Séquençage routinier et haut débit du génome,
évolutions du dépistage prénatal, portrait-robot génétique… Comment maintenir
une balance entre progrès, éthique et vie privée, dans un monde où le recours à
la génétique se systématise ? Telle est la question à laquelle Florence
Bellivier, Christine Noiville et Frédéric Desportes, respectivement professeure
de droit, chercheuse au CNRS et avocat général, ont apporté leurs lumières, à
la Cour de cassation, le 14 février dernier.
Dans le cadre de son cycle « droit et bioéthique », la
Cour de cassation organisait, le 14 février dernier, une conférence
consacrée aux avancées de la génétique, qui soulèvent des problématiques
auxquelles notre droit est de plus en plus confronté. Un droit qui doit alors
arbitrer pour ne pas trop museler les espoirs que ces progrès suscitent ;
pour s’adapter, dans une certaine mesure, aux évolutions ; mais aussi pour
encadrer cette science et éviter les dérives qu’elle pourrait engendrer.
Florence Bellivier, professeure de droit à l’université Paris X,
l’a souligné : depuis qu’elles existent, biologie et génétique ont
provoqué enthousiasme et crainte – « On aurait d’ailleurs pu imaginer qu’après
la Seconde Guerre mondiale, la génétique aurait sombré ! » C’était
sans compter la découverte, au début des années 50, du rôle de l’ADN dans
les mécanismes de transmission héréditaire, l’irruption des techniques de génie
génétique dans les années 60, puis la découverte des empreintes génétiques
et la production de la vie humaine hors du corps dans les années 80, sans
oublier la mise au point d’une technique de séquençage des génomes ;
autant de découvertes qui ont eu des répercussions profondes, notamment sur le
droit. Toutefois, à la fin des années 90, après la naissance de la brebis
Dolly par clonage reproductif, l’idée d’appliquer cette reproduction
artificielle à l’humain fait l’objet « d’une réprobation unanime, et de
sanctions pénales très dissuasives », a rappelé la professeure.
Aujourd’hui, c’est la modification des gènes qui fait beaucoup parler
d’elle. Fin 2018, un chercheur chinois affirmait ainsi avoir fait naître des
jumelles génétiquement modifiées. Pour autant, ce n’est pas sur ce terrain que
Florence Bellivier a souhaité emmener son auditoire, mais plutôt sur celui de
la génétique comme outil de compréhension et d’analyse du génome, « de
façon, certes, beaucoup moins spectaculaire, beaucoup plus souterraine, mais
tout aussi importante ».
En effet, depuis les années 90, on séquence des génomes entiers et
on recourt de façon de plus en plus routinière aux empreintes génétiques,
c’est-à-dire au rapprochement à des fins identificatoires de portions de gènes.
Que ce soit en matière pénale ou en matière civile, dans le contentieux de la
filiation, où cela a été admis au titre de la liberté de la preuve depuis un
arrêt de la Cour de cassation du 28?mars
2000 : « L’expertise biologique est de droit, sauf s’il existe un
motif légitime de ne pas y procéder. » L’analyse des caractéristiques
génétiques est, elle, utilisée à des fins médicales ou de recherche, pour
détecter par exemple une maladie à transmission héréditaire comme la
mucoviscidose, chez le nouveau-né, pendant la grossesse ou même lors du
diagnostic préimplantatoire.
Paradoxe : on assiste donc à une « systématisation du
recours à la génétique comme outil de progrès », a évoqué Florence
Bellivier, tandis que des scientifiques mettent en garde contre tout
déterminisme génétique.
Exceptionnalisme génétique :
un encadrement strict
C’est notamment pour éviter ce déterminisme que la génétique fait, en
France, l’objet d’un encadrement très strict. Si elle a d’emblée été perçue
comme particulière, c’est en raison de la nature spécifique de l’information
génétique. « Il s’agit d’une donnée ultra-sensible qui touche le cœur
de la vie privée, potentiellement discriminante, identifiante par elle-même, et
qui peut être angoissante car elle donne un sentiment d’inéluctabilité »,
a affirmé Florence Bellivier, puisque c’est une donnée qui s’exprime le plus
souvent par une simple probabilité. Est donc apparue dès les années 90 la
notion d’ « exceptionnalisme génétique » :
l’information génétique ne peut pas faire l’objet d’un traitement comme
n’importe quelle information médicale – ce que l’on retrouve d’ailleurs dans le
Règlement général pour la protection des données (RGPD), entré en application
le 25 mai 2018.
