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Egalim : « la loi fait peser sur le distributeur le potentiel échec de la réforme » - Assises juridiques de la consommation, de la distribution et de la compliance

Egalim : « la loi fait peser sur le distributeur le potentiel échec de la réforme » - Assises juridiques de la consommation, de la distribution et de la compliance
Publié le 08/05/2019 à 09:30

À l’occasion d’une table ronde aux Assises juridiques de la consommation, de la distribution et de la compliance en mars dernier, la loi Egalim, qui introduit de nouvelles obligations pour toute la chaîne de valeurs agroalimentaire et la grande distribution, était dans le viseur. Retour sur les mesures phares, objectifs et limites de cette réforme boudée, à travers les regards croisés de quatre spécialistes.




En réponse à la grave crise rencontrée par l’agriculture française en 2015 et 2016, en juillet 2017, les États généraux de l’alimentation, engagement du président de la République, étaient lancés pour quatre mois. Ambitieux, ces derniers visaient notamment, sous forme d’ateliers et de consultations publiques avec l’ensemble des représentants de la filière agro-alimentaire, à mettre fin à la guerre des prix et à rééquilibrer les relations entre agriculteurs, distributeurs et industriels. Après avoir été adoptée par le Parlement le 2 octobre 2018, la loi dite « Egalim » qui en est issue, promulguée le 1er novembre 2018, avait suscité de nombreux espoirs. Aujourd’hui, pourtant, elle fait l’objet de vives critiques, jugée décevante par la plupart des principaux concernés.


C’est donc sans surprise qu’Egalim s’est retrouvée, en mars dernier, dans le viseur des Assises juridiques de la consommation, de la distribution et de la compliance, organisées à Paris par l’agence LEXposia, présidée par Frédéric Bonaventura. Réunissant plusieurs spécialistes, la table ronde d’ouverture a ainsi été l’occasion de passer en revue les points phares de la loi, qui trouvent tous leur origine dans la même cause. « La crise de la filière agricole est relative aux prix, et au fait que les producteurs ont un faible poids dans les négociations »,
a en effet indiqué Leyla Djavadi, avocate associée chez Fourgoux & Djavadi, spécialiste en droit de la concurrence.


 


Contractualisation étendue mais facultative


En renovant la contractualisation, l’idée était d’apporter un certain formalisme, afin de donner une plus grande sécurité à l’agriculteur et d’assurer davantage l’équilibre des relations – mais également de permettre, in fine, de réguler le marché. Rien de nouveau sous le soleil : avant Egalim, le législateur avait instauré, avec la loi du 27 juillet 2010, un mécanisme de contractualisation entre les producteurs agricoles et leurs premiers acheteurs, qui permettait déjà de réaliser des contrats écrits dans la vente de la production agricole, de façon sectorisée, à travers des accords interprofessionnels – cette contractualisation était obligatoire dans les secteur du lait, des fruits et des légumes par exemple.


Certains secteurs étaient toutefois mis de côté. Egalim est donc venue réformer la contractualisation puisque désormais, l’article 631-24 du Code rural, totalement réécrit, la généralise dans les contrats de vente de produits agricoles prévus par écrit, et l’étend à « tout contrat de vente de produits agricoles livrés sur le territoire français (…) conclu sous forme écrite ». Mais là où la réforme va plus loin, c’est qu’afin d’éviter que les producteurs ne soient contraints de vendre leurs produits à perte, et pour rééquilibrer les négociations, la loi inverse l’initiative de la construction du prix de vente au profit des producteurs. « Il s’agit du point de départ de la négociation », a expliqué Leyla Djavadi. Plus précisément, la conclusion d’un contrat de vente écrit entre le producteur et le premier acheteur doit ainsi être précédée d’une proposition de prix faite par le producteur, à partir d’indicateurs des coûts de production agricole. En effet, le contrat doit contenir des clauses relatives « au prix ou aux critères et modalités de détermination et de révision du prix » en définissant « un ou plusieurs indicateurs relatifs aux prix des produits agricoles et alimentaires constatés sur les marchés et à l’évolution de ces prix ainsi qu’un ou plusieurs indicateurs relatifs aux quantités, à la composition, à la qualité,
à l’origine, à la traçabilité ou au respect d’un cahier des charges
 ». « Point important, la loi est venue apporter un mode de détermination du prix plus précis. Auparavant, pour négocier les prix,
il fallait faire référence à des
“indices” publics, qui n’ont jamais été bien compris ni mis en place. Ils ont été remplacés par des “indicateurs”, et la terminologie du texte a changé : on ne fait plus “référence”, on “tient compte” des indicateurs », a exposé la spécialiste en droit de la concurrence. Ces indicateurs ont un effet « cascade » : l’acheteur qui revend un produit agricole va devoir intégrer dans son propre contrat de vente ces mêmes indicateurs.


