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Jusqu'où ira le contrôle des sentences arbitrales par le juge ?

Jusqu'où ira le contrôle des sentences arbitrales par le juge ?
Publié le 18/06/2018 à 11:55

Marc Henry, président de l’Association Française d’Arbitrage, a invité Thomas Clay, professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1) à prendre la parole au cours d’un dîner débat. Suite à un examen complet des affaires de 2016 à 2018, l’éminent enseignant a livré ses observations affûtées sur la tournure du droit positif à la cour d’appel de Paris quant au contrôle des sentences arbitrales.

 

Il y aurait d’une part une tendance qui laisse entendre que le contrôle du juge sur les sentences arbitrales s’affermit, et d’autre part, que ce mouvement ne serait pas terminé. Il pourrait aller encore plus loin. Ce mouvement existe-t-il réellement, ou bien s’agit-il d’une perception inexacte de la réalité ? Pour répondre à cette question, Thomas Clay considère les chiffres des arrêts de la cour d’appel de Paris sur un peu plus de deux ans : En 2016, sur vingt demandes d’annulation à la cour d’appel de Paris, quatre sont confirmées. Soit 20 %. En 2017, sur vingt-trois demandes d’annulation, six sont acceptées. Soit 26 %. En 2018, avant le mois de juin, trois annulations sont prononcées sur onze demandes. Soit 27 %. Au total, sur cette courte période, sur quatre-vingt-deux arrêts, on totalise quarante-et-un rejets et treize annulations. Soit 24 %. C’est un taux élevé. Un recours en annulation sur quatre aboutit devant la cour d’appel de Paris. Ces chiffres signent la fin du mythe qui voudrait que le recours en annulation n’aboutit jamais. L’utopie des sentences arbitrales immunisées s’effondre.

La réforme de 2011 laissait penser que le caractère non suspensif des recours en annulation aurait tendance à tarir le contentieux. En fait, on constate moins de recours et plus d’annulation. Le contrôle affermi se retrouve d’ailleurs dans d’autres pays. En Espagne, le 10 mai 2018, le tribunal supérieur de Madrid est allé très loin. Il a annulé une sentence arbitrale en raison d’une appréciation divergente des conclusions tirées par les arbitres des preuves exposées. Le tribunal madrilène a estimé de manière indue le fond du litige en se nourrissant de l’opinion dissidente d’un des arbitres. La même juridiction espagnole a annulé une sentence parce qu’elle n’a pas approuvé la manière dont cette dernière était motivée. Le juge espagnol revisite le fonds de la sentence. Dans le même temps, en Italie, les annulations de sentence arbitrale sont à un plus bas. Le pays voudrait-il disputer à la France le titre « d’arbitration friendly » ?

Le professeur s’interroge, les chiffres de la cour d’appel de Paris signifient-ils vraiment que le contrôle du juge s’est endurci ? Sommes-nous les témoins d’une reprise en main de l’arbitrage par le juge étatique ? Ce sujet sensible se situe au cœur même de la définition, de l’autonomie de l’arbitrage, pour ne pas dire de sa survie. En fait, le nombre d’annulation est une donnée moins pertinente que les causes d’annulation. Un contrôle superficiel peut conduire à une annulation, s’il n’y a pas de convention d’arbitrage, ou si l’indépendance d’un des arbitres est manifestement discutable. Nul besoin de pousser les investigations plus loin. De la lecture des cinquante-quatre arrêts rendus en matière d’arbitrage par la cour d’appel de Paris depuis le 1e janvier 2016, il ressort des interrogations sur l’évolution des méthodes d’examen des sentences arbitrales ainsi que sur la nature du contrôle des sentences arbitrales.

 

Quelles méthodes ?

Afin de savoir si le juge va trop loin, on peut se demander s’il a modifié son approche des sentences qui lui sont soumises, c’est-à-dire ses méthodes. Aux méthodes classiques, éprouvées, connues de tous, viennent s’ajouter de nouvelles. Face aux demandes qui invitent à revisiter le fond des sentences, la formule de la cour ne varie pas : « il n’appartient pas au juge de l’annulation de contrôler le fond de la décision attaquée ». Si l’on s’intéresse aux détails des modalités de contrôle de la cour, on s’aperçoit que l’intensité du contrôle du grief est variable. Si le contrôle du juge est déjà approfondi (compétence, constitution du tribunal arbitral et indépendance, principe du contradictoire) la formule habituelle est : « considérant que le juge de l’annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu’il se soit déclaré compétent ou incompétent en recherchant tous les éléments de droit et de fait permettant d’apprécier la portée de la convention d’arbitrage ». Donc, le juge va chercher de façon approfondi les éléments de droit et de fait pour contrôler l’incompétence, idem pour la constitution du tribunal et l’indépendance. La jurisprudence semble très intrusive et quelque peu artificielle, car il n’est pas toujours possible de distinguer entre le fond et la compétence. Et en matière de contradictoire elle paraît illisible.

Pour le contrôle léger, quasi formel sur les deux derniers griefs des articles 1520 et 1492. C’est-à-dire la violation de sa mission par l’arbitre et l’ordre public. Pour le premier, la question gravite autour de l’arbitre qui doit statuer en amiable composition et qui statue en droit, ou l’arbitre qui doit statuer en droit et qui statue en amiable composition. Dans ces cas-là, la jurisprudence se contente d’un contrôle formel. Elle vérifie la présence ou l’absence du mot amiable composition ou du mot équité, dans la sentence.

