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Génétique : quel encadrement face aux progrès de la science ?

Génétique : quel encadrement face aux progrès de la science ?
Publié le 25/04/2019 à 09:30

Séquençage routinier et haut débit du génome, évolutions du dépistage prénatal, portrait-robot génétique… Comment maintenir une balance entre progrès, éthique et vie privée, dans un monde où le recours à la génétique se systématise ? Telle est la question à laquelle Florence Bellivier, Christine Noiville et Frédéric Desportes, respectivement professeure de droit, chercheuse au CNRS et avocat général, ont apporté leurs lumières, à la Cour de cassation, le 14 février dernier.






Dans le cadre de son cycle « droit et bioéthique », la Cour de cassation organisait, le 14 février dernier, une conférence consacrée aux avancées de la génétique, qui soulèvent des problématiques auxquelles notre droit est de plus en plus confronté. Un droit qui doit alors arbitrer pour ne pas trop museler les espoirs que ces progrès suscitent ; pour s’adapter, dans une certaine mesure, aux évolutions ; mais aussi pour encadrer cette science et éviter les dérives qu’elle pourrait engendrer.


Florence Bellivier, professeure de droit à l’université Paris X, l’a souligné : depuis qu’elles existent, biologie et génétique ont provoqué enthousiasme et crainte – « On aurait d’ailleurs pu imaginer qu’après la Seconde Guerre mondiale, la génétique aurait sombré ! » C’était sans compter la découverte, au début des années 50, du rôle de l’ADN dans les mécanismes de transmission héréditaire, l’irruption des techniques de génie génétique dans les années 60, puis la découverte des empreintes génétiques et la production de la vie humaine hors du corps dans les années 80, sans oublier la mise au point d’une technique de séquençage des génomes ; autant de découvertes qui ont eu des répercussions profondes, notamment sur le droit. Toutefois, à la fin des années 90, après la naissance de la brebis Dolly par clonage reproductif, l’idée d’appliquer cette reproduction artificielle à l’humain fait l’objet « d’une réprobation unanime, et de sanctions pénales très dissuasives », a rappelé la professeure.


Aujourd’hui, c’est la modification des gènes qui fait beaucoup parler d’elle. Fin 2018, un chercheur chinois affirmait ainsi avoir fait naître des jumelles génétiquement modifiées. Pour autant, ce n’est pas sur ce terrain que Florence Bellivier a souhaité emmener son auditoire, mais plutôt sur celui de la génétique comme outil de compréhension et d’analyse du génome, « de façon, certes, beaucoup moins spectaculaire, beaucoup plus souterraine, mais tout aussi importante ».


En effet, depuis les années 90, on séquence des génomes entiers et on recourt de façon de plus en plus routinière aux empreintes génétiques, c’est-à-dire au rapprochement à des fins identificatoires de portions de gènes. Que ce soit en matière pénale ou en matière civile, dans le contentieux de la filiation, où cela a été admis au titre de la liberté de la preuve depuis un arrêt de la Cour de cassation du 28?mars 2000 : « L’expertise biologique est de droit, sauf s’il existe un motif légitime de ne pas y procéder. » L’analyse des caractéristiques génétiques est, elle, utilisée à des fins médicales ou de recherche, pour détecter par exemple une maladie à transmission héréditaire comme la mucoviscidose, chez le nouveau-né, pendant la grossesse ou même lors du diagnostic préimplantatoire.


Paradoxe : on assiste donc à une « systématisation du recours à la génétique comme outil de progrès », a évoqué Florence Bellivier, tandis que des scientifiques mettent en garde contre tout déterminisme génétique.


 


Exceptionnalisme génétique : un encadrement strict


C’est notamment pour éviter ce déterminisme que la génétique fait, en France, l’objet d’un encadrement très strict. Si elle a d’emblée été perçue comme particulière, c’est en raison de la nature spécifique de l’information génétique. « Il s’agit d’une donnée ultra-sensible qui touche le cœur de la vie privée, potentiellement discriminante, identifiante par elle-même, et qui peut être angoissante car elle donne un sentiment d’inéluctabilité », a affirmé Florence Bellivier, puisque c’est une donnée qui s’exprime le plus souvent par une simple probabilité. Est donc apparue dès les années 90 la notion d’ « exceptionnalisme génétique » : l’information génétique ne peut pas faire l’objet d’un traitement comme n’importe quelle information médicale – ce que l’on retrouve d’ailleurs dans le Règlement général pour la protection des données (RGPD), entré en application le 25 mai 2018.


