Une passionnante contribution de Dumas et
Hugo à l’histoire des juges
Je l’avoue tout de go : pour l’historien de la
justice que je suis, ressusciter le passé des juges, c’est avoir le privilège
de me plonger avec émerveillement et humilité dans ce matériau précieux que
sont les archives. Car, qu’on ne s’y méprenne pas, rien n’est moins austère que
ces archives qui bruissent de vie, presque de voix, qui restituent la tonalité,
le parfum subtil d’une époque,
l’ « ADN » d’un corps. Elles ne ressemblent nullement à des astres
morts, à des fruits desséchés aux senteurs fades ; elles sont la vie même
et nous fournissent de précieuses clefs permettant de mieux appréhender les
enjeux du présent, de mieux comprendre cette histoire immédiate qui se construit
sous nos yeux.
À dire vrai, surtout alors que nous vivons la
révolution numérique, ces archives sont multiformes. J’ai choisi de ne pas
focaliser mon attention sur les seules archives judiciaires classiques à
l’instar des minutes des arrêts des parlements de l’ancienne France, des
lettres de cachet délivrées par l’autorité royale dans le cadre de la justice
retenue pour faire enfermer dans des « maisons de force » ceux
qu’on nommait alors les « insensés » ou des correspondances
des juges titulaires de charges de judicature des Cours souveraines. Il m’a
paru passionnant, dans le cadre de ce numéro du Journal Spécial des Sociétés
consacré à l’histoire des juges, de me tourner vers d’autres types d’archives,
souvent délaissées par les historiens et pourtant riches d’informations
protéiformes : les œuvres littéraires des grands écrivains du XIXe
siècle, qu’il s’agisse de romans ou d’ouvrages polémiques et de circonstances.
En effet, ces auteurs ont souvent porté un regard passionné et passionnant sur
les juges et l’institution judiciaire où régulièrement se sont mêlés une grande
fascination et un sentiment de défiance. Ainsi dans ce numéro spécial, j’ai
voulu analyser la contribution à l’histoire des juges de deux des plus grandes
figures de la littérature française du XIXe siècle : Alexandre
Dumas et Victor Hugo, dans trois des œuvres majeures de cette époque, qui
sont : Le Comte de Monte-Cristo, Les Misérables et Napoléon le
Petit.
Victor Hugo, depuis sa jeunesse, a toujours porté un
grand intérêt à la justice et aux juges, en se documentant de manière
infatigable sur l’activité des tribunaux, et en se rendant souvent dans les
prétoires et dans des établissements pénitentiaires, comme la Conciergerie ou
la prison de la Roquette. Ayant la passion de la justice, il nourrit une
immense attente à l’égard de la magistrature, d’où sa déception quand, dans Les
Misérables il en arrive à constater que les juges manquent parfois
d’humanité. Alors qu’il est devenu un farouche républicain profondément attaché
aux libertés individuelles et à l’indépendance de la magistrature dans son
pamphlet magistral Napoléon le Petit, il dénonce, avec une plume aussi
acerbe que talentueuse, une magistrature témoignant d’une trop grande docilité
à l’égard des maîtres du pouvoir à l’occasion du coup d’État du 2 décembre 1851, et mettant
notamment à mal la liberté de la presse. Alexandre Dumas, quant à lui dépeint
dans le Comte de Monte-Cristo, à travers le procureur Monsieur de
Villefort, une haute et brillante figure de la magistrature, de la restauration
et de la monarchie de Juillet témoignant d’autant de talent que d’opportunisme,
et sachant plaire aux puissants de l’heure. En contrepoint, il plaide pour une
magistrature témoignant d’une plus grande humanité, d’une plus vive attention à
la peine et à la souffrance des hommes, et qui ne soit pas toujours à l’ombre
des maîtres du pouvoir.
L’historien Marc Bloch écrivait très justement dans
son beau livre L’étrange défaite : « Le passé a beau ne pas
commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure
inintelligible ».
Or, au cours de l’Histoire, les écrivains ont beaucoup et durablement influé
sur la perception que les Français ont des juges. Le déficit de légitimité dont
ceux-ci souffrent de longue date est en lien avec les critiques récurrentes que
les écrivains ont porté tant à l’égard de la magistrature que de l’institution
judiciaire en général. Puissions-nous retenir notamment de Victor Hugo et
d’Alexandre Dumas, pour affermir la légitimité des juges, leur conception
exigeante de la mission du juge et leur aspiration à une justice plus humaine
et plus fraternelle.
Yves Benhamou,
président de chambre à la cour d’appel d’Aix-en-Provence