La publication d’une « sextape » de
l’ancien ministre et ancien candidat aux élections municipales à Paris,
Benjamin Griveaux, a été l’occasion d’une nébuleuse bruissante d’opinions sur
le droit à la vie privée. Au prix de certaines croyances, comme celle voulant que seuls
ceux qui ont « quelque chose à cacher » sont intéressés à ce
droit. Or, Daniel J. Solove et d’autres l’ont montré depuis longtemps, le
droit à la vie privée ne se justifie pas moins pour quiconque n’aurait « rien
à cacher ». Au demeurant, il est prouvé qu’aucune prétention de
n’avoir « rien à cacher » ne résiste à une épreuve empirique.
Celle des croyances à laquelle on voudra s’arrêter ressort de l’affirmation
selon laquelle « la France a les lois
les plus protectrices de la vie privée au monde » et qu’il y aurait une
« exception française » en la matière qui serait menacée par
« l’américanisation » de la culture française.
Le droit à la vie privée, et il convient de partir de là, comprend une
double dimension. D’une part, ce droit protège les individus contre des
intrusions autres que judiciaires dans différents aspects de leur vie
personnelle (le domicile, les correspondances, les données de navigation en ligne,
les déplacements…). D’autre part, ce droit protège les individus de certaines
révélations publiques (sur les parentés, sur les affaires, sur les revenus ou
le patrimoine, sur la situation fiscale, sur la santé, sur la vie amoureuse ou
sexuelle…). Ce n’est donc que sous son second aspect que la question du droit à
la vie privée se pose de manière inflammatoire s’agissant des personnalités
publiques et des agents publics (au-delà des décideurs publics). En toute
hypothèse, cette question demande à être distinguée a priori de celle du
« droit à l’image » des personnes, qui désigne le fait pour
chacun de consentir à la diffusion ou à la reproduction de son image, à moins
que cette image n’ait été prise dans le contexte d’un « événement
d’actualité » et qu’elle ne porte pas atteinte à sa « dignité
humaine » ou ne soit pas pour elle une source de « gêne
manifeste » (l’une ou l’autre formulation se retrouve dans différents
droits). Il arrive néanmoins fréquemment que la question du droit à l’image et
celle du droit à la vie privée se superposent : tel est le cas pour des
publications par des médias d’images d’ordre privé, voire d’images prises dans
un cadre public mais relatives à la vie privée d’une personne (par exemple un
baiser échangé à Roland-Garros).
Trois points de vue sont théoriquement disponibles sur la question du
statut des personnalités publiques et des décideurs publics par rapport aux
révélations relatives à leur vie privée.
Un premier point de vue voudrait défendre l’idée d’une protection des personnalités
publiques et des décideurs publics équivalente à celle des «
anonymes ». Cette doctrine n’a cependant guère de promoteurs, du moins s’agissant des
agents publics, car qu’ils soient investis ou non de fonctions électives
(membre de l’exécutif, membres du parlement, collaborateurs des membres du
pouvoir exécutif, titulaires d’« emplois fonctionnels » au
niveau national ou local, hauts fonctionnaires, procureurs et juges, élus
locaux), leur vie privée peut affecter le fonctionnement des institutions
publiques et compromettre leur indépendance ou impartialité décisionnelle.
C’est dans cette mesure que pendant près d’un siècle, crainte des espionnes
oblige, le mariage des diplomates français à une personne de nationalité
étrangère a été soumis à une autorisation spéciale du ministre des Affaires
étrangères (décrets des 19 octobre 1894,
15 juillet 1938, 19 septembre
1951, 6 mars 1969). Et lorsque le Conseil d’État annule en 1980 le décret de 1969, c’est simplement au motif que la règle posée par lui relève
de la loi et non d’un décret. De nos jours, les règles relatives aux conflits
d’intérêt des agents publics ou à la récusation des magistrats
tendent précisément à empêcher l’empiètement de la vie privée de l’agent public sur l’intérêt public.
La deuxième doctrine envisageable voudrait que les personnalités publiques
et certains décideurs publics (ceux, précités, ayant la faculté de prendre des
décisions d’intérêt public ou concernant les droits et les intérêts de tiers)
ne bénéficient d’aucune protection légale ou judiciaire contre des révélations
relatives à leur vie privée. Cette doctrine est sacrificielle puisque
l’argument en est qu’il s’agit du « prix à payer » par ceux
qui choisissent d’être visibles socialement et par ceux qui choisissent d’être
décideurs publics. L’on peut néanmoins objecter à cette doctrine que la
visibilité n’est pas nécessairement choisie et que l’on peut devenir une
personnalité publique à son corps défendant : la victime d’un attentat
terroriste n’est pas dans la même situation qu’un participant à une émission de
télé-réalité. D’autre part, la visibilité peut être choisie sans être
accompagnée d’une volonté de « vedettariat », du moins si l’on considère que le
vedettariat participe constitutivement du brouillage de la frontière entre vie
publique et vie privée. L’hypothèse de la « peopolisation
de la politique » essaie de saisir cette différence afin de désigner ceux des responsables
politiques qui s’approprient les codes du vedettariat, à commencer par la mise
en scène de soi et de sa vie privée (images de famille, de vacances, de
loisirs…). Une troisième objection possible – qui s’applique aux personnalités
publiques aussi bien qu’aux décideurs publics – est que la vie privée a souvent
une dimension relationnelle qui fait intervenir un tiers. Aussi, poser en
axiome que ces personnalités et ces décideurs ne doivent bénéficier d’aucune
protection juridique contre des révélations sur leur vie privée revient à en
priver également leurs liens et fréquentations privés (parents, relations
sentimentales, relations d’affaires, médecins, etc.).