La professeure de droit est revenue sur le « socle » mis en place dès 1994?par le législateur : des lois bioéthiques, déclinées dans le Code civil, celui de la santé publique et le Code pénal, parallèlement à la constitution d’un corpus international, notamment avec la Convention d’Oviedo de 1997. Une « armature étoffée de soft law », soit les déclarations de l’UNESCO, l’avis du Comité consultatif national d’éthique et de l’Académie de médecine, ou encore les productions des agences sanitaires. Au titre des interdits fondateurs, on compte notamment celui qui est de toucher à ce qui est considéré comme l’intégrité de l’espèce humaine.
Ainsi, si la modification des cellules somatiques est permise, les pratiques qui conduisent à modifier la descendance d’une personne sont prohibées de manière absolue (article 16-4
?du Code civil). L’interdiction de créer des embryons transgéniques et chimériques a également été ajoutée lors de la révision des lois bioéthiques de 2011.


L’analyse du génome visant à recueillir des informations génétiques est quant à elle possible mais strictement encadrée. À cet effet, les examens génétiques ne peuvent être entrepris qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique. Ainsi, le fait pour un individu d’avoir recours à un test génétique en-dehors du cadre médical – et notamment via un test disponible en ligne – est prohibé par le Code, a souligné Florence Bellivier. Par ailleurs, les textes exigent le consentement exprès écrit de la personne quant à la nature et à la finalité de l’examen, et le législateur a organisé un système obligatoire d’information des membres de la famille très complexe. Enfin, le législateur a interdit que l’utilisation des tests génétiques puisse être dévoyée et que l’information qui en découle ne serve à des pratiques de sélection dans le domaine du travail ou de l’assurance. Et lorsque les données génétiques sont rassemblées à des fins de recherche, celles-ci doivent être déclarées à la CNIL, et le donneur, qui doit être régulièrement informé des recherches menées, a le droit de se retirer à tout moment. « On voit bien qu’on a une politique juridique qui consiste à circonscrire l’analyse du génome, de sorte que l’information soit recherchée et exploitée quand il y va de l’intérêt des personnes, mais qu’elle ne soit pas source d’angoisse inutile, de discrimination, d’eugénisme, et qu’elle n’ait pas pour effet de cataloguer, catégoriser, discriminer », a conclu Florence Bellivier.


 


Dans les travaux de révision, « Rien n’atteste l’idée d’un superhéros génétique »


Les travaux de révision en cours des lois bioéthiques vont-ils alors changer la donne ? Christine Noiville l’a assuré, « rien dans les débats actuels n’atteste l’idée d’un superhéros génétique, tout atteste au contraire d’une volonté de protéger la personne contre les dangers d’une politique trop géno-centrée ». La chercheuse au CNRS a ainsi observé une « grande réticence » à l’égard des tests à la demande qui viseraient à établir une « carte d’identité » des risques génétiques de chacun, ou des tests pré-conceptionnels que souhaitent réaliser de plus en plus de couples (avant de concevoir des enfants et alors même qu’ils sont en bonne santé, au cas où la combinaison de leurs gènes pourrait faire naître une anomalie génétique chez leur descendance) ; mais aussi à l’égard des évolutions du dépistage prénatal. « Dans certains pays comme la Belgique ou la Hollande, le choix a été fait de profiter du dépistage systématique de la trisomie 21?pour rechercher chez le fœtus tout une série d’anomalies génétiques, mais la France entend s’en tenir aux trisomies »,
a affirmé Christine Noiville. « On se doute que derrière cette réticence, il y a aussi tout une série de considérations pratiques, économiques. Notre système de soins en a-t-il les moyens ? Mais c’est d’abord une volonté de respecter les fondamentaux et de protéger les personnes contre l’illusion selon laquelle la génétique peut tout expliquer, tout maîtriser. »


