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L’évolution des entreprises et des marques françaises post Covid

L’évolution des entreprises et des marques françaises post Covid
Publié le 25/08/2020 à 10:00

Entretien avec Maître Olivier de Maison Rouge


 


Maître Olivier de Maison Rouge est un avocat d’affaires et docteur en droit. Il est également auteur de plusieurs ouvrages, notamment aux éditions LexisNexis, sur les thèmes du renseignement et des cyber-risques, et plus globalement sur les questions d’intelligence économique. Préoccupé par l’avenir de l’économie française alors que celle-ci connaît une récession sans précédent, l’avocat revient dans cet entretien accordé au JSS sur l’évolution des entreprises et des marques françaises après la crise sanitaire.


 


Pouvez-vous vous présenter ? Quelles sont vos spécialités ?


Je suis d’abord avocat conseil, c’est-à-dire orienté exclusivement vers les entreprises. J’interviens sur des questions de droit commercial, droit de l’entreprise. Je pratique beaucoup le droit des contrats, par exemple sur les contrats de distribution, les contrats commerciaux, etc. En parallèle de ça, depuis plus de dix ans, j’ai perfectionné mon analyse et mon expertise en intelligence économique sur des sujets qui ont trait au renseignement économique, à la sécurité des informations, au cyber, au secret des affaires, mais aussi à l’influence normative. Je conseille ainsi des institutions et des élus pour l’élaboration de textes et réglementations.


 


La crise sanitaire a agi comme un révélateur des niveaux de développement des nations. La France a connu beaucoup de difficultés. Un sondage mené par Kantar, dévoilé le 30?avril, révèle qu’un grand nombre de consommateurs plébiscitent le made in France, et considèrent la relocalisation de la production comme des antidotes à la crise. Le made in France est-il la solution à la crise selon vous ?


Je travaille beaucoup aujourd’hui sur les questions de souveraineté économique et industrielle. La période Covid a mis en évidence le fait que nous avions un déficit en la matière : on s’est retrouvé dépendant d’importations chinoises. Il s’agit désormais de mettre en œuvre un plan de souveraineté économique, ou comme l’a appelé le président Emmanuel Macron « d’autonomie stratégique ». Il faut que nous soyons en mesure de répondre par nos propres moyens aux crises, à nous appuyer sur nos productions et de faire valoir les marques françaises.


 


Dès le début du confinement, différentes filières et régions ont enjoint les consommateurs à acheter les fruits et légumes des producteurs français. On pense ainsi au Lot qui a lancé la plateforme « Oh my Lot », ou aux filières comme le CNIEL et sa campagne « #Fromagissons ». Que pensez-vous de ces initiatives ?


Une crise, ce n’est pas un changement radical des choses, c’est souvent un accélérateur de ce qui était déjà à l’œuvre. Les plateformes que vous citez existaient déjà avant la crise. Elles ont connu une attention commerciale plus forte, car précisément, la crise a amené à répondre à des besoins plus importants, notamment alimentaires, mais aussi à retrouver une sorte d’autonomie alimentaire avec la production locale. D’où la distribution locale via des plateformes Internet, et plus largement l’apparition de producteurs locaux qui se sont directement investis dans des circuits de distribution par le biais des supermarchés et les supérettes. Ces derniers occupent aujourd’hui davantage les rayons. Cela était déjà vrai avant le confinement avec le phénomène du bio. Il s’est toutefois produit une accélération pendant le confinement, car il y a eu la nécessité de se nourrir, et une prise de conscience pour se nourrir mieux, localement, via une agriculture raisonnée.


On s’est rendu compte qu’on ne pouvait plus consommer comme avant, c’est-à-dire importer avec une empreinte carbone trop forte sur l’économie, sur l’environnement. Manger bien, c’est aussi ne plus manger exotique comme avant. Ne plus manger par exemple des abricots et des fraises l’hiver, car on sait que c’est soit cultivé sous serres (qui sont de grosses consommatrices d’électricité), soit que ça vient de l’étranger (par bateaux donc pétrole et pollution). Bref, il y a eu une prise de conscience très nette en matière alimentaire.


 


Parallèlement à cette prise de conscience dans le domaine alimentaire, après le confinement, beaucoup ont évoqué les limites de la mondialisation. Faut-il s’en méfier selon vous ?