La professeure de droit est revenue sur le « socle » mis en
place dès 1994?par le législateur : des lois bioéthiques,
déclinées dans le Code civil, celui de la santé publique et le Code pénal,
parallèlement à la constitution d’un corpus international, notamment avec la
Convention d’Oviedo de 1997. Une « armature étoffée de soft
law », soit les déclarations de l’UNESCO, l’avis du Comité consultatif
national d’éthique et de l’Académie de médecine, ou encore les productions des
agences sanitaires. Au titre des interdits fondateurs, on compte notamment
celui qui est de toucher à ce qui est considéré comme l’intégrité de l’espèce
humaine.
Ainsi, si la modification des cellules somatiques est permise, les pratiques
qui conduisent à modifier la descendance d’une personne sont prohibées de
manière absolue (article 16-4?du Code
civil). L’interdiction de créer des embryons transgéniques et chimériques a
également été ajoutée lors de la révision des lois bioéthiques de 2011.
L’analyse du génome visant à recueillir des informations génétiques est
quant à elle possible mais strictement encadrée. À cet effet, les examens
génétiques ne peuvent être entrepris qu’à des fins médicales ou de recherche
scientifique. Ainsi, le fait pour un individu d’avoir recours à un test
génétique en-dehors du cadre médical – et notamment via un test
disponible en ligne – est prohibé par le Code, a souligné Florence Bellivier.
Par ailleurs, les textes exigent le consentement exprès écrit de la personne
quant à la nature et à la finalité de l’examen, et le législateur a organisé un
système obligatoire d’information des membres de la famille très complexe.
Enfin, le législateur a interdit que l’utilisation des tests génétiques puisse
être dévoyée et que l’information qui en découle ne serve à des pratiques de
sélection dans le domaine du travail ou de l’assurance. Et lorsque les données génétiques
sont rassemblées à des fins de recherche, celles-ci doivent être déclarées à la
CNIL, et le donneur, qui doit être régulièrement informé des recherches menées,
a le droit de se retirer à tout moment. « On voit bien qu’on a une
politique juridique qui consiste à circonscrire l’analyse du génome, de sorte
que l’information soit recherchée et exploitée quand il y va de l’intérêt des
personnes, mais qu’elle ne soit pas source d’angoisse inutile, de
discrimination, d’eugénisme, et qu’elle n’ait pas pour effet de cataloguer,
catégoriser, discriminer », a conclu Florence Bellivier.
Dans les travaux de révision,
« Rien n’atteste l’idée d’un superhéros génétique »
Les travaux de révision en cours des lois bioéthiques vont-ils alors
changer la donne ? Christine Noiville l’a assuré, « rien dans les
débats actuels n’atteste l’idée d’un superhéros génétique, tout atteste au
contraire d’une volonté de protéger la personne contre les dangers d’une
politique trop géno-centrée ». La chercheuse au CNRS a ainsi observé
une « grande réticence » à l’égard des tests à la demande qui
viseraient à établir une « carte d’identité » des risques génétiques
de chacun, ou des tests pré-conceptionnels que souhaitent réaliser de plus en
plus de couples (avant de concevoir des enfants et alors même qu’ils sont en
bonne santé, au cas où la combinaison de leurs gènes pourrait faire naître une
anomalie génétique chez leur descendance) ; mais aussi à l’égard des
évolutions du dépistage prénatal. « Dans certains pays comme la Belgique
ou la Hollande, le choix a été fait de profiter du dépistage systématique de la
trisomie 21?pour rechercher chez le fœtus tout une série
d’anomalies génétiques, mais la France entend s’en tenir aux trisomies »,
a affirmé Christine Noiville. « On se doute que derrière cette
réticence, il y a aussi tout une série de considérations pratiques,
économiques. Notre système de soins en a-t-il les moyens ? Mais c’est
d’abord une volonté de respecter les fondamentaux et de protéger les personnes
contre l’illusion selon laquelle la génétique peut tout expliquer, tout
maîtriser. »
Une préoccupation qui se retrouve dans les débats en
cours, a-t-elle indiqué, et notamment la question des informations fortuites et
secondaires. En effet, quand l’analyse des caractéristiques génétiques des
patients est menée, il se peut que d’autres anomalies apparaissent fortuitement
et s’imposent. D’autres informations peuvent également être recherchées
délibérément, l’idée étant d’utiliser le séquençage comme une occasion de
rechercher secondairement des prédispositions génétiques. « Faut-il
donner au patient ces informations-là ? Faut-il même aller les
rechercher ? », s’est demandé Christine Noiville, qui a
ajouté que « sur le sujet, les travaux préparatoires sont très mesurés.