Une préoccupation qui se retrouve dans les débats en cours, a-t-elle indiqué, et notamment la question des informations fortuites et secondaires. En effet, quand l’analyse des caractéristiques génétiques des patients est menée, il se peut que d’autres anomalies apparaissent fortuitement et s’imposent. D’autres informations peuvent également être recherchées délibérément, l’idée étant d’utiliser le séquençage comme une occasion de rechercher secondairement des prédispositions génétiques. « Faut-il donner au patient ces informations-là ? Faut-il même aller les rechercher ? », s’est demandé Christine Noiville, qui a ajouté que « sur le sujet, les travaux préparatoires sont très mesurés. On ressent à travers eux une volonté de penser l’information en fonction de l’utilité, et de proscrire toute idée d’information systématique, mécanique. Par exemple, il est inutilement anxiogène d’annoncer à une femme enceinte que le séquençage montre un risque non chiffrable de léger retard mental. »


Malgré la grande prudence des travaux en cours, ces derniers ont mis en avant des adaptations nécessaires, en premier lieu car le législateur se confronte à l’effectivité des règles édictées.
Par exemple, certaines règles paraissent décalées, ineffectives, comme l’interdiction de solliciter l’examen des caractéristiques génétiques en-dehors du cadre médical. « Les faits attestent que cet interdit est vide d’effet quand se développent à l’étranger des tests en ligne sans considération de notre législation, qui peuvent être pratiqués facilement sur soi, et dont la lecture et le diagnostic se font à distance : il n’est donc pas étonnant que cet interdit soit transgressé et ineffectif. Le législateur doit arbitrer entre symbole et effectivité pratique », a appuyé Christine Noiville.


En outre, les débats ont fait ressortir qu’il serait bon que la norme juridique s’adapte à l’évolution des techniques et du débat éthique. Ainsi, certains examens génétiques aujourd’hui impossibles sont ressentis comme utiles, comme les examens génétiques sur des personnes décédées par exemple, qui pourraient avoir un intérêt pour les collatéraux. En l’état, ces examens sont difficiles à réaliser car il faut obtenir le consentement de la personne de son vivant, qui, généralement, est décédée sans avoir eu le temps de le donner : « Il y a une volonté de faire en sorte que ce soit possible quand la personne, de son vivant, ne s’y était pas opposée », a affirmé la chercheuse. Inversement, des pratiques admises sont remises en question. Alors qu’il y a 15 ans, on autorisait la technique du diagnostic préimplantatoire qui permettait de faire naître des bébés du « double espoir » (dont on s’est assuré de la compatibilité avec l’enfant malade pour prélever chez lui des cellules souches afin de soigner son frère ou sa sœur aîné(e)), aujourd’hui, « On constate que cette technique pose davantage de problèmes éthiques qu’elle n’apporte de réponses aux couples, et l’idée serait de la supprimer de notre loi. »


Cependant, Christine Noiville a fait remarquer que si la plupart des remparts résistaient, d’autres étaient « mis à l’épreuve », tel que l’interdit posé à l’article?16-4?du Code civil selon lequel aucune transformation ne peut être apportée au caractère génétique dans le but de modifier la descendance de la personne. En effet, un récent rapport parlementaire s’est interrogé sur le point de savoir s’il serait réellement problématique de modifier génétiquement des cellules germinales, des embryons, quand cela présente un intérêt clinique. Est-ce qu’il serait plus problématique que cela de modifier génétiquement un embryon avant de l’implanter que de sélectionner dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation des embryons sans anomalie, ou que de permettre une interruption médicale de grossesse lorsque le fœtus est atteint d’une anomalie ? Le rapport, tout en affirmant qu’il est peut-être trop tôt pour s’engager dans cette voie, s’autorise tout de même la réflexion, et pour la chercheuse, « On voit là une lézarde dans un socle qui paraissait immuable. »


 


« Changement d’échelle » du séquençage du génome, quelles problématiques ?


