Entretien avec Maître Olivier de Maison Rouge
Maître Olivier de Maison Rouge est un avocat
d’affaires et docteur en droit. Il est également auteur de plusieurs ouvrages,
notamment aux éditions LexisNexis, sur les thèmes du renseignement et des
cyber-risques, et plus globalement sur les questions d’intelligence économique.
Préoccupé par l’avenir de l’économie française alors que celle-ci connaît une
récession sans précédent, l’avocat revient dans cet entretien accordé au JSS
sur l’évolution des entreprises et des marques françaises après la crise sanitaire.
Pouvez-vous vous présenter ? Quelles sont vos
spécialités ?
Je suis d’abord avocat conseil, c’est-à-dire orienté
exclusivement vers les entreprises. J’interviens sur des questions de droit
commercial, droit de l’entreprise. Je pratique beaucoup le droit des contrats,
par exemple sur les contrats de distribution, les contrats commerciaux, etc. En
parallèle de ça, depuis plus de dix ans, j’ai perfectionné mon analyse et
mon expertise en intelligence économique sur des sujets qui ont trait au renseignement
économique, à la sécurité des informations, au cyber, au secret des affaires,
mais aussi à l’influence normative. Je conseille ainsi des institutions et des
élus pour l’élaboration de textes et réglementations.
La crise sanitaire a agi comme un révélateur des niveaux
de développement des nations. La France a connu beaucoup de difficultés. Un
sondage mené par Kantar, dévoilé le 30?avril, révèle qu’un grand nombre de
consommateurs plébiscitent le made in France, et considèrent la
relocalisation de la production comme des antidotes à la crise. Le made in
France est-il la solution à la crise selon vous ?
Je travaille beaucoup aujourd’hui sur les questions de
souveraineté économique et industrielle. La période Covid a mis en évidence le
fait que nous avions un déficit en la matière : on s’est retrouvé
dépendant d’importations chinoises. Il s’agit désormais de mettre en œuvre un
plan de souveraineté économique, ou comme l’a appelé le président Emmanuel
Macron « d’autonomie stratégique ».
Il faut que nous soyons en mesure de répondre par nos propres moyens aux
crises, à nous appuyer sur nos productions et de faire valoir les marques
françaises.
Dès le début du confinement, différentes filières et
régions ont enjoint les consommateurs à acheter les fruits et légumes des
producteurs français. On pense ainsi au Lot qui a lancé la plateforme « Oh
my Lot », ou aux filières comme le CNIEL et sa campagne
« #Fromagissons ». Que pensez-vous de ces initiatives ?
Une crise, ce n’est pas un changement radical des
choses, c’est souvent un accélérateur de ce qui était déjà à l’œuvre. Les
plateformes que vous citez existaient déjà avant la crise. Elles ont connu une
attention commerciale plus forte, car précisément, la crise a amené à répondre
à des besoins plus importants, notamment alimentaires, mais aussi à retrouver
une sorte d’autonomie alimentaire avec la production locale. D’où la
distribution locale via des plateformes Internet, et plus largement
l’apparition de producteurs locaux qui se sont directement investis dans des
circuits de distribution par le biais des supermarchés et les supérettes. Ces
derniers occupent aujourd’hui davantage les rayons. Cela était déjà vrai avant
le confinement avec le phénomène du bio. Il s’est toutefois produit une
accélération pendant le confinement, car il y a eu la nécessité de se nourrir,
et une prise de conscience pour se nourrir mieux, localement, via une
agriculture raisonnée.
On s’est rendu compte qu’on ne pouvait plus consommer
comme avant, c’est-à-dire importer avec une empreinte carbone trop forte sur
l’économie, sur l’environnement. Manger bien, c’est aussi ne plus manger
exotique comme avant. Ne plus manger par exemple des abricots et des fraises
l’hiver, car on sait que c’est soit cultivé sous serres (qui sont de grosses
consommatrices d’électricité), soit que ça vient de l’étranger (par bateaux
donc pétrole et pollution). Bref, il y a eu une prise de conscience très nette
en matière alimentaire.
Parallèlement à cette prise de conscience dans le domaine
alimentaire, après le confinement, beaucoup ont évoqué les limites de la
mondialisation. Faut-il s’en méfier selon vous ?