En dépit de ces évolutions, la contractualisation telle que désormais envisagée comporte une limite principale : bien qu’étendue, elle n’est, aujourd’hui, pas obligatoire. Leyla Djavadi a donc regretté que le processus ne soit « pas allé jusqu’au bout ». Le contrat est cependant soumis à sanctions : est par exemple puni le fait de conclure un contrat sans clauses obligatoires.


 


Seuil de revente à perte


Autres mesures phares : l’interdiction du terme « gratuit » dans la promotion d’un produit alimentaire, effective depuis le 2 novembre 2018, à remplacer par le terme « offert ». Deux autres mesures adoptées cette fois par voie d’ordonnance le rehaussement du seuil de revente à perte et la possibilité d’encadrer les promotions, en matière de denrées alimentaires, là encore avec l’objectif commun de permettre une meilleure rémunération des agriculteurs. Des mesures prises à titre expérimental, pour une durée de deux ans. « C’est une curiosité du texte : pendant ce délai, si l’échec de la mise en place est constatée, par décret du Conseil d’État et après avis de l’Autorité de la concurrence, il est possible d’y mettre fin. Par échec, on entend le comportement d’acheteurs des denrées alimentaires qui ne permettrait pas de rendre efficaces les mesures », a ajouté Leyla Djavadi.


C’est un décret applicable depuis le 1er février qui introduit la majoration de 10 % du « seuil de revente à perte » (SRP qui interdit de vendre tout produit en-dessous du prix auquel il a été acheté au fournisseur). « L’idée était de donner la possibilité au fournisseur de négocier plus favorablement et de réduire la disparité entre les prix à faibles marges et les prix à marges plus importantes. À partir du moment où le distributeur a un peu plus de marges sur tous les produits – dont les produits "d’appel", à faible marge – il va essayer de les faire reporter ; d’acheter un peu plus cher aux fournisseurs et de leur permettre d’avoir un peu plus de revenus, fournisseurs qui eux-mêmes iront à leur tour acheter les produits un peu plus chers auprès des agriculteurs. C’est un effet de ruissellement vers le haut », a détaillé Leyla Djavadi.


Toutefois, cette dernière a précisé que l’Autorité de la concurrence avait émis un avis négatif vis-à-vis de cette mesure au vu de son effet inflationniste, car acheter plus cher implique de revendre plus cher, or le but n’est pas d’augmenter les prix pour les consommateurs. Par ailleurs, il s’agit là encore d’une « loi de la bonne volonté », puisqu’il n’existe pas de mécanisme contraignant. « Si l’on n’a pas envie de faire ce report, de remonter à l’agriculteur, le mécanisme peut ne pas trouver à s’appliquer », a pointé la spécialiste en droit de la concurrence.


De son côté, Gilles Rota, directeur juridique commerce distribution du groupe Les Mousquetaires et porte-parole de la Fédération du commerce coopératif et associé (FCA), n’a pas manqué de soulever la problématique de l’égalité devant la loi entre les opérateurs, soit entre les pureplayers (uniquement sur Internet) qui n’achètent pas en France, et ceux qui achètent en France. Lorsque l’achat n’est pas fait en France, tous les opérateurs sont-ils sur un même pied d’égalité vis-à-vis du SRP ? « Le détaillant qui revend en France, pureplayer ou non, doit appliquer 10 % de marge minimum sur son prix de revient. Sauf que quand le prix de revient a été rabaissé – puisque n’achetant pas sur même territoire selon les mêmes règles –, on peut se poser la question du point de départ, qui n’est pas le même… » s’est interrogé Gilles Rota.


 


Encadrement des promotions


Quid de l’encadrement des promotions ? Ce dernier se fait « en valeur et en volume », a précisé Leyla Djavadi. L’encadrement en valeur impose de limiter les avantages promotionnels qui ont pour objet de réduire le prix de vente au consommateur d’une denrée alimentaire à 34 % du prix de vente au consommateur, tandis que l’encadrement en volume plafonne les avantages accordés par le fournisseur ou par le distributeur à 25 % du chiffre d’affaires déterminé à l’avance par les parties, « pour lutter contre les promotions permanentes ».


Si l’intention est louable, Gilles Rota a regretté que le plafonnement des promotions à 34 % s’applique à tous de la même manière, quelle que soit la structure. Pour le porte-parole de la FCA, ce plafonnement a donné lieu à une ordonnance « relativement technique et peu simple », et à une circulaire interprétative de la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) tout aussi subtile. « Pour le petit détaillant qui n’a pas nécessairement un service juridique intégré, il y a de quoi s’y perdre : qu’est-ce qui rentre dans plafonnement ? Qu’est-ce qui n’y rentre pas ? » Quant au plafonnement en volume de 25 %, il s’agit à son sens d’un seuil « compliqué à piloter ». « Aujourd’hui, comment avoir la certitude de la fiabilité de ce seuil sur l’année ? Cela va être une tâche chaotique dans les premiers temps de l’application des ordonnances », a-t-il prédit.