On ressent à travers eux une volonté de penser l’information en fonction de
l’utilité, et de proscrire toute idée d’information systématique, mécanique. Par
exemple, il est inutilement anxiogène d’annoncer à une femme enceinte que le
séquençage montre un risque non chiffrable de léger retard mental. »
Malgré la grande prudence des travaux en cours, ces derniers ont mis en
avant des adaptations nécessaires, en premier lieu car le législateur se
confronte à l’effectivité des règles édictées.
Par exemple, certaines règles paraissent décalées, ineffectives, comme
l’interdiction de solliciter l’examen des caractéristiques génétiques en-dehors
du cadre médical. « Les faits attestent que cet interdit est vide
d’effet quand se développent à l’étranger des tests en ligne sans considération
de notre législation, qui peuvent être pratiqués facilement sur soi, et dont la
lecture et le diagnostic se font à distance : il n’est donc pas étonnant
que cet interdit soit transgressé et ineffectif. Le législateur doit arbitrer
entre symbole et effectivité pratique », a appuyé Christine Noiville.
En outre, les débats ont fait ressortir qu’il serait
bon que la norme juridique s’adapte à l’évolution des techniques et du débat
éthique. Ainsi, certains examens génétiques aujourd’hui impossibles sont
ressentis comme utiles, comme les examens génétiques sur des personnes décédées
par exemple, qui pourraient avoir un intérêt pour les collatéraux. En l’état,
ces examens sont difficiles à réaliser car il faut obtenir le consentement de
la personne de son vivant, qui, généralement, est décédée sans avoir eu le
temps de le donner : « Il y a une volonté de faire en sorte que ce soit possible quand la personne, de son vivant,
ne s’y était pas opposée », a affirmé la chercheuse.
Inversement, des pratiques admises sont remises en question. Alors qu’il y a
15 ans, on autorisait la technique du diagnostic préimplantatoire qui
permettait de faire naître des bébés du « double espoir »
(dont on s’est assuré de la compatibilité avec l’enfant malade pour prélever
chez lui des cellules souches afin de soigner son frère ou sa sœur aîné(e)),
aujourd’hui, « On constate que cette technique pose davantage de
problèmes éthiques qu’elle n’apporte de réponses aux couples, et l’idée serait
de la supprimer de notre loi. »
Cependant, Christine Noiville a fait remarquer que si la plupart des
remparts résistaient, d’autres étaient « mis à l’épreuve »,
tel que l’interdit posé à l’article?16-4?du Code civil selon lequel aucune transformation ne peut être apportée
au caractère génétique dans le but de modifier la descendance de la personne.
En effet, un récent rapport parlementaire s’est interrogé sur le point de
savoir s’il serait réellement problématique de modifier génétiquement des
cellules germinales, des embryons, quand cela présente un intérêt clinique.
Est-ce qu’il serait plus problématique que cela de modifier génétiquement un
embryon avant de l’implanter que de sélectionner dans le cadre de l’assistance
médicale à la procréation des embryons sans anomalie, ou que de permettre une
interruption médicale de grossesse lorsque le fœtus est atteint d’une
anomalie ? Le rapport, tout en affirmant qu’il est peut-être trop tôt pour
s’engager dans cette voie, s’autorise tout de même la réflexion, et pour la
chercheuse, « On voit là une lézarde dans un socle qui paraissait
immuable. »
« Changement d’échelle »
du séquençage du génome, quelles problématiques ?