En dépit de la prudence émanant des travaux en cours, il n’en reste pas moins que « La production de l’information génétique s’est aujourd’hui banalisée, au point que certains pensent que nous vivons dans une société génomique », a commenté Florence Bellivier, qui a témoigné d’un « engouement croissant pour les informations que produisent certains outils de la génétique », aussi bien de la part du grand public, en témoigne le succès des tests génétiques en ligne, mais aussi des politiques publiques de recherche et de santé. Le plan France médecine génomique 2025?vise ainsi à ce que le séquençage du génome devienne un élément habituel du parcours de soin. « Il s’agira par exemple de prélever un patient qui se fait enlever une partie du foie car il est atteint d’un cancer : on séquencera le génome, on en tirera des données qui permettront aux médecins d’affiner leur diagnostic et d’adapter le traitement. Et on conservera ces données pour les agréger à d’autres et constituer le support de nouvelles recherches susceptibles de faire progresser les grandes maladies de notre temps », a expliqué la professeure.


Face aux progrès amenés à être réalisés, Christine Noiville a pour sa part estimé que notre droit, malgré « la vigilance des institutions », était « fragilisé par le changement d’échelle du séquençage du génome ». En effet, la génomique se déploie dans un marché ultra compétitif, où le séquençage haut débit du génome débouche sur des masses considérables de données génétiques à l’intérêt hautement stratégique. « La routinisation de l’analyse génétique et la multiplication des données ainsi produites justifie-t-elle que soit modifié l’exceptionnalisme des règles de droit en la matière ? », s’est interrogée Florence Bellivier. « La question est de savoir si se donner comme projet de décrypter le génome est de nature à nous rendre plus libres ou non », a de nouveau questionné la professeure de droit.


Pour Christine Noiville, le séquençage du génome pose des difficultés notamment quant à la manière d’articuler au mieux les intérêts de l’individu d’un côté et de la collectivité de l’autre, car la politique de séquençage de routine est entreprise non seulement dans l’intérêt du patient, mais plus généralement au nom de la recherche. De plus en plus de chercheurs se demandent alors si les règles de consentement de l’individu à la recherche vont être revues, afin que celle-ci soit facilitée. « C’est déjà dans la direction d’un assouplissement que la loi du 5 mars 2012?a fait évoluer notre droit », a ajouté Christine Noiville : le consentement à la recherche reste indispensable, mais dans le cas d’une réutilisation des échantillons et des données pour une autre recherche, l’absence d’opposition est suffisante. « Faut-il aller plus loin ? Va-t-on vers un consentement global, un blanc-seing à toute recherche ? Comment faire évoluer le système de façon à ce qu’il reste protecteur des personnes ? »


Se pose aussi la question de la maîtrise de ces informations, de plus en plus nombreuses et de plus en plus exploitées. Selon Christine Noiville, plusieurs problématiques sont ici en jeu : « Qui va les stocker, les gérer ? Va-t-on vers un système comme le système américain qui fait intervenir un certain nombre d’entreprises privées, y compris Google ? Comment faire en sorte que le principe selon lequel les données génétiques ne peuvent pas être utilisées comme outils de discrimination tienne par rapport à ces évolutions ? Et comment éviter que le séquençage routinier fasse basculer dans un système où il y aurait une injonction à se tester pour savoir de plus en plus, ou l’information génétique deviendrait une valeur en soi, un outil de régulation ? »


 


Le succès du FNAEG est à nuancer


Du côté du droit pénal, la génétique pose essentiellement la question de l’analyse génétique (soit l’analyse des tissus biologiques : sang, bulbes de cheveux, etc.) comme mode de preuve et d’identification des auteurs d’infractions. Comme l’a rappelé Frédéric Desportes, avocat général à la chambre criminelle de la Cour de cassation, chacun possède une empreinte génétique qui lui est propre. À partir d’une empreinte génétique retrouvée sur une scène de crime, il est donc facile d’attribuer cette trace à une personne qui a la même empreinte génétique – « c’est le même principe qu’avec une empreinte digitale », a résumé Frédéric Desportes.