Aujourd’hui, nous avons été très loin dans une sorte de standardisation de nos modes de vie, à tel point que l’on mange à peu près pareil en Europe, en Asie ou en Afrique, à quelques nuances près. On trouve quasiment le même mode alimentaire alors qu’en réalité, les climats, les saisons, les hémisphères ne sont pas les mêmes, les modes d’approvisionnement en eau non plus. Or, les produits issus de l’agriculture nécessitent plus ou moins d’eau en fonction du climat. Nous avons été très loin dans la standardisation au détriment du contexte local et saisonnier.


Ce n’est pas tellement la mondialisation que j’ai tendance à dénoncer, car elle a toujours existé auparavant avec la route de la soie, par exemple. Ce que je dénonce, c’est la globalisation. C’est-à-dire le fait que les mêmes modes de vie se soient étendus à toute la surface du globe. Ça, je crois que les gens ne le supportent plus. On ne peut plus habiter le monde comme un réseau ; certes, Internet permet d’avoir des échanges plus proches, mais pour autant, dans le monde entier, par exemple, on ne s’habille pas de la même manière. Chaque pays a sa propre culture, son mode alimentaire, sa langue… On doit aller vers davantage de respect des identités, et cela vaut en matière de mode alimentaire, et sur de nombreux aspects que l’économie globale a cru pouvoir gommer, à tort. Ça, je crois que c’est une leçon qu’on peut tirer de cette crise.


Là-dessus, se greffe également une réflexion environnementale. En effet, consommer des produits qui viennent de l’autre bout du monde, cela a nécessairement un impact écologique lourd qu’on ne peut plus supporter en termes énergétiques ou de coûts humains (personnes payées à bas coût, avec des amplitudes horaires très élevées).


 


À la suite d’un article?publié dans Le Figaro en mars dernier, on apprend que « 80 % des matières premières nécessaires à la fabrication d’un médicament viennent d’Asie ». La globalisation nous rend-elle dépendants d’autres pays, comme la Chine notamment, alors même que c’est là qu’est apparue l’épidémie ?


Encore une fois, la crise est un accélérateur. La montée en puissance de la Chine était déjà marquée, mais la crise a été un véritable révélateur de nos carences. Pendant 25 ans, nous avons délocalisé à outrance du fait de la globalisation. On a cru pouvoir tirer des productions à bas coût, grâce à la Chine qui se faisait « l’atelier du monde », à tel point qu’on s’est détourné de la fabrication de nombreux produits dont on s’est ensuite rendu dépendant. Par exemple, on s’est dit qu’au niveau du textile (et cela vaut pour les gants et les masques), notre coût salarial et manufacturier était trop élevé en France, on a donc produit cela ailleurs. Résultat : il n’y a quasiment plus aucune production textile en France, alors que, dès le départ, la Chine a, au contraire, construit sa puissance sur la production à bas prix. Cela a évidemment un coût humain dont il ne faut pas se réjouir, mais cela lui a permis de s’enrichir et ensuite de gagner de la valeur ajoutée.


Selon les grands stratèges chinois, c’est pour cette raison que la Chine a su si rapidement relever la tête après la Covid. Les Chinois n’ont pas bâti leur stratégie uniquement sur la valeur ajoutée, comme on le fait encore en France, mais ils ont conservé une industrie de produits fabriqués à bas coût, alors que nous nous en sommes dépossédés. On s’est donc rendu dépendant. Finalement, c’est 25 ans de faillites et de délocalisation que l’on paie aujourd’hui au prix fort, alors que la Chine est déjà en capacité de rebondir.


 


Selon vous, comment pourrait-on mieux communiquer sur le made in France, et amener le plus de consommateurs possible à se tourner vers les productions locales ?


On sait déjà communiquer. Nous avons par exemple le label made in France, le liseré bleu blanc rouge que beaucoup de produits affichent aujourd’hui, là où c’était devenu quasiment « un gros mot ». Maintenant on y revient, au contraire. C’est une tendance, par exemple avec Arnaud Montebourg et le miel, Le slip français, etc. Il faut se souvenir qu’il y a des savoir-faire sur le territoire français, mais ça ne doit pas être seulement de la communication. Cela demande d’être accompagné par des mesures fortes de la part de l’État.