En dépit de la prudence émanant des travaux en cours, il n’en reste pas
moins que « La production de l’information génétique s’est aujourd’hui
banalisée, au point que certains pensent que nous vivons dans une société
génomique », a commenté Florence Bellivier, qui a témoigné d’un
« engouement croissant pour les informations que produisent certains
outils de la génétique », aussi bien de la part du grand public, en
témoigne le succès des tests génétiques en ligne, mais aussi des politiques
publiques de recherche et de santé. Le plan France médecine génomique 2025?vise ainsi à ce que le séquençage du génome devienne un élément habituel
du parcours de soin. « Il s’agira par exemple de prélever un patient
qui se fait enlever une partie du foie car il est atteint d’un cancer : on
séquencera le génome, on en tirera des données qui permettront aux médecins
d’affiner leur diagnostic et d’adapter le traitement. Et on conservera ces
données pour les agréger à d’autres et constituer le support de nouvelles
recherches susceptibles de faire progresser les grandes maladies de notre temps »,
a expliqué la professeure.
Face aux progrès amenés à être réalisés, Christine Noiville a pour sa
part estimé que notre droit, malgré « la vigilance des
institutions », était « fragilisé par le changement d’échelle
du séquençage du génome ». En effet, la génomique se déploie dans un
marché ultra compétitif, où le séquençage haut débit du génome débouche sur des
masses considérables de données génétiques à l’intérêt hautement stratégique.
« La routinisation de l’analyse génétique et la multiplication des
données ainsi produites justifie-t-elle que soit modifié l’exceptionnalisme des
règles de droit en la matière ? », s’est interrogée Florence
Bellivier. « La question est de savoir si se donner comme projet de
décrypter le génome est de nature à nous rendre plus libres ou non », a
de nouveau questionné la professeure de droit.
Pour Christine Noiville, le séquençage du génome pose des difficultés
notamment quant à la manière d’articuler au mieux les intérêts de l’individu
d’un côté et de la collectivité de l’autre, car la politique de séquençage de
routine est entreprise non seulement dans l’intérêt du patient, mais plus
généralement au nom de la recherche. De plus en plus de chercheurs se demandent
alors si les règles de consentement de l’individu à la recherche vont être
revues, afin que celle-ci soit facilitée. « C’est déjà dans la
direction d’un assouplissement que la loi du 5 mars 2012?a fait évoluer notre droit », a ajouté
Christine Noiville : le consentement à la recherche reste indispensable,
mais dans le cas d’une réutilisation des échantillons et des données pour une
autre recherche, l’absence d’opposition est suffisante. « Faut-il aller
plus loin ? Va-t-on vers un consentement global, un blanc-seing à toute
recherche ? Comment faire évoluer le système de façon à ce qu’il reste
protecteur des personnes ? »
Se pose aussi la question de la maîtrise de ces informations, de plus
en plus nombreuses et de plus en plus exploitées. Selon Christine Noiville,
plusieurs problématiques sont ici en jeu : « Qui va les stocker,
les gérer ? Va-t-on vers un système comme le système américain qui fait
intervenir un certain nombre d’entreprises privées, y compris Google ?
Comment faire en sorte que le principe selon lequel les données génétiques ne
peuvent pas être utilisées comme outils de discrimination tienne par rapport à
ces évolutions ? Et comment éviter que le séquençage routinier fasse
basculer dans un système où il y aurait une injonction à se tester pour savoir
de plus en plus, ou l’information génétique deviendrait une valeur en soi, un
outil de régulation ? »
Le succès du FNAEG est à nuancer
Du côté du droit pénal, la génétique pose essentiellement la question
de l’analyse génétique (soit l’analyse des tissus biologiques : sang,
bulbes de cheveux, etc.) comme mode de preuve et d’identification des auteurs
d’infractions. Comme l’a rappelé Frédéric Desportes, avocat général à la
chambre criminelle de la Cour de cassation, chacun possède une empreinte
génétique qui lui est propre. À partir d’une empreinte génétique retrouvée sur
une scène de crime, il est donc facile d’attribuer cette trace à une personne
qui a la même empreinte génétique – « c’est le même principe qu’avec
une empreinte digitale », a résumé Frédéric Desportes.
