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L’adoption de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique : une atteinte aux libertés numériques ou une protection des industries créatives ? Quels sont les changements à prévoir ?

L’adoption de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique : une atteinte aux libertés numériques ou une protection des industries créatives ? Quels sont les changements à prévoir ?
Publié le 19/05/2019 à 09:30



Le 26 mars 2019, le Parlement européen a approuvé la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique malgré une campagne de lobbying massive, parfois mensongère et agressive, menée auprès des députés européens (1) et de l’opinion publique. Le projet avait été présenté en 2016 et avait fait l’objet de nombreuses négociations interinstitutionnelles depuis septembre 2018. Le 14 avril 2019, le Conseil de l’Union européenne a ensuite validé cette directive européenne (2).


Ainsi, l’Europe s’impose sur le marché unique numérique face aux géants de la Silicon Valley, surnommés les GAFAM (3) ou les GAFA4, et ce, malgré les menaces de déréférencement de sites Internet, la diffusion massive de messages « Together for copyright »(5) pour semer le doute dans l’opinion publique et les manifestations diverses. Ces géants du Net devront donc tenir compte de cette régulation européenne, n’en déplaise à l’EDiMA (6), principal lobby des entreprises de la Silicon Valley.


Il faut savoir que la France, leader dans les négociations et le lobbying européen pour la défense du droit des créateurs à percevoir une juste rémunération, avait également pris les devants, en cas d’échec au niveau européen, puisqu’une proposition de loi du sénateur David Assouline tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse a été adoptée, en première lecture par le Sénat, le 24 janvier 2019 (7).  Cette directive européenne a fait l’objet de nombreux débats autour de deux mesures principales. La première mesure concerne la question de la création d’un droit voisin pour les entreprises de presse, et la seconde mesure est relative à l’incitation des grandes plateformes en ligne à conclure des accords avec les titulaires de droits sous peine de sanctions. Ces deux mesures entraînent une réforme du droit d’auteur au niveau européen. Chaque pays de l’Union européenne a deux ans pour la transposer dans sa législation nationale à compter de l’entrée en vigueur de la directive.


L’objectif de cette harmonisation européenne est de permettre une meilleure rémunération des artistes et des éditeurs de presse à partir du trafic généré par leurs contenus sur des plateformes américaines, comme Google ou YouTube.


Rappelons que les enjeux financiers sont importants, tant pour les artistes que les éditeurs européens. En effet, s’agissant de « la création artistique européenne, son poids économique équivaut à 536 milliards d’euros chaque année, c’est 7 200 000 emplois », comme le rappelait, sur France Inter, le député européen et fervent soutien de la réforme, Jean-Marie Cavada, en mars dernier. Les artistes français se sont également fortement mobilisés en faveur de la réforme.
Par exemple, 171 artistes français ont signé une tribune pour dénoncer les sommes vertigineuses dépensées par les géants du Net pour combattre la directive et ne pas les rémunérer. Cette tribune publiée dans le Journal du dimanche, le 23 mars 2019, débute sous la forme d’une fable : « les bons géants qui devinrent ogres ».


En adoptant la nouvelle directive sur le droit d’auteur, l’Union européenne marque ainsi une étape historique dans la protection de la création artistique :


par l’instauration d’un droit voisin sur les publications de presse (I) en insérant un article 15 dans la directive (ancien article 11 de la proposition de directive) ; et


par la création de nouvelles obligations imposées aux plateformes stockant des contenus numériques entraînant une refonte de leur régime de responsabilité en cas de violation du droit d’auteur prévu à l’article 17 (ancien article 13 dans la proposition de directive).


 


La création d’un nouveau droit voisin sur les publications de presse


Sous le titre IV de la Directive « Mesures visant à assurer le bon fonctionnement du marché du droit d’auteur », le chapitre 1er relatif au droit sur les publications pose le principe de protection des publications de presse en ce qui concerne les utilisations en ligne.


 


Un droit voisin pour les éditeurs de presse


La Commission souhaitait créer un droit voisin pour les éditeurs de presse. La nouvelle directive l’a bien entériné en permettant aux éditeurs de presse d’exiger des plateformes une autorisation pour la reproduction et la mise à disposition de leurs publications. Ainsi, ces derniers pourront obtenir une contrepartie financière pour la première année de la publication et pour les deux années suivantes.


L’article 15.1 de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique (ci-après « la directive ») précise que la protection des droits sur les publications ne s’applique pas aux utilisations, à titre privé ou non commercial, aux publications de presse faites par des utilisateurs individuels.