Contrairement à une opinion courante en France, cette conception ne
caractérise pas réellement la « transparence » nordique ou
américaine. De fait, le Code pénal du Danemark garantit le droit à la vie
privée sans faire exception pour les personnalités publiques ou pour les
responsables publics, ni même pour la famille royale. En Finlande, un éditeur
et son auteure furent condamnés en 2010?– avec la
bénédiction de la Cour européenne des droits de l’Homme (Ojala et Etukeno Oy c. Finlande et Ruusunen c. Finlande, 14 janvier 2014) – en raison de la publication d’un ouvrage autobiographique
dans lequel l’auteure donnait les détails de la relation sentimentale qu’elle a
entretenue pendant neuf mois avec un
homme politique lorsque celui-ci était Premier ministre. Aux Etats-Unis, le
Congrès a été contraint par un juge fédéral en 2012 à limiter la nature des informations personnelles visées par la
législation fédérale sur la transparence financière des élus et des hauts
responsables politiques et administratifs fédéraux, les possibilités de leur
publicité en ligne et la liste des agents publics fédéraux concernés
(voir à ce propos notre étude : « Conflits
d’intérêt, lobbying et corruption des décideurs fédéraux depuis le Stock Act
», Actualité Juridique. Droit administratif, 1er juillet 2013, pp.
1375-1379). Et il existe des lois fédérales et/ou des lois d’État sur le secret
médical, le
vol d’identité, la vie privée en ligne, le Revenge Porn, etc.
La troisième doctrine intéressant le statut des personnalités publiques et
des responsables publics dans le droit à la vie privée est celle que
revendiquent les États de droit et la Cour européenne des droits de l’homme en
particulier. Elle consiste en une balance au
cas par cas entre la liberté d’expression et le droit à la vie
privée, en fonction, d’une part, du statut de la personnalité publique ou du
décideur public, et d’autre part, de la nature de l’indiscrétion. Le premier
critère tiendra compte, par exemple, du fait de savoir si le requérant est une
personnalité publique qui prétend ou non à l’exercice d’une influence sociale
(le chef d’entreprise très discret ne saurait être logé à la même enseigne que
celui qui a un engagement public) ou s’il s’agit d’un responsable public qui a
un pouvoir de décision ou est soumis à une exigence d’« exemplarité » (un élu, un juge, un enseignant, un haut fonctionnaire, etc.).
Le deuxième critère quant à lui pourra tenir compte, par exemple, de la
question de savoir si l’indiscrétion litigieuse est un « sujet légitime
de débat public » ou un « sujet légitime d’information du
public », si elle a été excusée ou non par la personne concernée, si
elle correspond ou non à une divulgation que l’intéressé a pu faire lui-même antérieurement.
Cette standardisation des principes à l’échelle des États de droit, qui
montre que la doctrine juridico-légale française sur le droit à la vie privée
n’est pas substantiellement différente de celle des autres
États de droit, laisse néanmoins subsister des nuances culturelles. Aux
États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Europe du Nord, la transparence financière
des détenteurs de pouvoirs sociaux est un idéal politique plus ancien qu’en
France. La transparence sur les parentés, la vie amoureuse ou sexuelle de ceux
des décideurs publics dont les charges sont politiques ne l’est pas moins. Et
le Celebrity Gossip est un
genre journalistique très ancien et beaucoup plus accepté par les acteurs de
l’industrie du spectacle aux États-Unis ou au Royaume-Uni qu’en France (Closer, Voici) où il génère beaucoup plus d’actions en justice.
En tant qu’elle se rapporte à la publication d’une « sextape », l’« affaire
Griveaux » n’aurait donc pas moins été saisie ailleurs par le droit pénal
et par le droit de la responsabilité civile. Ce n’est qu’en tant qu’elle se
rapporte à la révélation d’une relation extraconjugale que cette « affaire »
aurait pu distinguer la France entre autres des États de droit à culture
puritaine (pays nordiques, États-Unis). Le puritanisme caractéristique de ces sociétés doit
être compris comme un rapport spécialement exigeant à la vérité et non,
prosaïquement et banalement, comme une morale sexuelle rigoriste. Le
puritanisme consiste fondamentalement dans l’opprobre jeté sur le mensonge, ce
dernier étant jugé incompatible avec la confiance que supposent de bonnes
relations sociales contractuelles, qu’il s’agisse du mariage ou du mandat
politique. L’« affaire Clinton », contrairement à une opinion
répandue, fut d’abord une affaire de parjure, d’obstruction à la justice par le
mensonge.
Au regard du puritanisme, le mensonge en politique ne
peut être justifié par aucune considération éthico-politique. Et l’on ne saur
ait être dans le mensonge dans sa vie privée et
prétendre pouvoir être dans la vérité dans son rapport aux électeurs. Dans cette mesure, le mensonge sur la vie privée, qu’il soit ou non
assorti d’infractions pénales (par exemple la sollicitation
prostitutionnelle là où elle est prohibée), est considéré comme un « sujet légitime d’information du public ».
De ce que l’on a compris, Mediapart avait été sollicité en vue de faire les
révélations portées par le russe Piotr Pavlenski sur Benjamin Griveaux. Mais le
média en ligne a cru de devoir s’écarter du puritanisme en déclinant la
proposition, au motif qu’il n’y avait pas de… « sujet légitime d’information du public ».
Pascal Mbongo,
Professeur des universités,
Avocat au barreau de Paris