À ce titre, l’affaire Guy Georges est d’ailleurs à l’origine de la
création, en 1998, du FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes
génétiques), suite à l’arrestation du célèbre tueur en série, confondu par son
ADN. Le fichier « sert à faciliter l’identification et la recherche des
auteurs d’infractions à l’aide de leur profil génétique », selon la
CNIL, et y figurent des empreintes génétiques extraites de traces inconnues,
des empreintes génétiques de personnes condamnées pour l’une des infractions
énumérées à l’article?706-55?du Code de
procédure pénale, et des empreintes génétiques des personnes qui ont été mises
en cause dans une procédure, à l’encontre desquelles il existe des indices
graves ou concordants, qu’elles ont commis l’une de ces infractions. Ledit
fichier connaît d’ailleurs un « succès fulgurant », a affirmé
l’avocat général : alors qu’il contenait 4 500 inscriptions
d’empreintes en 2002, aujourd’hui, il n’en compte pas moins de
3,4 millions, dont 2,9 millions de personnes identifiées, condamnées
ou en cause.
Frédéric Desportes a toutefois tenu à nuancer la portée de l’analyse
ADN. « On a pu dire à son propos que c’était la nouvelle “reine des
preuves”. On a parlé aussi de “preuve absolue”. L’ADN, par son côté
scientifique, presque implacable, joue un rôle considérable dans les affaires
sensibles, pour mettre en cause ou disculper. Mais attention à ne pas lui
attribuer plus de poids qu’elle n’en a.
L’analyse ADN permet d’attribuer telle trace à telle personne, et non d’établir
qu’une personne a commis une infraction. »
L’avocat général s’est également étendu sur les questions soulevées par
cette analyse, relatives à la protection de la vie privée. En effet, comme
Christine Noiville et Florence Bellivier l’ont également indiqué, l’ADN, qui
comporte un certain nombre d’informations intéressant la vie personnelle, peut
faire apparaître des prédispositions et anomalies, ou encore l’origine ethnique
d’une personne, ce qui « peut être le noyau d’une stigmatisation et
doit être utilisé avec précaution », a insisté Frédéric Desportes.
Ainsi, dans l’arrêt Harper c. Royaume-Uni de 2008, la Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH) a pu juger que la simple conservation des empreintes
génétiques constitue une ingérence dans la vie privée. Il s’agit d’établir une
balance entre la protection des libertés fondamentales et d’autres intérêts.
« Le progrès technique offre de nouveaux moyens
d’investigation, et la pratique policière et judiciaire sont tentées de
s’engouffrer dans cette ouverture. Derrière, la jurisprudence et le législateur
sont amenés à arbitrer, à fixer les limites de ce qui est possible et de ce qui
ne l’est pas », a estimé l’avocat général.
Conservation des
empreintes : quid de la vie privée ?
Quelles sont justement les règles prévues par le législateur pour
assurer la protection des intérêts des personnes dont l’empreinte génétique a
été enregistrée ? En l’état actuel des textes, le législateur distingue
deux cas de figure. D’abord, les personnes condamnées sur la base des
infractions prévues à l’article?706-55?du Code de procédure pénale. Pour ces personnes, les règles sont
simples,
a expliqué Frédéric Desportes : les empreintes sont conservées pour une
durée de 40 ans, sans aucune possibilité de les effacer avant expiration
du délai. S’agissant des personnes mises en cause (contre lesquelles il existe
des indices graves ou concordants qu’elles ont pu commettre les infractions en
question),
la durée de conservation est de 25 ans, avec une possibilité d’effacement
ouverte à l’initiative du procureur de la République, qui agit d’office ou à la
demande de l’intéressé.
Ce dispositif est-il suffisamment protecteur des intérêts des
personnes ? Dans un arrêt Aycaguer c. France du 22 juin 2017, la Cour
européenne a répondu par la négative. Il s’agissait là d’une personne qui avait
participé à une manifestation au sein d’un syndicat, et qui avait frappé des
membres des forces de l’ordre, au cours d’une échauffourée, avec son parapluie.
L’homme avait été condamné pour violences volontaires n’ayant entraîné aucune
ITT (interruption temporaire de travail) sur personne ayant autorité publique,
et il avait été décidé d’opérer un prélèvement biologique au vu de
l’inscription de son empreinte génétique au FNAEG. L’individu avait alors
refusé ce prélèvement, invoquant une ingérence excessive dans sa vie privée ;
condamné, son pourvoi avait été rejeté. La CEDH saisie, cette dernière lui a
donné raison, rappelant que « les fichiers à vocation pénale contenant
des données personnelles ne sauraient être mis en œuvre dans une logique
excessive de maximalisation des informations qui y sont placées et de la durée
de leur conservation », et a ajouté que l’appréciation des États est
restreinte quand un aspect particulièrement important de l’existence ou de
l’identité de l’individu se trouve en jeu.