À ce titre, l’affaire Guy Georges est d’ailleurs à l’origine de la création, en 1998, du FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques), suite à l’arrestation du célèbre tueur en série, confondu par son ADN. Le fichier « sert à faciliter l’identification et la recherche des auteurs d’infractions à l’aide de leur profil génétique », selon la CNIL, et y figurent des empreintes génétiques extraites de traces inconnues, des empreintes génétiques de personnes condamnées pour l’une des infractions énumérées à l’article?706-55?du Code de procédure pénale, et des empreintes génétiques des personnes qui ont été mises en cause dans une procédure, à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants, qu’elles ont commis l’une de ces infractions. Ledit fichier connaît d’ailleurs un « succès fulgurant », a affirmé l’avocat général : alors qu’il contenait 4 500 inscriptions d’empreintes en 2002, aujourd’hui, il n’en compte pas moins de 3,4 millions, dont 2,9 millions de personnes identifiées, condamnées ou en cause.


Frédéric Desportes a toutefois tenu à nuancer la portée de l’analyse ADN. « On a pu dire à son propos que c’était la nouvelle “reine des preuves”. On a parlé aussi de “preuve absolue”. L’ADN, par son côté scientifique, presque implacable, joue un rôle considérable dans les affaires sensibles, pour mettre en cause ou disculper. Mais attention à ne pas lui attribuer plus de poids qu’elle n’en a.
L’analyse ADN permet d’attribuer telle trace à telle personne, et non d’établir qu’une personne a commis une infraction
. »


L’avocat général s’est également étendu sur les questions soulevées par cette analyse, relatives à la protection de la vie privée. En effet, comme Christine Noiville et Florence Bellivier l’ont également indiqué, l’ADN, qui comporte un certain nombre d’informations intéressant la vie personnelle, peut faire apparaître des prédispositions et anomalies, ou encore l’origine ethnique d’une personne, ce qui « peut être le noyau d’une stigmatisation et doit être utilisé avec précaution », a insisté Frédéric Desportes. Ainsi, dans l’arrêt Harper c. Royaume-Uni de 2008, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a pu juger que la simple conservation des empreintes génétiques constitue une ingérence dans la vie privée. Il s’agit d’établir une balance entre la protection des libertés fondamentales et d’autres intérêts.


« Le progrès technique offre de nouveaux moyens d’investigation, et la pratique policière et judiciaire sont tentées de s’engouffrer dans cette ouverture. Derrière, la jurisprudence et le législateur sont amenés à arbitrer, à fixer les limites de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas », a estimé l’avocat général.


 


Conservation des empreintes : quid de la vie privée ?


Quelles sont justement les règles prévues par le législateur pour assurer la protection des intérêts des personnes dont l’empreinte génétique a été enregistrée ? En l’état actuel des textes, le législateur distingue deux cas de figure. D’abord, les personnes condamnées sur la base des infractions prévues à l’article?706-55?du Code de procédure pénale. Pour ces personnes, les règles sont simples,
a expliqué Frédéric Desportes : les empreintes sont conservées pour une durée de 40 ans, sans aucune possibilité de les effacer avant expiration du délai. S’agissant des personnes mises en cause (contre lesquelles il existe des indices graves ou concordants qu’elles ont pu commettre les infractions en question),
la durée de conservation est de 25 ans, avec une possibilité d’effacement ouverte à l’initiative du procureur de la République, qui agit d’office ou à la demande de l’intéressé.


Ce dispositif est-il suffisamment protecteur des intérêts des personnes ? Dans un arrêt Aycaguer c. France du 22 juin 2017, la Cour européenne a répondu par la négative. Il s’agissait là d’une personne qui avait participé à une manifestation au sein d’un syndicat, et qui avait frappé des membres des forces de l’ordre, au cours d’une échauffourée, avec son parapluie. L’homme avait été condamné pour violences volontaires n’ayant entraîné aucune ITT (interruption temporaire de travail) sur personne ayant autorité publique, et il avait été décidé d’opérer un prélèvement biologique au vu de l’inscription de son empreinte génétique au FNAEG. L’individu avait alors refusé ce prélèvement, invoquant une ingérence excessive dans sa vie privée ; condamné, son pourvoi avait été rejeté. La CEDH saisie, cette dernière lui a donné raison, rappelant que « les fichiers à vocation pénale contenant des données personnelles ne sauraient être mis en œuvre dans une logique excessive de maximalisation des informations qui y sont placées et de la durée de leur conservation », et a ajouté que l’appréciation des États est restreinte quand un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité de l’individu se trouve en jeu.
En outre, la Cour a jugé la durée de 40 ans excessive, et l’absence totale de possibilité d’effacement comme étant une mesure disproportionnée, rappelant que le Conseil constitutionnel, en 2010, saisi par une question prioritaire de constitutionnalité par la Cour de cassation, avait émis une réserve d’interprétation en indiquant qu’il serait souhaitable que les durées de conservation au FNAEG soient adaptées à la gravité et à la nature des infractions, très diverses.


