Pierrick Le Goff est directeur
juridique groupe d’Alstom. Société de projets, « la dimension très
opérationnelle de la fonction juridique (...) doit être intégrée en amont dans
les processus de décision », nous confie-t-il. Pour le Journal des
Sociétés, il a accepté de revenir sur ses missions, l’évolution des
fonctions des directions juridiques et la place qu’elles occupent au sein de
l’entreprise.
Pouvez-vous nous décrire votre entreprise ?
Avec 35 000 salariés répartis sur 105 sites dans 60 pays, Alstom est un acteur global de la
mobilité durable en fournissant des systèmes, équipements et services pour le
secteur du transport. Alstom propose une gamme complète de solutions (trains à
grande vitesse, métros, tramways et e-bus), des services personnalisés
(maintenance, modernisation) ainsi que des offres dédiées aux passagers, des
solutions d’infrastructure, de mobilité digitale et de signalisation. Sur les
neufs premiers mois de l’année fiscale en cours, nous avons poursuivi notre
forte dynamique commerciale avec 10,5 milliards d’euros de commandes
établissant ainsi un nouveau record du carnet de commandes à 40 milliards
d’euros, le chiffres d’affaires affichant une croissance de 16 % en
atteignant 6 milliards d’euros.
Quels sont le rôle, la taille de la direction juridique
et son positionnement au sein de votre entreprise ?
à la fin février, la direction juridique
regroupait 358 personnes à travers le monde autour de quatre domaines
principaux d’activités : le juridique au sens classique, le contract
management, la conformité et la
propriété intellectuelle. Nos équipes
couvrent des expertises transverses basées au siège (Gouvernance, M&A, Compliance…)
et des fonctions opérationnelles réparties dans les six régions de notre modèle
d’organisation. La direction juridique est directement rattachée au Président
Directeur Général d’Alstom. Le directeur juridique est membre du Comité
Exécutif et participe aux réunions des principaux organes de gouvernance du
Groupe, notamment celles du Conseil d’administration.
Avez-vous des spécificités concernant votre secteur
d’activité ?
La principale spécificité est que nous sommes essentiellement une
société de projets. Nous intervenons sur
des contrats complexes de construction d’infrastructures ferroviaires s’étalant
sur le long terme dans un contexte international. Ceci explique la dimension
très opérationnelle de la fonction juridique qui doit être intégrée en amont
dans les processus de décision, la gestion des risques et le suivi contractuel
des projets. Une autre spécificité est liée au statut d’entreprise publique de
la plupart de nos clients, ce qui implique des passations de marchés par appels
d’offres pour lesquels la connaissance du droit administratif est toute aussi
importante que celle du droit des obligations. Dans notre domaine, le clivage
droit public/droit privé n’existe pas, il faut maîtriser en vision globale les
différents régimes revendiquant un champ d’application sur nos projets.
Quels
sont les dossiers courants que les équipes juridiques ont en charge ?
Pour l’activité commerciale principale, les dossiers les plus courants
sont le suivi juridique des appels d’offres, la négociation des principaux
contrats y compris la contractualisation fournisseurs, l’appui sur l’exécution
contractuelle des projets et la gestion des litiges.
Pour les activités plus spécialisées, il y a notamment tout l’aspect
réglementaire lié au statut de société cotée : droit boursier,
organisation des conseils d’administration et assemblées d’actionnaires, suivi
des participations du Groupe. Il y a aussi l’activité fusions-acquisitions avec
sa dimension stratégique, la protection de l’innovation et ses implications
pour la gestion des portefeuilles brevets et la défense de la marque Alstom,
sans oublier tout le volet conformité qui n’a cessé de prendre de l’importance
ces dernières années.
Quelles problématiques rencontrez-vous ? Quels sont
les dossiers sensibles ?
L’une des problématiques principales est la gestion des ressources et de
la charge lorsque nous intervenons sur des projets d’infrastructures de très
grande envergure ou des projets à forte dimension stratégique. Ces projets
exigent une mobilisation rapide d’équipes conséquentes avec une expertise
poussée. L’appui juridique au projet de fusion Siemens Alstom en fut une bonne
illustration.