En outre, la Cour a jugé la durée de 40 ans excessive, et l’absence totale
de possibilité d’effacement comme étant une mesure disproportionnée, rappelant
que le Conseil constitutionnel, en 2010, saisi par une question prioritaire de
constitutionnalité par la Cour de cassation, avait émis une réserve
d’interprétation en indiquant qu’il serait souhaitable que les durées de
conservation au FNAEG soient adaptées à la gravité et à la nature des
infractions, très diverses.
« Cette condamnation a appelé une réaction législative et réglementaire.
Au cours de la discussion sur la loi de programmation de la justice, un
amendement a été adopté sur l’initiative de la commission des lois, qui ouvre
aux personnes condamnées la possibilité de demander l’effacement de
l’inscription au FNAEG avant l’expiration du délai de 40?ans », a commenté Frédéric Desportes (la loi de
programmation de la justice, promulguée depuis – le 23 mars 2019?–, le prévoit en effet à son article 85, ndlr).
Toutefois, pour l’avocat général, le risque est que cette durée de
40 ans ne change pas. (Et en effet, la loi de programmation n’y a pas
touché, ndlr). Frédéric Desportes a ainsi souligné que la chambre
criminelle, après que l’arrêt de la CEDH a été rendu, a eu l’occasion
d’examiner la conventionnalité d’une condamnation pour refus de prélèvement.
L’individu en question avait là aussi fait valoir qu’il s’agissait d’une
intrusion excessive dans sa vie privée. En l’espèce, il s’agissait d’une
personne mise en cause qui avait, elle, la possibilité de demander l’effacement
des données du FNAEG. Mais la chambre criminelle a considéré que la simple
possibilité de pouvoir demander l’effacement de l’inscription au fichier
suffisait à assurer la conformité du dispositif aux exigences européennes, et
n’a donc pas saisi l’opportunité de remettre en cause ce délai.
Une recherche en parentèle de
plus en plus élargie
En principe, le FNAEG est conçu pour rapprocher les empreintes
génétiques identiques qui permettent d’identifier directement la personne
concernée. Mais est apparue aux USA une recherche dite « en
parentèle » : il ne s’agit pas ici d’identifier la même personne, la
personne à l’origine de la trace, mais un parent, une personne apparentée à
celle à l’origine de la trace biologique. L’intérêt est que l’on déduit que la
personne à l’origine de la trace se situe dans l’entourage parental de la
personne inscrite au fichier. Cela permet donc d’orienter les recherches dans
cet entourage parental, pour mieux cibler le suspect. Aux yeux de Frédéric
Desportes, il s’agit d’un « dispositif séduisant, car cela démultiplie
les capacités d’investigation offertes par le FNAEG. Mais cela pose des
interrogations au regard de la vie privée, dans la mesure où cela revient à un
fichage indirect des personnes qui se trouvent dans l’entourage parental des
personnes fichées ».
Ce dispositif, mis en œuvre par la pratique judiciaire, a cependant été
encadré par un protocole signé en 2011?entre le
directeur des Affaires criminelles et des Grâces, le directeur général de la
Police nationale et le directeur général de la Gendarmerie nationale, qui a
prévu qu’il n’était possible qu’en matière criminelle, seulement au cours de
l’instruction, et que seuls les ascendants et descendants en ligne directe
pourraient être recherchés. Toutefois, les conditions ont été considérablement
élargies depuis. En effet, le législateur a consacré la possibilité de cette
recherche en parentèle par la loi du 3 juin 2016?relative à la criminalité organisée, à l’article 56-1-1?du Code de procédure pénale, en permettant que cette recherche soit
effectuée au cours des enquêtes, et non plus seulement au cours des
instructions. Par ailleurs, la chambre criminelle, amenée à examiner la
conformité de cette recherche en parentèle au regard du droit antérieur (donc
pour une recherche en parentèle faite avant 2016), a indiqué que la recherche
était possible en matière criminelle et correctionnelle, et a admis qu’elle
pouvait non seulement s’effectuer en ligne directe, mais aussi en ligne
collatérale.
Portrait-robot génétique : vers
un encadrement ?
