À travers
notre rubrique Chronique de robe, avocats et magistrats se livrent sur les
grands moments ayant marqué leur carrière.
Dans ce numéro, le bâtonnier Pierre-Olivier Sur revient sur trente années
d’humour judiciaire vécu ou rapporté, et nous raconte comment Marie-Antoinette,
le procès Landru, ou un quiproquo entre l’abolition de la peine de mort et
l’abolition de la chasse à la baleine, sont venus rompre, l’espace d’un
instant, la solennité d’un moment judiciaire.
Parmi les fulgurances d’audience, l’humour n’est pas qu’une étoile
filante. Sa trace est indélébile, et en plus, ça marche ! Car le juge vous
en est reconnaissant. Il raconte le fou rire à ses collègues, aux greffiers, en
famille. Alors les histoires drôles du Palais suivent, survivent, transforment.
Elles s’inscrivent dans la tradition orale du monde judiciaire. Mais malheur à
qui aura perdu la chute ! Celui-là quitte l’audience vaincu, comme
lorsqu’on fait citer un témoin qui se retourne à l’inverse de la vérité du
client.
Dans cette chronique, ne retenons que les succès....
Qui n’a pas entendu Francis Szpiner raconter le procès Bokassa et
l’acquittement de l’empereur, pour des faits d’anthropophagie, ne sait pas que
la bouffonnerie est une défense. Qui n’a pas tourné la tête, au miaulement d’un
chat pendant l’audience (était-ce Thierry Herzog ?), n’a jamais ri pendant
un réquisitoire. Et qui sait, si un jour, le législateur taquin ne proposerait
pas de notifier un nouveau droit subjectif extra-patrimonial : le « droit
au rire », après le « droit au silence » ?
Le banc des avocats est potache. Comme la salle de garde qui accueille
les internes à l’hôpital. Car le crime est là, avec son cortège de malheurs –
nous aussi, comme les médecins, on sauve des vies. Alors, l’absurde nous fait
rire. Parfois, au milieu des années de liberté qui se jouent à la roulette
judiciaire, et dans les océans de larmes des victimes, ou en plein trac d’avant
l’audience de plaidoirie... on écoute un ventriloque parmi les robes noires. Il
marmonne, lorsque le président ordonne une suspension pour une pause
pipi : « La Justice est dans le besoin ». Ou bien, s’il s’agit
d’une affaire de mœurs : « La Justice est pendante, entre les
parties ». Ou encore, s’il y a un chien qui parcourt la scène du
crime : « La Justice est aux abois ».
Ce sont des tiroirs. Des formules maintes fois répétées. Voyez la porte
vitrée de la Chambre de l’instruction à Paris. Elle est en verre poli. À chaque
fois que je la franchis, j’entends l’invective d’un avocat furieux d’avoir
attendu des heures avant de plaider : « Ici, il n’y a que le verre
qui est poli ! »
Et la 23e Chambre du vieux Palais de l’île de la
Cité Les flagrants délires, aujourd’hui déserte. Qu’est-elle
devenue ? J’y suis revenu l’autre jour. Tout le Palais pénal, qui avait
plaidé là depuis 100 ans, était à la barre. Et ceux qui sont morts, m’ont
fait rire encore. J’ai entendu le rire nasal de Lemaire, intelligent et
méchant. Le rire du sud de Pelletier, avec des histoires de voyous et de
prostituées. J’ai senti l’effluve du cigare de Vergès et de Metzner (à l’époque
on fumait dans le carré des correctionnelles) et j’ai entendu leur rire
énigmatique de bonzes, à travers la double porte capitonnée, tandis que la voix
prodigieuse de Thierry Lévy faisait trembler les murs. Et Liénard était
drôle : pour rappeler que la preuve négative n’existe pas en droit pénal,
il s’appliquait à dire, comme un joueur de bonneteau, que nul ne pourra jamais
démontrer qu’il ne vous a pas volé un billet de 10 euros l’autre jour.
Puis, tous se sont rassemblés dans ce que fut la Buvette pour décerner
le prix de l’humour judiciaire. Ils n’ont pas donné le nom du confrère
vainqueur – c’eut été anti-confraternel (la confraternité est une haine vigilante) – mais ils
ont retenu l’histoire que voici : celle du procès d’un voleur de montres.
— Le président (au prévenu) : Monsieur vous êtes relaxé !
— Le prévenu (à l’avocat) : Maître, relaxé, est-ce que ça veut
dire que je peux garder les montres ?
L’humour au Palais, pour nos pères, c’était grivois.
Les beuveries à l’heure du déjeuner chez Lapérouse et, à l’audience de
l’après-midi le renvoi qu’ils n’avaient pas sollicité ou alors, la
plaidoirie de l’autre côté de la barre ou de l’autre côté... du bar.