En outre, la protection accordée ne s’applique pas aux actes liés aux hyperliens, à l’utilisation de mots isolés ou de courts extraits d’une publication de presse.


 


Une juste rémunération


 


Un principe de revenus pour les auteurs


La directive mentionne à l’article 15.5 que « les États membres prévoient que les auteurs d’œuvres de presse reçoivent une part appropriée des revenus que les éditeurs de presse perçoivent des fournisseurs de services de la société de l’information pour l’utilisation de leurs publications de presse ».


Les médias seront rémunérés lors de la réutilisation de leur production éditoriale par les agrégateurs d’informations tels que Google actualités (Google News) ou Facebook. Des extraits d’articles, d’images ou de vidéos publiés sur les plateformes imposeront à ces GAFA des obligations de rémunération.


Les droits des éditeurs de presse « expirent deux ans après que la publication de presse a été publiée. Cette durée est calculée à partir du 1er janvier de l’année suivant la date à laquelle la publication de presse a été publiée ».


 


Une répartition floue des revenus entre les auteurs et les éditeurs


Quelles sont les modalités de mise en œuvre de la rémunération des journalistes qui doivent recevoir une part appropriée des recettes que les éditeurs de presse perçoivent pour l’utilisation de leurs publications de presse par les agrégateurs d’actualités ?


On peut s’interroger sur la mise en œuvre de la répartition qui sera faite concrètement dans les États membres entre les revenus partagés entre les éditeurs et les auteurs. Elle devra respecter le principe fondamental de rémunération appropriée.


Par ailleurs, notons que l’article 16 de la directive énonce le principe d’une compensation équitable. Ainsi, « les États membres peuvent prévoir que lorsqu’un auteur a transféré ou octroyé sous licence un droit à un éditeur, ce transfert ou cette licence constitue un fondement juridique suffisant pour que l’éditeur puisse avoir droit à une part de la compensation versée par les utilisations de l’œuvre faites dans le cadre d’une exception ou d’une limitation au droit transféré ou octroyé sous licence ».


 


La refonte du régime de responsabilité des plateformes


Au chapitre 2 du titre IV de la Directive, l’article 17 précise ce qu’il faut entendre par contenus protégés par des fournisseurs de services de partage de contenus, donc de plateformes. « Un fournisseur de services de partage de contenus en ligne effectue un acte de communication au public ou un acte de mise à disposition du public aux fins de la présente directive ou un acte de mise à la disposition du public aux fins de la présente directive lorsqu’il donne au public l’accès à des œuvres protégées par le droit d’auteur ou à d’autres objets protégés qui ont été téléversés par ses utilisateurs. Un fournisseur de services de partage de contenus en ligne doit dès lors obtenir une autorisation des titulaires de droits (…) par exemple en concluant un accord de licence, afin de communiquer au public ou de mettre à la disposition du public des œuvres ou d’autres objets protégés ».


Sont donc exclus de cette définition les plateformes de développement et de partage de logiciels libres, les places de marché en ligne de vente au détail, les encyclopédies à but non lucratif et les répertoires éducatifs et scientifiques à but non lucratif.


 


Une responsabilité limitée


En principe, les plateformes qui ont un rôle passif et qui ne filtrent pas les contenus numériques stockés bénéficient d’un régime de responsabilité limitée. En effet, elles ne sont pas responsables a priori du contenu que les utilisateurs téléchargent.


Toutefois, leurs responsabilités pouvaient être engagées a posteriori si une atteinte aux droits d’un tiers avait été notifiée et qu’elles n’avaient pas agi rapidement pour retirer les contenus ou rendre l’accès impossible.


 


Principe de la nouvelle directive : une responsabilité renforcée


Les plateformes sont désormais responsables des contenus publiés par les utilisateurs.


L’article 17 de la Directive prévoit la responsabilité des « fournisseurs de services de partages de contenus en ligne » en cas de diffusion d’un contenu sans autorisation de l’ayant droit.


 


L’obligation d’obtenir un accord des ayants droit pour publier les contenus numériques


ou de les retirer de leurs plateformes


Les plateformes de partage de contenus numériques devront obtenir l’autorisation des titulaires des droits pour communiquer ou mettre à disposition du public des œuvres. Un accord de licence pourra être signé entre les auteurs des œuvres. Ces derniers pourront refuser de donner leur accord pour une mise en ligne.


Dans l’hypothèse où un accord de licence serait signé, les auteurs seront rémunérés à chaque téléchargement de contenus dont la publication ne respecterait pas le droit d’auteur.


Le cas échéant, il conviendra de retirer les contenus dont la publication ne respecterait pas le droit d’auteur.


