JUSTICE

INTERVIEW. Violences intrafamiliales : « L’autorité parentale crée un lien de dépendance entre l’enfant et le parent agresseur »

INTERVIEW. Violences intrafamiliales : « L’autorité parentale crée un lien de dépendance entre l’enfant et le parent agresseur »
Ancienne membre de la Ciivise, Karen Sadlier souhaite voir évoluer la loi sur l'autorité parentale
Publié le 24/04/2024 à 16:07
Essentielle dans l’approche globale des violences intrafamiliales (VIF), la prise en charge psychologique doit intervenir le plus tôt possible afin que les violences puissent rester « comme une cicatrice, une blessure qui n’est plus active », estime la docteure en psychologie clinique Karen Sadlier, qui milite pour faire évoluer la loi relative à l'autorité parentale des mis en cause.

Survenue le 18 avril dernier, la relaxe d’Yves Milla, un délégué syndical Unsa police accusé de violences envers ses deux enfants et son ex-compagne, a relancé le débat sur les violences intrafamiliales (VIF). La cour d’appel de Metz a infirmé la condamnation en première instance du fonctionnaire à 18 mois de prison avec sursis et au retrait de son autorité parentale. Pourtant, selon la docteure en psychologie clinique Karen Sadlier, la prise en charge des VIF ne peut faire l’économie d’une rupture de dépendance entre la victime et le parent agresseur.

Dans un entretien au JSS, cette experte, consultante pour l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis et formatrice à l’Ecole nationale de la magistrature, plaide pour une évolution de la loi sur l’autorité parentale. Publiée au Journal officiel du 19 mars dernier, la loi visant à mieux protéger les enfants victimes de VIF rend certes plus systématique le retrait total de l’autorité parentale, mais seulement dans les cas d’infractions les plus graves. Elle fait également l’impasse sur l’obligation de signalement par le médecin, mesure phare de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont a fait partie Karen Sadlier, avant d’en démissionner fin 2023 à la suite du débarquement de son président, le juge Edouard Durand.

Journal spécial des sociétés : En quoi la prise en charge psychologique des violences intrafamiliales s’inscrit dans un parcours plus global ?

Karen Sadlier : La prise en charge psychologique est très limitée si la personne n'est pas en sécurité. Dans le cadre des violences dans le couple, on pourra seulement être dans l’accompagnement de la victime adulte et éventuellement de la covictime enfant. À ce niveau, il s’agit surtout d’aider la victime adulte à prendre une décision et de chercher les ressources nécessaires parce qu’elle aura sans doute besoin d’un accompagnement social, judiciaire, au logement... Pour les enfants, la problématique est de trouver des mécanismes efficaces. Ils sont très limités : le souci est qu’en France, il faut l’accord de l’autre détenteur de l'autorité parentale – ou, du moins, pas son désaccord. De fait, ce dernier peut toujours mettre un veto sur le suivi, ce qui complique beaucoup la situation. Surtout, l’autorité parentale crée un lien de dépendance entre l’enfant victime ou covictime et le parent agresseur.

Une fois que les enfants et l’adulte sont en sécurité, il y a deux cas de figure. Dans le premier, la personne n’a plus de contact avec l’agresseur : on peut alors travailler sur tous les troubles post-traumatiques et les éléments de violence qui se sont déroulés. On est dans la gestion des souvenirs. En revanche, si la victime adulte est toujours en contact avec l’agresseur, par exemple pour des décisions relatives aux enfants et à la parentalité, on œuvre uniquement pour réduire une détresse qui sera amenée à être réactivée. Concrètement, on fait deux pas en avant et un pas et demi en arrière ; c’est mieux que rien, mais ce n’est pas l’idéal. C’est un petit peu comme travailler avec des gens qui ont été pris dans une guerre et qui sont désormais dans un camp de réfugiés : même si c’est préférable qu’être dans la zone de guerre directement, des bombes continuent de tomber sur eux. 

JSS : L'auteur des violences fait-il également l’objet d’un suivi psychologique ? 