C’était du temps où un condamné à mort devant l’échafaud injuria une
dernière fois le procureur qui lui répondit : « Monsieur,
n’aggravez pas votre cas ! »
Ou Landru devant les Assises à Versailles :
— Maître Moro Giafferi : Monsieur le Président on a retrouvé les
victimes, je les ai fait venir dans la salle des témoins.
— Le Président : Alors, Monsieur l’huissier ouvrez la
porte !
— Maître Moro Giafferi : Malheureusement les victimes ne sont
pas là, mais le fait, Monsieur le Président, que vous ayez fait ouvrir la porte
et que chacun précisément ait regardé dans la même direction – vous-même
Monsieur l’Avocat général, qui alliez requérir la mort – prouve
qu’il y a un doute. Et dans le doute, vous acquitterez !
— L’Avocat général : Maître, je voulais encore croire au
doute ; mais le seul, dans cette salle, qui n’a pas regardé la porte,
c’est Landru. Pour lui il n’y a pas de doute !
La peine de mort… Depuis qu’elle est abolie en France, nous militons
dans le monde. Bâtonnier, j’ai été reçu à l’Ambassade du Japon. Nombreuse
affluence. Échange de toasts et de cadeaux. Interprètes en japonais, en
français, en anglais. Et, au moment de lever mon verre à la coopération
judiciaire franco-japonaise (c’était avant l’affaire Carlos Ghosn), je me
lance, au micro, debout à côté de l’Ambassadeur, dans une diatribe contre la
peine de mort, et j’appelle le Japon à rejoindre le clan des pays dits
abolitionnistes. Applaudissements de circonstance. L’Ambassadeur répond qu’il
ne faut pas que je m’inquiète : « Nous vivons au Japon un
moratoire », dit-il, « avec quelques exceptions »,
s’agissant principalement d’ « expérimentation médicale pour les
animaux, voire les humains ». Je pousse un hurlement d’effroi.
L’Ambassadeur est surpris. Et il reprend calmement le micro pour dire qu’en
matière de « chasse à la baleine, il y a un moratoire, sauf quelques
exceptions… ». Ce quiproquo entre l’abolition de la peine de mort et
l’abolition de la chasse à la baleine a distrait l’assemblée, au point que
l’Ambassadeur m’a dit que, jamais dans son Ambassade, on avait tant ri lors
d’un échange de toasts international et cérémonial…
« C’était du
temps où un condamné à mort devant l’échafaud injuria une dernière fois le
procureur, qui lui répondit :
"
Monsieur, n’aggravez pas votre cas !" »
Aujourd’hui,
ce sont les affaires politiques et judiciaires qui alimentent la chronique.
Pasqua venait d’être mis en examen, avec la meute des journalistes tout autour.
À 20 heures, il sort du pôle financier, en direct face aux caméras et aux
flashs qui déchirent la nuit. Alors, sa déclaration est exceptionnelle :
« Mesdames et Messieurs les journalistes, à l’issue de cette journée,
le juge Philippe Courroye m’a mis en examen, mais il ne me reproche
rien ! »
Récemment, un maire d’une grande ville était jugé.
— Le Président du tribunal : Est-ce que vous regrettez ?
— Le Maire, prévenu : Monsieur le Président, vous et moi, on
fait le même métier. Nous présidons, vous une chambre du Tribunal
correctionnel, moi un Conseil municipal. Présider, ça veut dire décider. Vous
rendez des arrêts, je prends des délibérations. Et quand nous nous trompons, ce
qui est rare, vous commettez une erreur judiciaire, tandis que moi, c’est
seulement une erreur politique. Heureusement, pour corriger vos erreurs à vous,
il y a l’appel... Alors, vous me demandez si je regrette. Moi je regrette de ne
jamais regretter. Et vous, Monsieur le Président ? Un jour, nous prendrons
un café ensemble, quand tout cela sera terminé, et nous en
reparlerons !
Quand le président Michel Desplan jugeait l’ancien monde des années
Mitterrand, André Guelfi (Dédé La Sardine), me demanda, dans la voiture blindée
qui nous conduisait au procès Elf, dans quelle salle il serait jugé. Je lui
répondis que le procès se tiendrait dans la Première chambre, « là où
fut jugée Marie-Antoinette ». Alors lui, distrait : « Qui
ça ? ».
Moi, comme si de rien n’était : « la femme de
Louis XVI ! ».
La suite est fameuse...
— Guelfi : Elle a pris combien ?
— Moi : Guillotinée !
— Lui : C’est pas bon pour nous...