Aujourd’hui, nous avons été très loin dans une sorte de
standardisation de nos modes de vie, à tel point que l’on mange à peu près
pareil en Europe, en Asie ou en Afrique, à quelques nuances près. On trouve
quasiment le même mode alimentaire alors qu’en réalité, les climats, les
saisons, les hémisphères ne sont pas les mêmes, les modes d’approvisionnement
en eau non plus. Or, les produits issus de l’agriculture nécessitent plus ou
moins d’eau en fonction du climat. Nous avons été très loin dans la
standardisation au détriment du contexte local et saisonnier.
Ce n’est pas tellement la mondialisation que j’ai
tendance à dénoncer, car elle a toujours existé auparavant avec la route de la
soie, par exemple. Ce que je dénonce, c’est la globalisation. C’est-à-dire le
fait que les mêmes modes de vie se soient étendus à toute la surface du globe.
Ça, je crois que les gens ne le supportent plus. On ne peut plus habiter le
monde comme un réseau ; certes, Internet permet d’avoir des échanges plus
proches, mais pour autant, dans le monde entier, par exemple, on ne s’habille
pas de la même manière. Chaque pays a sa propre culture, son mode alimentaire,
sa langue… On doit aller vers davantage de respect des identités, et cela vaut
en matière de mode alimentaire, et sur de nombreux aspects que l’économie
globale a cru pouvoir gommer, à tort. Ça, je crois que c’est une leçon qu’on
peut tirer de cette crise.
Là-dessus, se greffe également une réflexion
environnementale. En effet, consommer des produits qui viennent de l’autre bout
du monde, cela a nécessairement un impact écologique lourd qu’on ne peut plus
supporter en termes énergétiques ou de coûts humains (personnes payées à bas
coût, avec des amplitudes horaires très élevées).
À la suite d’un article?publié dans Le Figaro en mars dernier, on apprend que « 80 % des matières premières nécessaires
à la fabrication d’un médicament viennent d’Asie ». La globalisation
nous rend-elle dépendants d’autres pays, comme la Chine notamment, alors même
que c’est là qu’est apparue l’épidémie ?
Encore une fois, la crise est un accélérateur. La montée
en puissance de la Chine était déjà marquée, mais la crise a été un véritable
révélateur de nos carences. Pendant 25 ans, nous avons délocalisé à
outrance du fait de la globalisation. On a cru pouvoir tirer des productions à
bas coût, grâce à la Chine qui se faisait « l’atelier du monde », à
tel point qu’on s’est détourné de la fabrication de nombreux produits dont on
s’est ensuite rendu dépendant. Par exemple, on s’est dit qu’au niveau du
textile (et cela vaut pour les gants et les masques), notre coût salarial et
manufacturier était trop élevé en France, on a donc produit cela ailleurs.
Résultat : il n’y a quasiment plus aucune production textile en France,
alors que, dès le départ, la Chine a, au contraire, construit sa puissance sur
la production à bas prix. Cela a évidemment un coût humain dont il ne faut pas
se réjouir, mais cela lui a permis de s’enrichir et ensuite de gagner de la
valeur ajoutée.
Selon les grands stratèges chinois, c’est pour cette
raison que la Chine a su si rapidement relever la tête après la Covid. Les
Chinois n’ont pas bâti leur stratégie uniquement sur la valeur ajoutée, comme
on le fait encore en France, mais ils ont conservé une industrie de produits
fabriqués à bas coût, alors que nous nous en sommes dépossédés. On s’est donc
rendu dépendant. Finalement, c’est 25 ans de faillites et de
délocalisation que l’on paie aujourd’hui au prix fort, alors que la Chine est
déjà en capacité de rebondir.
Selon vous, comment pourrait-on mieux communiquer sur le
made in France, et amener le plus de consommateurs possible à se tourner vers
les productions locales ?
On sait déjà communiquer. Nous avons par exemple le
label made in France, le liseré bleu blanc rouge que beaucoup de produits
affichent aujourd’hui, là où c’était devenu quasiment « un gros
mot ». Maintenant on y revient, au contraire. C’est une tendance, par
exemple avec Arnaud Montebourg et le miel, Le slip français, etc. Il faut se
souvenir qu’il y a des savoir-faire sur le territoire français, mais ça ne doit
pas être seulement de la communication. Cela demande d’être accompagné par des
mesures fortes de la part de l’État.