Les progrès de la science ont permis que l’on puisse, à partir de
l’analyse de l’ADN contenu dans une trace biologique, extraire un certain
nombre d’éléments permettant de connaître les traits morphologiques apparents d’une
personne : couleur des yeux, des cheveux, de la peau. Encore assez peu
précis, ce « portrait-robot génétique », ou « photographie
génétique », pourrait bien, d’ici quelques années, permettre de cerner la
forme du menton, des oreilles, et, plus tard encore, de projeter une image
tridimensionnelle du visage, du corps.
« Quand on a tenté d’identifier une personne par rapprochement
de ses empreintes génétiques et que l’on n’a pas réussi, on peut se rabattre
sur cette solution. Le portrait-robot génétique a des avantages : il ne
suppose pas la présence de témoins, et n’est pas affecté par les biais
subjectifs qui affectent le portrait-robot classique. Il s’agit en outre des
vrais traits du visage. Ce qui est aussi un inconvénient, car si la personne s’est
dissimulée avec des lentilles et une perruque, cela complique la tâche », a expliqué Frédéric Desportes.
Si recourir au portrait-robot génétique est donc tentant, ce recours
est-il légal ? Comme évoqué plus tôt, le Code civil distingue entre
l’identification d’une personne par ses empreintes génétiques, et l’examen des
caractéristiques génétiques de la personne, qui se fait avec son consentement.
Le fait d’analyser les caractéristiques génétiques d’une personne aux fins de
déterminer ses traits apparents (sans son consentement, donc), entre-t-il alors
dans les prévisions des articles 16-10?et -11
Code civil ? Car si l’on considère que ces articles régissent l’ensemble
des possibilités d’utiliser l’ADN, cette utilisation est illégale. Or, Frédéric
Desportes a mentionné que la chambre criminelle de la Cour de cassation avait
été saisie de cette question dans une affaire de viols en série qui s’étaient
déroulés à Lyon, affaire dans laquelle le juge d’instruction avait ordonné une
expertise tendant à ce qu’il soit procédé à une analyse ADN pour fournir des
éléments relatifs aux caractéristiques morphologique apparente du suspect.
En l’espèce, le rapport de l’expert précisait que l’intéressé était de sexe
masculin, que ses yeux étaient « marron tendance foncée », son
teint « clair tendance mat », ses cheveux « châtains
ou bruns noir tendance foncée » : une photographie génétique que
l’on peut qualifier de « relativement floue », a relevé
Frédéric Desportes. Le juge d’instruction, s’interrogeant sur la validité de l’expertise
ordonnée, a lui-même saisi la chambre de l’instruction pour que cette dernière
se prononce, et elle l’a validée. Un pourvoi est formé par le procureur
général, la chambre criminelle est saisie, et contre l’avis de l’avocat général
(Frédéric Desportes, justement), cette dernière considère qu’il convient de
valider cette expertise. Dans le rapport de la Cour de cassation, en 2014, on
retrouve les raisons qui l’ont déterminée : selon la chambre criminelle,
la mesure ne rentrait pas dans le champ d’application des articles 16-10?et -11, car destinée à fournir des renseignements sur les
caractéristiques morphologiques apparentes de la personne recherchée. Elle
avait ainsi pour seule fin de permettre son identification, n’était pas
destinée à mettre au jour des prédispositions pathologiques ou autres, et
devait donc être validée. Frédéric
Desportes s’est tout de même interrogé sur les suites de l’arrêt de la chambre
criminelle. À son sens, il est nécessaire qu’une intervention législative
encadre ce procédé, pour déterminer par exemple quelles sont les infractions
pour lesquelles de telles mesures peuvent être appliquées, afin de respecter
une certaine proportionnalité. « Il faut aussi s’interroger sur les
caractéristiques génétiques qui peuvent être mises au jour. Certaines
caractéristiques génétiques apparentes révèlent des anomalies : albinisme,
trisomie, etc. On peut aussi envisager qu’elles mettent au jour les origines
ethniques de la personne, ce qui peut être problématique, puisque ce type d’analyse
peut aboutir à stigmatiser une partie de la population »,
a alerté l’avocat général. Ce dernier a également estimé qu’il conviendrait de
préciser la durée de conservation des analyses effectuées.
En droit comparé, la pratique du portrait-robot génétique n’est guère
présente dans les textes. Le seul pays qui la reconnaît et la réglemente, a
indiqué Frédéric Desportes, sont les Pays-Bas.
Bérengère
Margaritelli