« Cette condamnation a appelé une réaction législative et réglementaire. Au cours de la discussion sur la loi de programmation de la justice, un amendement a été adopté sur l’initiative de la commission des lois, qui ouvre aux personnes condamnées la possibilité de demander l’effacement de l’inscription au FNAEG avant l’expiration du délai de 40?ans », a commenté Frédéric Desportes (la loi de programmation de la justice, promulguée depuis – le 23 mars 2019?–, le prévoit en effet à son article 85, ndlr).


Toutefois, pour l’avocat général, le risque est que cette durée de 40 ans ne change pas. (Et en effet, la loi de programmation n’y a pas touché, ndlr). Frédéric Desportes a ainsi souligné que la chambre criminelle, après que l’arrêt de la CEDH a été rendu, a eu l’occasion d’examiner la conventionnalité d’une condamnation pour refus de prélèvement. L’individu en question avait là aussi fait valoir qu’il s’agissait d’une intrusion excessive dans sa vie privée. En l’espèce, il s’agissait d’une personne mise en cause qui avait, elle, la possibilité de demander l’effacement des données du FNAEG. Mais la chambre criminelle a considéré que la simple possibilité de pouvoir demander l’effacement de l’inscription au fichier suffisait à assurer la conformité du dispositif aux exigences européennes, et n’a donc pas saisi l’opportunité de remettre en cause ce délai.


 


Une recherche en parentèle de plus en plus élargie


En principe, le FNAEG est conçu pour rapprocher les empreintes génétiques identiques qui permettent d’identifier directement la personne concernée. Mais est apparue aux USA une recherche dite « en parentèle » : il ne s’agit pas ici d’identifier la même personne, la personne à l’origine de la trace, mais un parent, une personne apparentée à celle à l’origine de la trace biologique. L’intérêt est que l’on déduit que la personne à l’origine de la trace se situe dans l’entourage parental de la personne inscrite au fichier. Cela permet donc d’orienter les recherches dans cet entourage parental, pour mieux cibler le suspect. Aux yeux de Frédéric Desportes, il s’agit d’un « dispositif séduisant, car cela démultiplie les capacités d’investigation offertes par le FNAEG. Mais cela pose des interrogations au regard de la vie privée, dans la mesure où cela revient à un fichage indirect des personnes qui se trouvent dans l’entourage parental des personnes fichées ».


Ce dispositif, mis en œuvre par la pratique judiciaire, a cependant été encadré par un protocole signé en 2011?entre le directeur des Affaires criminelles et des Grâces, le directeur général de la Police nationale et le directeur général de la Gendarmerie nationale, qui a prévu qu’il n’était possible qu’en matière criminelle, seulement au cours de l’instruction, et que seuls les ascendants et descendants en ligne directe pourraient être recherchés. Toutefois, les conditions ont été considérablement élargies depuis. En effet, le législateur a consacré la possibilité de cette recherche en parentèle par la loi du 3 juin 2016?relative à la criminalité organisée, à l’article 56-1-1?du Code de procédure pénale, en permettant que cette recherche soit effectuée au cours des enquêtes, et non plus seulement au cours des instructions. Par ailleurs, la chambre criminelle, amenée à examiner la conformité de cette recherche en parentèle au regard du droit antérieur (donc pour une recherche en parentèle faite avant 2016), a indiqué que la recherche était possible en matière criminelle et correctionnelle, et a admis qu’elle pouvait non seulement s’effectuer en ligne directe, mais aussi en ligne collatérale.


 


Portrait-robot génétique : vers un encadrement ?