À l’heure actuelle, le Comité Colbert (qui rassemble les maisons françaises de luxe et des institutions culturelles, qui œuvrent ensemble au rayonnement international de l’art de vivre français) fédère les savoir-faire des métiers du luxe. Il faudrait être en mesure de dupliquer cette institution dans tous les autres métiers, et de la décliner dans toutes les industries.


Là où l’État doit accompagner, c’est en matière de coûts salariaux, de suppression des impôts de production (il en existe encore beaucoup en France), pour pouvoir relocaliser et recréer des chaînes de valeur. Aujourd’hui, la valeur ajoutée industrielle française n’existe plus. Or, un emploi dans l’industrie fait vivre trois personnes dans le tertiaire. La richesse vient donc bien de l’industrie. Il faut être en mesure d’impulser un élan industriel. Cela nécessite de mobiliser du financement pour l’achat de machines-outils, pour former des individus à l’utilisation de ces machines. Cela nécessite aussi de réfléchir aux enjeux écologiques, car on ne peut plus produire aujourd’hui en France comme on le faisait il y a 25 ans du fait des contraintes environnementales. Tout ça doit être mis en œuvre sur du temps long. Une ré-industrialisation ne se fait pas du jour au lendemain. On a certes su mobiliser des forces vives pour la fabrication de gels hydroalcoolique, et des masques, mais ce n’est que temporaire. Les outils industriels ne sont pas nécessairement adaptés. Il y a tout un écosystème industriel qu’il faut revitaliser de toute urgence.


 


Pour en revenir à la crise sanitaire, selon vous, la réponse du gouvernement pour aider les entreprises, et notamment les TPE-PME, à s’en sortir financièrement, a-t-elle été suffisante ?


Les aides étaient nécessaires, car on a mis l’économie au point mort, et on voit comment en l’espace de deux mois, une économie peut s’arrêter, voire s’effondrer. L’État a fait un effort considérable, massif. Les prêts garantis par l’État, c’est ça surtout qui a renforcé la trésorerie des entreprises, c’est un bien, mais encore une fois c’est une aide temporaire. Il faut voir dans la durée comment cela va se passer. Ce que je constate globalement, c’est que les entreprises disposent d’une trésorerie suffisante grâce à ces prêts, mais ce n’est qu’une avance financière. On a pu reporter des charges, des loyers, rééchelonner des dettes, mais au final, il va falloir rembourser. Et en même temps, le volume d’activité aujourd’hui n’est pas encore suffisant par rapport à avant la crise. On risque d’avoir un effet ciseau tôt ou tard. Le dernier trimestre 2020?va être crucial. Le plus dur est sans doute à venir.


 


Comment l’économie française pourrait-elle se relever selon vous ? Et le pourra-t-elle ?


Je suis de nature plutôt optimiste, mais là je vois le verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein. Nous avons une capacité de rebond manifeste, mais à condition de ne pas repartir sur les modèles qui ont préexisté. Compte tenu de ce qui a été annoncé en matière d’autonomie stratégique, il faut un véritable accompagnement, et si possible de la pensée stratégique de long terme. Il ne faut plus se cantonner à des demi-mesures et laisser le marché ouvert, car cela détruit nos entreprises et nos emplois. La souveraineté économique a du sens, et il faut la mettre en œuvre. C’est sur ces bases-là, en prenant en compte les aspects environnementaux et écologiques qui font partie de cet ensemble, que, nous pourrons repartir d’un bon pied. Quoi qu’il en soit, cela mettra du temps. Moi je pense qu’il faut s’attendre à deux trois grosses années très difficiles. Si on ne change pas de modèle, on se relèvera certes, mais au premier écueil on sombrera à nouveau. Des risques majeurs il y en aura toujours, il faut s’y préparer. Là c’est un risque sanitaire, mais demain cela peut être un risque technologique, cyber, terroriste qui va affecter profondément l’économie. Et si on est toujours aussi dépendants de l’étranger, on sera toujours aussi vulnérables.


 


En parlant de changement de modèle économique, on parle aujourd’hui de plus en plus de la transformation digitale. La crise du coronavirus a permis à certains Français de découvrir le télétravail et de voir que ça fonctionne plutôt bien. Pensez-vous que le télétravail soit l’avenir ? Vous qui êtes spécialisé dans les cyber attaques, le numérique ne comporte-t-il pas des risques aussi ?