À l’heure actuelle, le Comité Colbert (qui rassemble les
maisons françaises de luxe et des institutions culturelles, qui œuvrent
ensemble au rayonnement international de l’art de vivre français) fédère les
savoir-faire des métiers du luxe. Il faudrait être en mesure de dupliquer cette
institution dans tous les autres métiers, et de la décliner dans toutes les
industries.
Là où l’État doit accompagner, c’est en matière de coûts
salariaux, de suppression des impôts de production (il en existe encore beaucoup
en France), pour pouvoir relocaliser et recréer des chaînes de valeur.
Aujourd’hui, la valeur ajoutée industrielle française n’existe plus. Or, un
emploi dans l’industrie fait vivre trois personnes dans le tertiaire. La
richesse vient donc bien de l’industrie. Il faut être en mesure d’impulser un
élan industriel. Cela nécessite de mobiliser du financement pour l’achat de
machines-outils, pour former des individus à l’utilisation de ces machines.
Cela nécessite aussi de réfléchir aux enjeux écologiques, car on ne peut plus
produire aujourd’hui en France comme on le faisait il y a 25 ans du fait
des contraintes environnementales. Tout ça doit être mis en œuvre sur du temps
long. Une ré-industrialisation ne se fait pas du jour au lendemain. On a certes
su mobiliser des forces vives pour la fabrication de gels hydroalcoolique, et
des masques, mais ce n’est que temporaire. Les outils industriels ne sont pas
nécessairement adaptés. Il y a tout un écosystème industriel qu’il faut
revitaliser de toute urgence.
Pour en revenir à la crise sanitaire, selon vous, la
réponse du gouvernement pour aider les entreprises, et notamment les TPE-PME, à
s’en sortir financièrement, a-t-elle été suffisante ?
Les aides étaient nécessaires, car on a mis l’économie
au point mort, et on voit comment en l’espace de deux mois, une économie peut
s’arrêter, voire s’effondrer. L’État a fait un effort considérable, massif. Les
prêts garantis par l’État, c’est ça surtout qui a renforcé la trésorerie des
entreprises, c’est un bien, mais encore une fois c’est une aide temporaire. Il
faut voir dans la durée comment cela va se passer. Ce que je constate
globalement, c’est que les entreprises disposent d’une trésorerie suffisante
grâce à ces prêts, mais ce n’est qu’une avance financière. On a pu reporter des
charges, des loyers, rééchelonner des dettes, mais au final, il va falloir
rembourser. Et en même temps, le volume d’activité aujourd’hui n’est pas encore
suffisant par rapport à avant la crise. On risque d’avoir un effet ciseau tôt ou
tard. Le dernier trimestre 2020?va être crucial. Le plus dur est sans doute à
venir.
Comment l’économie française pourrait-elle se relever
selon vous ? Et le pourra-t-elle ?
Je suis de nature plutôt optimiste, mais là je vois le
verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein. Nous avons une
capacité de rebond manifeste, mais à condition de ne pas repartir sur les
modèles qui ont préexisté. Compte tenu de ce qui a été annoncé en matière
d’autonomie stratégique, il faut un véritable accompagnement, et si possible de
la pensée stratégique de long terme. Il ne faut plus se cantonner à des
demi-mesures et laisser le marché ouvert, car cela détruit nos entreprises et
nos emplois. La souveraineté économique a du sens, et il faut la mettre en
œuvre. C’est sur ces bases-là, en prenant en compte les aspects
environnementaux et écologiques qui font partie de cet ensemble, que, nous
pourrons repartir d’un bon pied. Quoi qu’il en soit, cela mettra du temps. Moi
je pense qu’il faut s’attendre à deux trois grosses années très difficiles. Si
on ne change pas de modèle, on se relèvera certes, mais au premier écueil on
sombrera à nouveau. Des risques majeurs il y en aura toujours, il faut s’y
préparer. Là c’est un risque sanitaire, mais demain cela peut être un risque
technologique, cyber, terroriste qui va affecter profondément l’économie. Et si
on est toujours aussi dépendants de l’étranger, on sera toujours aussi
vulnérables.
En parlant de changement de modèle économique, on parle
aujourd’hui de plus en plus de la transformation digitale. La crise du
coronavirus a permis à certains Français de découvrir le télétravail et de voir
que ça fonctionne plutôt bien. Pensez-vous que le télétravail soit
l’avenir ? Vous qui êtes spécialisé dans les cyber attaques, le numérique
ne comporte-t-il pas des risques aussi ?