K. S. : Cela dépendra de la typologie de l’auteur. S’il se rend compte qu’il a un problème, on pourra travailler avec lui du point de vue thérapeutique. À l’inverse, certains ne voient pas où est le souci : ce n’est pas eux qui ont un comportement inadapté, c’est le partenaire, c’est la société, ce sont les autres. S’ils ne se remettent pas en question, il n’y a pas vraiment d’axe thérapeutique à adopter, d’autant que ce n’est pas non plus bon de trop travailler sur leur passé. Ils pourraient utiliser leur enfance pour se distancier de leur responsabilité sur les faits  pénalement répréhensibles. Ces auteurs répondent plutôt au contrôle social externe. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent plus approcher la victime, qu’ils auront plus de soucis s’ils font certaines choses, ou bien une ouverture de voie s’ils en font d’autres correctement. Dans ce cas, le suivi relève surtout de l’aspect criminologie.

JSS : Quels sont les enjeux de la prise en charge psychologique des enfants victimes ou covictimes de violences intrafamiliales ?

K. S. : D’un point de vue clinique, plus rapidement l’enfant est pris en charge, mis en sécurité et stabilisé, plus on pourra faire en sorte que les violences restent comme une cicatrice, une blessure qui n’est plus active. Malheureusement, dans les VIF et plus spécifiquement dans les violences dans le couple, les enfants sont généralement toujours en contact avec le parent agresseur. Ils peuvent continuer à être témoins de violences contre le parent victime, lors des passations ou dans des commentaires. Ils peuvent aussi assister à des violences dans le nouveau couple du parent auteur – parce que l’on sait que les auteurs ont tendance à récidiver avec les prochaines partenaires. Dans ce cas, on se retrouve sur une thérapie de soutien plutôt qu’une psychothérapie de guérison.

Évidemment, la situation est compliquée par l'autorité parentale, surtout quand des psychiatres sont impliqués, étant donné qu’ils sont soumis à l’Ordre des médecins. Par exemple, au centre du psychotrauma de l'Institut de victimologie de Paris [où Karen Sadlier a dirigé le département enfants et adolescents de 1996 à 2014, ndlr] comme dans tous les services hospitaliers, les actes étaient sous l'égide des médecins psychiatres parce qu'il y avait des feuilles de soins. Donc, là, si un parent agresseur refusait que l’on voie son enfant, on était absolument coincé. À mon cabinet, je peux tenter de négocier avec les parents qui viennent, de faire gagner un petit peu de temps, par exemple en demandant quelques séances supplémentaires pour dire au revoir à l'enfant. 

JSS : Dans les VIF, quelle place l’inceste, cet angle mort des politiques publiques, occupe-t-il ?

K. S. : Cela représente la moitié de mes cas ! J’ai beaucoup travaillé dessus quand j’étais membre de la Ciivise. On a vu qu’il y avait une corrélation entre les violences dans le couple et l’inceste : comme les auteurs ont tendance à avoir plusieurs traits de personnalité similaires, une co-occurrence se produit. Aussi bien dans la maltraitance physique que dans la violence conjugale ou dans l’agression sexuelle de ses enfants, on retrouve toujours le contrôle coercitif.

Je pense également à l’inversion de la responsabilité, un mécanisme qui consiste à dire : « ce n’est pas ma faute ». On entendra des excuses comme : « c’est l’autre personne qui l’a cherché » ou « c’est l’enfant qui s’est mis sur mes genoux et qui a commencé à m’embrasser, donc mon corps a répondu ». Enfin, citons la mise sous secret, quand l’auteur dit : « il ne faut pas que tu racontes ce qu’il se passe chez nous »

JSS : À votre sens, comment pourrait-on mieux lutter contre les VIF ? 

K. S. : Ça, c’est un grand débat ! Il y a beaucoup de choses à faire bouger à plusieurs niveaux du système, que ce soit judiciaire ou sociétal. Déjà, on devrait changer la loi quant à l'autorité parentale de la personne mise en cause, pour que les enfants puissent être suivis. C’est essentiel, et c’est ce qui coince le plus. Par exemple, des enfants parlent d’inceste mais se trouvent toujours dans le même domicile que le parent agresseur et finissent par se rétracter. Évidemment, ils ne peuvent pas bénéficier d’un accès au soin spécialisé car le parent mis en cause comme agresseur reste décisionnaire. Il a la main sur tout : les décisions médicales, de soins, de lieu de scolarité, ou encore les activités. 

Pour lutter contre les VIF plus globalement, il faudrait faire de la prévention et travailler sur le message social, sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cela passe aussi par la formation de tous les professionnels, au moins en matière de repérage. Même sans être sûr qu’il y a des violences, c’est important de pouvoir sonner le signal d’alerte ou de poser une question à l’enfant et d’aviser s’il faut solliciter quelqu’un d’autre pour continuer l’exploration.

Floriane Valdayron

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