Encore une fois, la crise a été un accélérateur. La digitalisation était à l’œuvre avant le confinement, elle s’est développée avec la crise. Cela nous a permis de découvrir en effet les vertus du télétravail, je trouve que c’est une très bonne chose. Mais comprenez bien que le télétravail ne vaut que pour le tertiaire. Dans l’industrie et dans le secteur primaire, c’est-à-dire l’agriculture, ça peut être un peu compliqué. Cependant, on peut dire que l’industrie et l’agroalimentaire se sont aussi dotés d’outils numériques, comme des robots de production en matière industrielle. Cela se déploie à vive allure.


Je me réjouis de cette digitalisation, de l’émergence des entreprises du futur dans tous les domaines et métiers, simplement, il faut savoir que cela comporte aussi des risques. Des risques également de dépendance ; on le voit notamment avec l’utilisation des données de santé. La santé numérique a en effet connu un accélérateur net avec la téléconsultation par exemple. Malheureusement, c’est fait parfois par des opérateurs étrangers, et c’est une fois de plus se rendre dépendant d’autres acteurs et s’exposer à davantage de risques. Le numérique a des vertus, mais il ne faut jamais oublier les inconvénients ni les risques.


Prenons l’exemple du télétravail. Celui-ci va peut-être changer le modèle de travail, mais va peut-être aussi avoir un effet inattendu sur l’immobilier. En effet, si la plupart de gens sont à domicile, il y aura moins besoin de bureaux et de salles de travail. Peut-être que les entreprises qui étaient parties du cœur de Paris vont y revenir, ce qui aura un effet mécanique sur les loyers…


 


Vous êtes spécialiste en droit du secret des affaires. Que pensez-vous du débat autour de l’avocat en entreprise ? Est-ce une solution selon vous pour protéger les secrets ou informations confidentielles des entreprises, et le made in France ?


Il s’agit des deux faces d’une même pièce, vous avez raison. Que ce soit l’avocat en entreprise ou le secret des affaires, cela part de la même idée qui est d’être en mesure de protéger les informations stratégiques et l’innovation des entreprises. Par exemple, la Chine a gagné des compétences et des savoir-faire qu’elle a captés, soit de manière légitime en rachetant des entreprises et donc des savoir-faire, soit par voie d’espionnage industriel. En effet, contrairement à ce que l’on pense, l’espionnage industriel cela existe, c’est une réalité relativement répandue. Le secret des affaires, qu’on peut étendre à la question de l’avocat en entreprise, est là pour protéger l’innovation, les savoir-faire des entreprises, les secrets de fabrication, mais aussi les algorithmes. Or, l’algorithme, aujourd’hui n’est pas un droit de propriété intellectuelle, n’est pas protégé. 


La loi du 30 juillet 2018?sur le secret des affaires vise justement à le protéger. En effet, vous savez bien combien il existe d’applications qui utilisent des algorithmes. J’ai beaucoup travaillé en France sur ces questions du secret des affaires. J’ai été à l’origine à la fois de la directive européenne et de sa transposition en droit français. Je connais donc bien la question. C’est bien dans un souci de souveraineté économique, de protection du patrimoine immatériel des entreprises face aux prédateurs et aux actes d’espionnage industriel que la loi a été élaborée. Le secret des affaires est un outil juridique qui est aujourd’hui d’autant plus d’actualité.


 


Dans la même optique, la loi PACTE renforce-t-elle dans ses textes la sécurité économique de nos entreprises, et le made in France ?


Dans la loi PACTE, il y avait un volet qui comprenait une délégation parlementaire à la sécurité économique qui malheureusement faisait essentiellement l’objet d’un amendement parlementaire. La loi PACTE avait pour objet de créer un service un peu plus robuste en la matière qui aurait contraint les parlementaires à se pencher davantage sur la question. Cependant, avant même la loi PACTE, qui a été en partie vidée de sa substance durant les débats parlementaires, Bercy s’était doté d’un service spécialisé sur les questions de sécurité économique, le fameux SISSE (Service de l’information stratégique et de la sécurité économique). Celui-ci répond aux besoins des entreprises en matière d’ingérence, de prédation économique, de souveraineté numérique. J’ai bien évidemment beaucoup travaillé avec eux.

 

Propos recueillis par Maria-Angélica Bailly

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