Quelles actions avez-vous mises en place afin de faire
coexister des fonctions/missions différentes ?
Chaque fois que cela est nécessaire, nous mettons en place des groupes
de travail transverses afin de puiser dans toutes les disciplines et
compétences au sein du Groupe. La gestion de projets étant notre coeur de
métier, cette méthodologie pour faire coexister des fonctions/missions
différentes fait partie de nos modes habituels de fonctionnement. Par exemple,
après l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance, nous avons créé un
comité de suivi regroupant les fonctions développement durable, finance,
ressources humaines, achats, audit et contrôle interne, juridique et
conformité, ceci afin de préparer au mieux l’élaboration du plan de vigilance
requis par la nouvelle loi.
Quelles sont selon vous les qualités d’un juriste
d’entreprise, d’un directeur juridique et d’un département juridique ?
Pour le juriste d’entreprise, les qualités que je mettrais en avant sont
la faculté d’analyse, la capacité à challenger,
l’esprit d’initiative, la fluidité du
raisonnement et de la communication, la rigueur et l’anticipation. Pour le
département juridique, je dirais la solidarité, le travail d’équipe et la
capacité d’adaptation. Pour le directeur juridique, il y a bien entendu les
compétences techniques, mais je pense qu’il faut surtout être visionnaire et
rassembleur en utilisant à bon escient son pouvoir d’influence positive sur
l’organisation.
Quel est votre parcours professionnel ?
Après un début de carrière en cabinet d’avocats d’affaires à Paris en
1992, j’ai rejoint Alstom en 1994 en tant que juriste junior auprès du
Directeur Juridique Groupe. J’ai ensuite passé quinze années à l’étranger dans
différents postes au sein du secteur énergie d’Alstom, en Angleterre, Allemagne
et en Suisse alémanique. Je suis revenu en France en 2011 pour prendre les
fonctions de Directeur Juridique du secteur transport d’Alstom, puis celles de
Directeur Juridique Groupe en 2015. J’ai en quelque sorte bouclé la
boucle en me retrouvant au siège d’Alstom comme à mon arrivée, mais avec
quelques années d’expérience en plus...
" L’une des problématiques principales est la gestion des ressources et de la charge lorsque nous intervenons sur des projets d’infrastructures de très grande envergure ou des projets à forte dimension stratégique "
Quels sont vos principaux objectifs ?
Au niveau collectif, un objectif primordial est de continuer à faire
reconnaître la fonction juridique en mettant régulièrement en avant sa
contribution à la croissance et aux résultats du Groupe. Sur un plan plus
personnel, mon objectif prioritaire est celui que tout responsable doit se
fixer au début de sa prise de poste : développer les talents autour de soi
pour faire en sorte qu’un successeur émerge de ses propres équipes, c’est à mon
sens la reconnaissance ultime d’avoir accompli son devoir de manager.
Comment faites-vous pour motiver votre équipe ?
Il y a une méthode assez simple, je passe beaucoup de temps avec mes
équipes. Je m’efforce d’être à l’écoute,
de prendre du temps pour la discussion et la réflexion en commun, de veiller au
développement de carrière. Ensuite, il y a les initiatives relevant de la
responsabilité sociale du Directeur Juridique. J’encourage nos différents
départements à candidater pour faire reconnaître leurs compétences dans les
cercles professionnels. Nous avons gagné ces dernières années des trophées dans
toutes les disciplines couvertes par la direction juridique, le dernier en date
étant le trophée 2019 du meilleur département IP en France après avoir gagné en
2018 le trophée du contract management (catégorie innovation). L’année
d’avant nous avions remporté le trophée d’or direction juridique innovante en
raison de notre certification compliance ISO 37001. Ces reconnaissances par nos pairs sont des
leviers concrets de motivation pour l’ensemble de l’organisation.
Avez-vous une politique en matière de diversité ?