En outre, Gilles Rota a souligné les « potentielles dérives du dispositif » et ses « inquiétudes quant aux distorsions qu’il pourrait faire naître entre les opérateurs ». La loi ne va-t-elle pas favoriser ou risquer de favoriser les fournisseurs les plus puissants, les multinationales, au détriment des PME ? « Une multinationale, dans un catalogue distributeur, a des centaines de produits, quand certains fournisseurs sont quasiment monoproduits. Un fournisseur multiproduits, sur des promotions, pourra faire une péréquation. Danone, Nestlé… Cela ne leur pose pas de difficulté de plafonner l’effort d’investissement du prix à 25 %, car ils font tourner les produits en promotion sur les prospectus toutes les semaines. Pour le petit fournisseur de biscuits bretons, qui a deux références à l’assortiment, une fois que sa référence aura atteint 25 % de sa référence annuelle, elle sera privée de promotions. Plus le fournisseur est petit, plus l’effet levier de la promotion est important », s’est inquiété le porte-parole de la FCA.


Pour sa part, le directeur des affaires juridiques et fiscales de la Fédération du commerce et de la distribution, Jacques Davy, a soulevé plusieurs problématiques dans l’application concrète de la mesure : comment calculer le seuil des 25 %, et à quel moment ? Faut-il comptabiliser les produits livrés ou les produits achetés ?


Le sujet est également compliqué pour un industriel, a assuré Valérie Quesnel, et ce notamment en matière d’anticipation. Pour la directrice juridique et conformité de Ferrero, « l’application de la loi est complexe, il a fallu s’adapter ». La preuve, il y a quelques mois : « L’été dernier, on travaillait sur les opérations promotionnelles du printemps : on connaissait les lignes directrices, on savait que l’encadrement était à 34 % et à 25 %, mais on ignorait ce qui allait être concerné. » Sur l’encadrement en volume à 25 %, en particulier, il a fallu « naviguer à vue », a affirmé Valérie Quesnel. « Quel chiffre d’affaires prévisionnel déterminer ? Plutôt le chiffre d’affaires à l’année n-1 ? Ou à l’année n-1, qu’on essaie d’adapter, en incluant la part aléa : un bad buzz sur un produit dont les ventes peuvent s’effondrer, ou au contraire un produit qui marchera très bien et dont les ventes exploseront… »


 


« De grandes responsabilités »


Pour Jacques Davy, la loi Egalim s’impose malgré tout comme une loi d’équilibre qui introduit « une forme de transparence dans les relations ». L’homme a par ailleurs mis en exergue le rôle des médiateurs des relations commerciales agricoles, pour « plus de visibilité sur l’état de la négociation », et le travail mené sur la mise en place des observatoires de négociations commerciales.


Pour sa part, Gilles Rota l’a admis : les États généraux de l’alimentation ont permis de partager « un diagnostic sur un besoin de meilleure répartition de la valeur du fait de la destruction de valeur engendrée par guerre des prix depuis plusieurs années », et ont mis en avant la nécessité d’un « retour à la confiance et à la rationalité dans les rapports entre producteurs et distributeurs, nécessaire pour retrouver une création de valeur ».


Pour autant, son jugement est sans appel : la loi Egalim « en elle-même » ne permettra pas d’atteindre ces objectifs. Selon le directeur juridique : il ne s’agira pas d’une loi qui, mécaniquement, permettra au producteur de mieux vivre de son travail, arrêtera la négociation, et, parallèlement, modèrera l’inflation. Gilles Rota voit plutôt, tout au mieux, une réforme qui va impliquer, par les leviers techniques qu’elle instaure, un « usage responsable » par les opérateurs.


Le directeur juridique a par ailleurs déploré que soient mises dans le « même sac » trois formes de commerces : les groupes intégrés, qui fonctionnent avec des points de vente succursalistes, le commerce coopératif et associé, avec des commerçants indépendants qui se structurent pour mettre en commun des outils de négociation et de contractualisation, et les commerces totalement indépendants : les petits commerçants de quartier, propriétaires de leur boutique. « La loi s’applique à eux aussi : tous leurs ratios, leurs seuils, leurs plafonnements, ils doivent les appliquer au quotidien. Certes ils sont moins concernés par les risques de contrôles et de sanctions car ce ne sont pas eux que l’on va “rechercher”, mais le dispositif instaure pour eux une grande complexité. »


Inquiet quant à l’avenir de la réforme et aux distorsions que cette dernière pourrait entraîner, Gilles Rota a assuré qu’il avait « à cœur qu’elle produise ses effets, mais cela fait peser sur le distributeur un grand pouvoir. Or, pour paraphraser la célèbre phrase sortie de Spiderman, “Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités”, a plaisanté Gilles Rota. Et en l’occurrence, la loi fait peser sur le distributeur le potentiel échec de la réforme. »


 


Bérengère Margaritelli


 


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