Encore une fois, la crise a été un accélérateur. La
digitalisation était à l’œuvre avant le confinement, elle s’est développée avec
la crise. Cela nous a permis de découvrir en effet les vertus du télétravail,
je trouve que c’est une très bonne chose. Mais comprenez bien que le
télétravail ne vaut que pour le tertiaire. Dans l’industrie et dans le secteur
primaire, c’est-à-dire l’agriculture, ça peut être un peu compliqué. Cependant,
on peut dire que l’industrie et l’agroalimentaire se sont aussi dotés d’outils
numériques, comme des robots de production en matière industrielle. Cela se
déploie à vive allure.
Je me réjouis de cette digitalisation, de l’émergence
des entreprises du futur dans tous les domaines et métiers, simplement, il faut
savoir que cela comporte aussi des risques. Des risques également de
dépendance ; on le voit notamment avec l’utilisation des données de santé.
La santé numérique a en effet connu un accélérateur net avec la
téléconsultation par exemple. Malheureusement, c’est fait parfois par des
opérateurs étrangers, et c’est une fois de plus se rendre dépendant d’autres
acteurs et s’exposer à davantage de risques. Le numérique a des vertus, mais il
ne faut jamais oublier les inconvénients ni les risques.
Prenons l’exemple du télétravail. Celui-ci va peut-être
changer le modèle de travail, mais va peut-être aussi avoir un effet inattendu
sur l’immobilier. En effet, si la plupart de gens sont à domicile, il y aura
moins besoin de bureaux et de salles de travail. Peut-être que les entreprises
qui étaient parties du cœur de Paris vont y revenir, ce qui aura un effet
mécanique sur les loyers…
Vous êtes spécialiste en droit du secret des affaires.
Que pensez-vous du débat autour de l’avocat en entreprise ? Est-ce une
solution selon vous pour protéger les secrets ou informations confidentielles
des entreprises, et le made in France ?
Il s’agit des deux faces d’une même pièce, vous avez
raison. Que ce soit l’avocat en entreprise ou le secret des affaires, cela part
de la même idée qui est d’être en mesure de protéger les informations
stratégiques et l’innovation des entreprises. Par exemple, la Chine a gagné des
compétences et des savoir-faire qu’elle a captés, soit de manière légitime en
rachetant des entreprises et donc des savoir-faire, soit par voie d’espionnage
industriel. En effet, contrairement à ce que l’on pense, l’espionnage
industriel cela existe, c’est une réalité relativement répandue. Le secret des
affaires, qu’on peut étendre à la question de l’avocat en entreprise, est là
pour protéger l’innovation, les savoir-faire des entreprises, les secrets de
fabrication, mais aussi les algorithmes. Or, l’algorithme, aujourd’hui n’est
pas un droit de propriété intellectuelle, n’est pas protégé.
La loi du 30 juillet 2018?sur le secret des
affaires vise justement à le protéger. En effet, vous savez bien combien il
existe d’applications qui utilisent des algorithmes. J’ai beaucoup travaillé en
France sur ces questions du secret des affaires. J’ai été à l’origine à la fois
de la directive européenne et de sa transposition en droit français. Je connais
donc bien la question. C’est bien dans un souci de souveraineté économique, de
protection du patrimoine immatériel des entreprises face aux prédateurs et aux
actes d’espionnage industriel que la loi a été élaborée. Le secret des affaires
est un outil juridique qui est aujourd’hui d’autant plus d’actualité.
Dans la même optique, la loi PACTE renforce-t-elle dans
ses textes la sécurité économique de nos entreprises, et le made in
France ?
Dans la loi PACTE, il y avait un volet qui comprenait
une délégation parlementaire à la sécurité économique qui malheureusement
faisait essentiellement l’objet d’un amendement parlementaire. La loi PACTE
avait pour objet de créer un service un peu plus robuste en la matière qui
aurait contraint les parlementaires à se pencher davantage sur la question.
Cependant, avant même la loi PACTE, qui a été en partie vidée de sa substance
durant les débats parlementaires, Bercy s’était doté d’un service spécialisé
sur les questions de sécurité économique, le fameux SISSE (Service de
l’information stratégique et de la sécurité économique). Celui-ci répond aux
besoins des entreprises en matière d’ingérence, de prédation économique, de
souveraineté numérique. J’ai bien évidemment beaucoup travaillé avec eux.
Propos recueillis
par Maria-Angélica Bailly