 


Une responsabilité consacrée


« Si aucune autorisation n’est accordée, les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont responsables des actes non autorisés de communication au public, y compris la mise à la disposition du public, d’œuvres protégées par le droit d’auteur et d’autres objets protégés, à moins qu’ils ne démontrent que :


a) ils ont fourni leurs meilleurs efforts pour obtenir une autorisation ; et


b) ils ont fourni leurs meilleurs efforts, conformément aux normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle, pour garantir l’indisponibilité d’œuvres et d’autres objets protégés spécifiquement pour lesquels les titulaires de droits ont fourni aux fournisseurs de services les informations pertinentes et nécessaires ; et en tout état de cause ;


c) ils ont agi promptement, dès réception d’une notification suffisamment motivée de la part des titulaires de droits pour bloquer l’accès aux œuvres et autres objets protégés faisant l’objet de la notification ou pour les retirer de leurs sites Internet, et ont fourni leurs meilleurs efforts pour empêcher qu’ils soient téléversés dans le futur conformément au point b). » (8)


 


Une responsabilité graduée


L’obligation des plateformes d’obtenir des autorisations ou de retirer les contenus est plus ou moins importante selon la taille de l’entreprise responsable de la plateforme comme le précise l’article 17.6 de la Directive. Le but est de ne pas pénaliser les entreprises moyennes ou de petites tailles par rapport aux géants tels que YouTube.


Ainsi, pour les entreprises ayant moins de trois ans d’existence et qui ont un chiffre d’affaires annuel inférieur à dix millions d’euros, leurs obligations seront allégées. Elles devront agir promptement lorsqu’elles recevront une notification suffisamment motivée pour bloquer l’accès aux œuvres ou les retirer de leurs sites Internet.


Les plateformes qui comptent plus de cinq millions de visiteurs uniques par mois (calculés sur la base de l’année civile précédente) devront démontrer avoir fait tous les efforts pour empêcher de nouveaux téléversements des œuvres à compter des signalements des titulaires des droits qui devront avoir fourni les informations pertinentes et nécessaires.


On peut s’interroger sur les preuves qui devront être rapportées et sur l’appréciation qui sera faite en cas de contentieux par les juges quant aux délais notamment, et à l’évaluation des préjudices subis par les auteurs.


 


L’absence de filtrage automatique


La Directive n’impose aucune obligation générale de surveillance.


Si aucun filtrage automatique n’est imposé par la directive, les plateformes devront mettre en place un mécanisme de réclamation efficace et rapide afin que les titulaires des droits puissent facilement signaler les abus conformément à l’article 17.9 de la Directive. Les décisions de blocage ou de retrait de contenus numériques ne pourront pas être automatiques. Une personne physique devra être désignée au sein de chaque entreprise gérant ces plateformes pour apprécier et contrôler les contenus.


 


Les exceptions au droit d’auteur


Les exceptions existantes au droit d’auteur relatives au droit de citation et à la parodie demeurent.


Deux exceptions sont autorisées :


l’utilisation d’extraits d’œuvres à des fins parodiques ;


l’utilisation de gifs (9) ou de mèmes (10).


 


On ne peut que se réjouir de l’adoption de cette nouvelle Directive qui a atteint son objectif de juste rémunération des créateurs et des éditeurs. Reste à apprécier comment elle sera transposée dans chaque pays de l’Union européenne et à veiller à ce qu’il n’y ait pas d’atteinte aux libertés numériques. Si tout État membre est lié quant à l’objectif à atteindre, il garde sa compétence quant à la forme et aux moyens. Les transpositions susciteront très certainement des réactions des GAFA et des partisans de la liberté totale sur Internet.


Cette réforme n’a donc pas fini de nous interroger…


 


NOTES :



1) 348 députés européens ont voté pour la directive contre 274 et 36 abstentions.

2) Version provisoire consultable sur le site Internet du parlement européen à l’adresse suivante : http://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2019-0231_FR.pdf?redirect

3) Google Apple Facebook Amazon Microsoft.

4) Google Apple Facebook Amazon.

5) « Ensemble pour le droit d’auteur ».

6) EDiMA : European Digital Media Association. Lobby des plateformes numériques à Bruxelles, représentant notamment Google et Microsoft, dont la directrice générale est Siada El Ramly.

7) Proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, session ordinaire du 24 janvier 2019, signé par le président, Gérard Larcher et consultable sur le site Internet du Sénat à l’adresse suivante : http://www.senat.fr/leg/tas18-055.html


 


Anne-Katel Martineau,

Avocate à la cour d’appel de Paris,

Fondatrice du cabinet MediasTic spécialisé dans le droit du numérique depuis 2007


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