu d’elles.
Les magistrats ont désormais la possibilité d’aiguiller les entreprises dans
l’établissement de leur plan de vigilance grâce à la jurisprudence qui sera
rendue sur ce fondement. En effet, en raison du nombre croissant de recours sur
le fondement du manquement au devoir de vigilance, une nouvelle chambre 5-12 a
été créée au sein de la cour d’appel de Paris. Cette nouvelle chambre
spécialisée a pu, le 5 mars 2024, examiner trois premières affaires dans
lesquelles sont mises en cause TotalEnergies, Suez et EDF.
Le 28 février 2024, le juge
des référés du tribunal judicaire de Paris a déclaré irrecevables les demandes
des ONG « Les Amis de de la Terre », « Survie » et quatre associations
ougandaises au motif que ces dernières n’auraient pas « suffisamment dialogué
avec Total avant d’aller dans le prétoire ». Le tribunal judiciaire de Paris a
également débouté une association mexicaine de défense des droits humains et
l’ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et humains) de son
action à l’encontre d’EDF concernant un projet de parc éolien au motif que les
mises en demeure et les assignations traitaient de plans de vigilance
différents.
C’est également sur ce
fondement que quatre associations qui avaient assigné Suez pour manquement à
son devoir de vigilance dans le cadre de la contamination du réseau d’eau
potable dans une ville au Chili par une société contrôlée par Suez avaient été
déboutées par le tribunal judicaire de Paris. En première instance, le tribunal
judiciaire de Paris avait déclaré irrecevables les actions intentées par des
associations. La chambre 5-12 de la cour d’appel de Paris rendra son délibéré
sur ces trois affaires le 18 juin prochain.