Les progrès de la science ont permis que l’on puisse, à partir de l’analyse de l’ADN contenu dans une trace biologique, extraire un certain nombre d’éléments permettant de connaître les traits morphologiques apparents d’une personne : couleur des yeux, des cheveux, de la peau. Encore assez peu précis, ce « portrait-robot génétique », ou « photographie génétique », pourrait bien, d’ici quelques années, permettre de cerner la forme du menton, des oreilles, et, plus tard encore, de projeter une image tridimensionnelle du visage, du corps.


« Quand on a tenté d’identifier une personne par rapprochement de ses empreintes génétiques et que l’on n’a pas réussi, on peut se rabattre sur cette solution. Le portrait-robot génétique a des avantages : il ne suppose pas la présence de témoins, et n’est pas affecté par les biais subjectifs qui affectent le portrait-robot classique. Il s’agit en outre des vrais traits du visage. Ce qui est aussi un inconvénient, car si la personne s’est dissimulée avec des lentilles et une perruque, cela complique la tâche »,  a expliqué Frédéric Desportes.


Si recourir au portrait-robot génétique est donc tentant, ce recours est-il légal ? Comme évoqué plus tôt, le Code civil distingue entre l’identification d’une personne par ses empreintes génétiques, et l’examen des caractéristiques génétiques de la personne, qui se fait avec son consentement. Le fait d’analyser les caractéristiques génétiques d’une personne aux fins de déterminer ses traits apparents (sans son consentement, donc), entre-t-il alors dans les prévisions des articles 16-10?et -11
Code civil ? Car si l’on considère que ces articles régissent l’ensemble des possibilités d’utiliser l’ADN, cette utilisation est illégale. Or, Frédéric Desportes a mentionné que la chambre criminelle de la Cour de cassation avait été saisie de cette question dans une affaire de viols en série qui s’étaient déroulés à Lyon, affaire dans laquelle le juge d’instruction avait ordonné une expertise tendant à ce qu’il soit procédé à une analyse ADN pour fournir des éléments relatifs aux caractéristiques morphologique apparente du suspect.
En l’espèce, le rapport de l’expert précisait que l’intéressé était de sexe masculin, que ses yeux étaient « 
marron tendance foncée », son teint « clair tendance mat », ses cheveux « châtains ou bruns noir tendance foncée » : une photographie génétique que l’on peut qualifier de « relativement floue », a relevé Frédéric Desportes. Le juge d’instruction, s’interrogeant sur la validité de l’expertise ordonnée, a lui-même saisi la chambre de l’instruction pour que cette dernière se prononce, et elle l’a validée. Un pourvoi est formé par le procureur général, la chambre criminelle est saisie, et contre l’avis de l’avocat général (Frédéric Desportes, justement), cette dernière considère qu’il convient de valider cette expertise. Dans le rapport de la Cour de cassation, en 2014, on retrouve les raisons qui l’ont déterminée : selon la chambre criminelle, la mesure ne rentrait pas dans le champ d’application des articles 16-10
?et -11, car destinée à fournir des renseignements sur les caractéristiques morphologiques apparentes de la personne recherchée. Elle avait ainsi pour seule fin de permettre son identification, n’était pas destinée à mettre au jour des prédispositions pathologiques ou autres, et devait donc être validée.  Frédéric Desportes s’est tout de même interrogé sur les suites de l’arrêt de la chambre criminelle. À son sens, il est nécessaire qu’une intervention législative encadre ce procédé, pour déterminer par exemple quelles sont les infractions pour lesquelles de telles mesures peuvent être appliquées, afin de respecter une certaine proportionnalité. « Il faut aussi s’interroger sur les caractéristiques génétiques qui peuvent être mises au jour. Certaines caractéristiques génétiques apparentes révèlent des anomalies : albinisme, trisomie, etc. On peut aussi envisager qu’elles mettent au jour les origines ethniques de la personne, ce qui peut être problématique, puisque ce type d’analyse peut aboutir à stigmatiser une partie de la population »,
a alerté l’avocat général. Ce dernier a également estimé qu’il conviendrait de préciser la durée de conservation des analyses effectuées.


En droit comparé, la pratique du portrait-robot génétique n’est guère présente dans les textes. Le seul pays qui la reconnaît et la réglemente, a indiqué Frédéric Desportes, sont les Pays-Bas.

 


Bérengère Margaritelli


 


 


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