Le contrôle des sentences par la cour d’appel est bien différencié selon les alinéas des articles 1520 et 1492. Est-ce une bonne chose ? Notons que cela crée une part d’incertitude et que la rationalité de l’approche interroge. En réalité, l’étendu du contrôle devrait toujours être la même selon le grief invoqué.

Thomas Clay note que la cour d’appel se livre désormais à de nouvelles pratiques. Le droit positif montre que le juge du recours devient celui de l’instruction civile. C’est un rôle éloigné du contrôle superficiel des sentences prévu par les textes jusqu’à présent. Que ce soit sur la compétence ou sur l’ordre public international, la cour recherche maintenant tous les éléments de droit et de fait. Elle ne se sent pas liée par les appréciations du tribunal arbitral et n’hésite pas à interpréter autrement et donc à annuler les sentences. Récemment, la cour d’appel a redressé, par trois fois, les qualifications et les interprétations factuelles pour y substituer les siennes.

 

La nature du contrôle

Les annulations s’inscrivent dans une tendance plus générale de remise en cause de l’arbitrage, prioritairement celui d’investissement. Le mouvement de contrôle de l’arbitrage arrive au moment de son histoire où ce dernier est bien développé. La fermeté actuelle du contrôle s’explique : plus il y a d’arbitrages, plus il y a de risques. L’action de la cour d’appel prend de l’ampleur dans un phénomène en croissance.

Deux principes se dressent. Premièrement, l’arbitrage n’existe que si l’on est certain que le contrôle du juge étatique ne s’immisce pas dans le fond de l’affaire. C’est le principe de l’autonomie de l’arbitre. Deuxièmement, l’arbitrage ne doit pas apparaitre comme le siège des mauvaises pratiques, le lieu de la violation complaisante de l’ordre public, de la corruption, du blanchiment, de la fraude, etc. Or certains tribunaux arbitraux ont donné cette impression. De là découlent logiquement des contrôles appuyés. Le contrôle de compétence en matière d’arbitrage d’investissement s’aligne sur celui de l’arbitrage classique. Cette harmonisation doit être encouragée.

Cependant, le magistrat est-il mieux à même d’évaluer le fond du dossier ou la compétence du tribunal arbitral alors qu’il y consacre beaucoup moins de temps que les arbitres ?

Aucun domaine de l’arbitrage n’échappe au contrôle des juges. Doit-on faire une distinction selon l’objet, selon les faits ? Traditionnellement, la question de la violation de l’ordre public international se penchait plutôt sur des considérations économiques (concurrence, propriété intellectuelle, droit communautaire, …). Une nouvelle génération de questions d’ordre public arrive devant les juges du contrôle. Elles concernent les infractions pénales. La cour d’appel de Paris a transposé sa jurisprudence relative au contrôle de l’ordre public économique au domaine pénal. L’ordre public pénal est à présent examiné avec d’avantage de sévérité que l’ordre public économique. Précisément, ce sont les faits de la cause qui subissent une analyse plus poussée pour qu’ils entrent dans le cadre du contrôle de l’ordre public. L’intensité du contrôle porte moins sur l’ordre public que sur les faits qui peuvent caractériser l’ordre public.

La distinction entre l’ordre public économique et l’ordre public « pénal » est-elle toujours facile à tracer ? Le droit pénal ne figure pas exclusivement dans le code pénal. De plus quand le juge commence son opération de contrôle, il ignore s’il va découvrir un problème de droit pénal ou civil. Certaines règles défendent les intérêts publics quand d’autres défendent des intérêts privés. Un contrôle approfondi pourrait s’appliquer dans le premier périmètre et un plus léger dans le second. Par ailleurs, il serait profitable que le ministère public se prononce d’avantage dès lors que l’ordre public et des pratiques illicites sont en jeu. Ordre public économique et ordre public des pratiques illicites diffèrent et il faut accepter un contrôle plus intense à partir du moment où l’ordre public pénal est en jeu. L’autonomie de l’arbitrage en serait affectée et l’interdiction de contrôle au fond perturbée. Mais l’arbitre ne doit pas devenir le complice des pratiques illicites. Le juge de l’annulation est donc légitime pour mener cette recherche de l’ordre public international sans se limiter aux éléments de preuve produits. Les arbitres ont pu être trompés. La gravité des faits implique que ce ne soit pas une raison suffisante pour permettre à la sentence d’entrée dans l’ordre du juridique français. Cependant, il importe que l’investigation du juge soit limitée au seul domaine des pratiques illicites pénalement sanctionnées, cela pour ne pas déstabiliser l’intégralité de l’arbitrage international.

Le professeur conclut que le « laisser faire » est révolu. Le standard de vérification de l’entrée dans l’ordre juridique français s’est élevé. La France n’a pas vocation à accueillir les sentences donnant un titre à des pratiques corruptrices. Le juge du contrôle en fait trop sauf en matière de pratiques illicites pénalement sanctionnées où il se trouve dans son rôle de gardien de l’ordre public national.

 

C2M

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