Il est fils d’un colonel grec ami de Joseph Bonaparte ayant servi dans
l’armée française et ayant été décapité par les Turcs. Il a fait Saint-Cyr, a
participé au premier siège de Constantine, a été officier de zouaves, a été
aide de camp de Louis-Philippe et a appartenu à la Légion étrangère. Il était
ainsi noté par son commandant des tirailleurs et des spahis : « jeune
officier d’une haute intelligence et de la plus haute impétueuse bravoure ».
Charles-Denis Bourbaki (1816-1897) porte l’impériale, cette barbichette
mise à la mode par l’Empereur Napoléon III. Il s’est illustré en Crimée,
avec ses chasseurs à pied et ses batteries d’artillerie lors de la bataille
d’Inkerman où les russes perdirent 15 000?hommes. Il a affronté le froid lors du siège de Sébastopol avec ses
chevaux qui n’ont guère eu besoin d’émouchettes. Patriote et chrétien
charitable, il assiste à la messe en grande tenue.
En 1862, la Grèce, indépendante depuis une quarantaine d’années, connaît
une période d’instabilité. Le roi Othon 1er, qui était monté
sur le trône hellène à l’âge de 17 ans, est déposé et invité à quitter le
pays. Très contesté, ce fils du roi Louis 1er de Bavière était
sans descendance et refusait de se convertir à la religion orthodoxe. La
France, l’Angleterre, la Russie, et… l’Assemblée de Grèce cherchent un nouveau
souverain parmi les princes européens. Faute d’accord, Bourbaki, qui est
d’ascendance grecque, est sollicité. Il décline la proposition, la considérant
comme un trop grand honneur. C’est finalement un prince du Danemark, né
Guillaume de Schleswig-Holstein, qui monte sur le trône de Grèce sous le nom de
Georges 1er.
Bourbaki se consacre à l’armée et à la patrie. Il
qualifie de « polichinades » les mauvais choix des officiers
supérieurs. Perdant de nombreux soldats, il écrit à sa femme : « mourir sans larmes amies, mourir oublié,
c’est mourir mille morts ».
Le 10?juillet 1870, la France, qui n’est pas prête à affronter
un conflit militaire majeur, mais que Bismarck a provoquée en
envoyant la fameuse dépêche d’Ems, déclare la guerre à la Prusse. D’un côté les
fusils Chassepot, de l’autre les canons Krupp. Bourbaki commande la garde
impériale. Les obus allemands vont bientôt s’abattre sur les hommes, les villes
et les champs, comme en Moselle le 18?août à Gravelotte, où « ça tombe comme à Gravelotte ». Une
bataille meurtrière qui préfigure la défaite de Sedan, où, le 2 septembre,
l’empereur Napoléon III est fait prisonnier. Bourbaki prend la tête de l’armée
de l’Est.
Le 9?janvier 1871, il met en déroute les Prussiens lors de la
bataille de Villersexel, qui se déroule sur l’Ognon, affluent
de la Saône. Même si, dans son esprit, il a préparé cette bataille aux petits
oignons, il ne va pas profiter de sa victoire, car ses divisions souffrent de
graves difficultés de ravitaillement. La neige, le froid, le manque d’hommes
bien entraînés s’ajoutent aux privations de vivres.
Le ciel sombre et la neige commencent à former un gigantesque linceul
sur son armée en déroute. Tandis que l’armée allemande reçoit des renforts, les
chevaux français n’ont plus d’avoine et mangent l’écorce des arbres ou les
caissons d’artillerie. Désespéré tant par l’état de ses troupes que par
l’irresponsabilité du gouvernement et l’injustice, selon lui, manifestée par
Gambetta, ministre de la Guerre, il se tire un coup de pistolet dans le front
le 26 janvier 1871. Mais il n’est que blessé. La balle a pénétré dans le
haut du crâne. Un médecin réussit à l’extraire. Bourbaki passe le commandement
de son armée au général Clinchant.
Le 1er février 1871, l'armée de Bourbaki arrive en Suisse sous les
ordres de Clinchant. Une convention, dite de Verrières, est signée entre ce
dernier et le général en chef de l’armée suisse. Les 87 000?soldats français (ils étaient plus de 100 000?au départ), qu’on appelle les bourbakis, sont internés dans des
camps helvétiques avec l’aide de du Comité international de secours aux
militaires blessés, qui préfigure la Croix Rouge internationale.
Le général Bourbaki finit sa carrière comme gouverneur militaire de
Lyon.
Son aventure inspire un élève facétieux de l’École Normale Supérieure
qui se présente en 1880?sous le faux nom de général Bourbaki afin d’inspecter
l’École. Cet épisode engendre la mise en place d’un groupe de mathématiciens,
tous issus de l’ENS, qui, sous le nom de Bourbaki, va fonctionner jusqu’en 1998?et rédiger un traité de 40?volumes,
dont un traité présentant les fondements axiomatiques de la théorie des
ensembles.
Par ailleurs, l’expression « armée de Bourbaki » va rapidement désigner de façon très péjorative des groupes mal préparés,
mal habillés, mal équipés, chez les pompiers, dans l’armée de terre, ou encore
dans la police.
La déroute douloureuse de l’armée du général à la pistolade
ratée inspire un peintre suisse, Édouard
Castres, volontaire de la Croix Rouge, qui réalise en 1881?à Lucerne avec l’aide de douze jeunes artistes et quelques arpètes un
gigantesque panorama circulaire de 122 mètres de long, installé dans un bâtiment spécifique. Cette œuvre met en
exergue la situation désastreuse de la soldatesque française, le désarmement
des régiments, la détresse des vaincus, l’intervention humanitaire qui suit les
opérations militaires.
Bourbaki ? Un patriote valeureux en terrain conquis. Un vaincu
malheureux quand le revers est acquis. Pour finir en sujet de croquis dans les
mains d’un peintre au doigté exquis peignant ses hommes sans en être
requis ! Laissant les spectateurs… ébahis
!
Étienne
Madranges,
Avocat à la
cour,
Magistrat
honoraire