Nous mettons l’accent aussi bien sur l’équilibre de la représentation
femmes/hommes que sur la diversité culturelle. Nous avons 38 nationalités
représentées au sein de la fonction juridique, et
6 nationalités parmi les 10 membres de mon comité de direction. Nous sommes par
ailleurs bien positionnés sur nos statistiques de mixité avec une parité au
sein de mon comité de direction, une excellente représentation féminine dans
nos quatre domaines principaux d’activité (60% pour la compliance, 59 %
pour les postes de juristes, 50 % dans l’IP et 37 % pour les contract
managers) et une répartition à 47 %/53 % pour l’effectif global. Mon
comité de direction a récemment accepté à l’unanimité ma proposition de
déclarer formellement notre ralliement au « Pledge », cette
initiative visant à promouvoir le rôle et la représentation des femmes dans le
domaine de l’arbitrage international. Je suis très fier de cette décision qui
va nous permettre d’externaliser notre politique de diversité.
Avez-vous constaté une évolution de votre métier au sein
des entreprises ?
De manière générale, je pense que le métier est devenu de plus en plus
opérationnel avec un positionnement en amélioration constante au fil des
années, que ce soit par la place dans l’entreprise ou la taille de la fonction.
Par ailleurs, sur le métier de Directeur Juridique, l’évolution du cadre
réglementaire et la montée de la compliance a transformé le rôle pour mettre
fortement en avant les missions de prévention et de protection.
En quoi le mouvement de digitalisation actuel va
impacter votre département ?
La digitalisation est une chance, elle nous permet d’améliorer nos
processus et de faciliter la gestion de l’information. Dans des domaines très
pointilleux comme le droit boursier par exemple, la gestion de l’information
privilégiée et des listes d’initiés par le biais de logiciels de notification
et d’horodatage sont d’une aide conséquente. Il y a de nombreux autres domaines
dans lesquels les legaltechs vont pouvoir faciliter nos tâches, sans oublier
les avancées de la justice prédictive et ses retombées attendues sur la gestion
des contentieux.
Quelle direction doit prendre selon vous le métier de
juriste d’entreprise ? Quels seraient les obstacles ?
à l’image de la diversité des nouveaux champs
d’intervention de la direction juridique, le métier de juriste d’entreprise
doit évoluer vers plus de flexibilité dans les rotations de poste et les
domaines de compétences. Une jeune recrue au sein d’Alstom a maintenant la
possibilité d’intervenir quelques années comme contract manager au coeur
d’une équipe projet, de basculer ensuite dans la compliance, de faire de la
stratégie en M&A, de rejoindre la direction juridique achats pour mieux
comprendre la gestion des fournisseurs, ou de se spécialiser dans le digital au
sein de la direction IP. C’est un luxe d’avoir autant de possibilités
d’évolution de carrière au sein d’une même entreprise et il serait dommage de
s’en priver. Les obstacles sont la prudence excessive, la réticence à sortir de
sa zone de confort, la crainte de
l’hyperspécialisation, le syndrome du cloisonnement ou du manque d’agilité
intellectuelle. C’est là où le manager doit jouer tout son rôle de conseil et
d’encadrement afin de démystifier ces obstacles et faire avancer ses collaborateurs.
Comment s’articule au sein de votre société les
fonctions de conformité, lutte contre la corruption et le RGPD avec la
direction juridique ?
Tout d’abord,
la lutte contre la corruption et le RGDP sont sous la responsabilité de notre
département conformité, comme le sont bien d’autres domaines de notre programme
de compliance comme la gestion des conflits d’intérêt ou le suivi des régimes
d’embargo et sanctions internationales. Ensuite,
le département conformité est rattaché à la direction juridique et le Chief
Compliance Officer du Groupe fait partie de mon comité de direction. De ce
fait, l’articulation des activités compliance et des activités juridiques est
logique et naturelle dans notre mode de fonctionnement.
Pensez-vous que la direction juridique doit continuer à
faire partie des fonctions supports ?
Je pense tout simplement que la direction juridique doit continuer à
faire partie des fonctions clés dans l’entreprise. Quand je regarde l’inflation
des textes législatifs et réglementaires combinée avec l’augmentation
croissante du risque pénal dans la vie des affaires, je ne me fais pas vraiment
de soucis sur l’avenir du positionnement de la direction juridique.
Propos recueillis par Cécile Leseur