Lorsqu’il a fallu plaider, je leur ai joué ce dialogue. Il s’agissait de
soutenir la cause d’un client génial, truculent, drôle, mais tricheur et
menteur (pour lui, c’était une double qualité dont il se vantait avec panache).
Il était surtout un prodigieux autodidacte ayant tutoyé les grands, fasciné
Mitterrand via Françoise Sagan, et joué au tennis avec le pape
Jean-Paul II !
Alors, cet éclat de rire – « Elle a pris combien ? »
–, aura convaincu le tribunal, charmé, démontré ? Moi, je l’ai considéré
comme ayant été la clef du succès : pour quatre ans ferme avec mandat
de dépôt requis, nous avons obtenu trois ans de sursis en première
instance !
Ici, le rire est stratégie. Il fallait décaler André Guelfi du groupe
des énarques, grands dirigeants d’entreprises, apparatchik de la politique, et
lui rendre son rôle d’intermédiaire autodidacte génial. Bertrand Périer, prince
de l’éloquence et du rire pour le jeune barreau, comme le fut Serge Perez
(chaque génération à son idole), a théorisé les courroies de transmission du
rire stratégie judiciaire, au fil de plusieurs exemples et de beaucoup de
prudence, dans son dernier livre Au bout de la langue (JC Lattès, 2019).
Citons une des anecdotes qu’il y décrit : « Un avocat
plaide devant trois magistrats. Un premier magistrat s’endort, puis le deuxième
s’assoupit, enfin le troisième sombre. L’avocat s’arrête, et l’interruption de
ce doux ronronnement réveille le président qui se redresse brusquement.
L’avocat : Excusez-moi, Monsieur le Président, à force d’être le seul à
m’écouter plaider, j’ai fini par m’endormir moi-même. »
C’est vrai qu’un rien peut endormir ou emporter l’audience. L’impression
faite sur la raison des juges, comme dit la définition de l’intime conviction,
c’est aussi la façon dont l’accusé est vêtu. Cravate ? Pull ?
Veston ? Et les cheveux ? Et la barbe ? Je me souviens d’un
bonhomme qui allait être jugé libre, devant les Assises de Rennes. Tout le
week-end qui avait précédé l’audience, nous avions travaillé le dossier à mon
cabinet. Sa compagne était là, avec nous, au bout de la table. Elle n’avait pas
dit un mot. Sauf à la fin, lorsque j’ai suggéré qu’il rase son bouc pour
l’audience. Alors, elle s’est emportée, elle a hurlé, elle a exprimé, à travers
cet incident, toute la résistance qui était la sienne à l’erreur judiciaire
annoncée. Et elle me pria de ne pas insister – pour elle,
je pouvais modeler les âmes, voire la vérité, mais pas l’aspect physique de son
homme. Ça, c’était son domaine réservé à elle. Je n’insistai donc pas. Mais je
me souviens du regard que nous nous sommes échangé aux Assises de Rennes, deux
jours plus tard, quand l’avocat général eut fini son réquisitoire comme
suit : « Mesdames et Messieurs les jurés, contre ce petit Monsieur
qui me rappelle Landru avec sa petite barbiche, je requiers 15 ans ! »
Pour finir, un cadeau : une fulgurance d’Olivier Schnerb.
Jean-Pierre Versini, fabuleux confrère, drôle, courageux et retors,
avait fait l’objet d’écoutes téléphoniques (illégales à nos yeux), dans la
conversation qu’il avait eue avec son client, ancien patron de Buffalo Grill.
Et, tandis que ce dernier, précisément sur écoute, suggérait à son avocat de la
prudence au téléphone, Maître Versini de dire, furieux : « La
Juge, si elle nous écoute, je lui pisse à la raie ! »
La formule fit le tour du Palais et de la presse judiciaire.
Alors, Olivier Schnerb de commenter : « Cette histoire
prouve que Versini est nul en droit. Un juge d’instruction rend des ordonnances
et non des arrêts. Plutôt que de dire, je lui pisse à l’arrêt, Versini aurait
dû dire, je lui pisse à l’ordonnance ! ».
Biographie
Pierre-Olivier Sur, avocat
pénaliste reconnu, est associé du cabinet FTMS depuis 2000. L’avocat, qui a
prêté serment en 1985, est inscrit aux barreaux de Paris et de Phnom Penh,
ainsi que sur la liste des conseils de la défense du Tribunal Spécial pour le
Liban. Il est également Associate
member à la Temple Garden Chambers de Londres. Pierre-Olivier Sur a été
collaborateur d’Olivier Schnerb, élu secrétaire de la Conférence en 1990, puis
membre du Conseil de l’Ordre en 1998, et bâtonnier de Paris en 2014. Il est
actuellement bâtonnier doyen de l’Ordre.