Le 23 mai dernier se
tenait à la Tour First le rendez-vous annuel de l’innovation pédagogique en
droit. Pour sa cinquième édition, l’événement était animé par Sumi
Saint-Auguste, responsable du Lab Innovation du groupe Lefebvre Sarrut et Stéphane
Baller, avocat associé d’EY société d’avocat et créateur de cette plateforme
d’échanges annuels entre enseignants, étudiants, élèves-avocats et employeurs.
Juriste geek, juriste data analyst/scientist, legal
design, compliance officer… autant
de métiers qui émergent dans le monde du droit et révèlent un constat qui
fédère l’ensemble du panel d’intervenants présents : le référentiel de
compétences attendu d’un juriste se transforme, et l’on attend de ce dernier
une implication de plus en plus poussée dans les projets, au-delà même d’une
excellente compétence dans le domaine juridique qui reste un pré-requis.
Mais alors, dans quelle
mesure, tant sur le terrain professionnel qu’universitaire, peut-on innover en
ce sens, en vue de préparer au mieux nos juristes de demain ? Tour d’horizon…
Former un juriste augmenté ?
La technologie ne doit plus faire peur aux juristes !
scande Catherine Ledig, professeure associée et directrice du diplôme
d’université Cyberjustice Enjeux numériques de la justice et du droit de
l’Université de Strasbourg. Comme le souligne Guillaume Zambrano, directeur du
DU Justice prédictive et legaltech de l’Université de Nîmes, lors de ce
rendez-vous, sensibiliser les juristes à la technologie, dont la maîtrise
devient essentielle, n’a rien de naturel puisqu’il dénonce une véritable «
allergie » de ces derniers à l’égard de la culture digitale. Elle est pourtant
indispensable maintenant, puisque les algorithmes utilisés par les
administrations sont producteurs de normes. Cependant, en cas de
disfonctionnement ou de biais de ces algorithmes, ce sont les ingénieurs qui
interviennent, délaissant les juristes à la marge. Selon Julie Chapanet,
coordinatrice de la Fablex DL4T et chercheuse auprès de l’Université de Nice,
il faut donc former les juristes mais également les ingénieurs, puisque le
droit ne se limite pas à un algorithme autonome pour qu’une collaboration entre
ces deux professions puisse se mettre en place, et par là-même, que le langage
juridique et technologique puisse interagir comme un seul langage naturel. De
manière concrète, l’importance pour un juriste d’apprendre à constituer des
algorithmes et à raisonner sur des biais n’est plus à démontrer puisque, comme
l’explique Catherine Ledig, maîtriser ces outils permet d’assigner une
responsabilité juridique, quel que soit le domaine du droit concerné. Ce
dialogue entre juristes et ingénieurs est donc essentiel en ce qu’il permet
d’assurer la transparence de logiciels qui sortent sur le marché. La valeur
ajoutée des avocats comme des juristes consiste alors à se poser les bonnes
questions relatives à la transparence dudit logiciel, et tout cela, en amont.
Il s’agit de devenir un juriste « opérationnel », comme relevé par Martin
Bussy, co-fondateur de Jarvis Legal, lors des questions de la salle.
De plus, comme le souligne Catherine Ledig, le triptyque
ingénieur – juriste – business développer est crucial puisqu’innovation et
profitabilité sont en fait intimement liées ! Et si l’on pousse le débat encore
plus loin, pourquoi ne pas imaginer un jour l’émergence d’une intelligence
artificielle juridique ? « Acculturer » les juristes – comprendre, ajouter une
culture – pour leur permettre de s’emparer du problème devient alors inévitable
!
Et cette « acculturation » débute à l’Université, à
travers la mise en place de propositions pédagogiques toutes plus innovantes
les unes et les autres : collaboration avec une panoplie de data scientists et
intervention d’experts à la chaire d’excellence de la Fablex DL4T de Nice ;
enseignements sous forme de procès fictifs pour Stéphane Prevost,
co-responsable du diplôme universitaire (DU) droit du Numérique de la Faculté
de Reims ; formation à la construction de data-sets pour étudiants et
praticiens du côté du DU justice prédictive et legaltech de l’Université de
Nîmes… Le DU Cyberjustice, Enjeux numériques de la justice et du droit à
Strasbourg propose même à ses étudiants, au-delà d’une collaboration avec le
méso-centre qui leur permet de se confronter à la compréhension de
l’informatique quantique, des essais pratiques et de l’investigation numérique
sur le dark net ! Les Universités sont également plusieurs à adopter une
approche par le jeu, source d’émulsion pour tous sur le campus, au-delà des
étudiants en droit, comme le rapporte Catherine Ledig.
Toutes ces formations sont évidemment ouvertes aux
juristes et avocats en poste, puisque paradoxalement, ce sont les
professionnels qui se sentent les plus concernés par ce « besoin
d’acculturation », soucieux de survivre à ces changements sans doute, à
l’exception du DU justice prédictive et legaltech qui s’intègre, lui, au sein
d’un Master.
ET INNOVER POUR éDUQUER LES AVOCATS DE DEMAIN !
Cliniques
juridiques, incubateurs, écoles d’avocats : les formations adressées aux
juristes dans le prolongement de l’Université se multiplient aussi
discrètement, mais pourquoi de telles innovations ?
Karine
Losfeld, directrice de l’IXAD, école d’avocats basée à Lille, préfère au terme
« innovation » qu’elle trouve quelque peu galvaudé, le verbe « dépoussiérer ».
Il
s’agit pour elle donc de « dépoussiérer » la formation et de mettre en place
des diplômes 3.0. Concrètement, la directrice de l’IXAD entend révolutionner le
mode de fonctionnement de l’école d’avocats en dédiant deux jours par semaine
aux cours et les trois autres aux stages en cabinets, associations et autres
structures juridiques, tout en intégrant aux formations des élèves-avocats la
possibilité de suivre des conférences supplémentaires avec un partenaire de
prestige, EuraTechnologies (premier centre de technologie au niveau européen),
qui met à disposition des étudiants toutes ses ressources pour leur permettre
d’incuber leurs projets durant six mois. Si elle pensait dans un premier temps
que ce nouveau fonctionnement serait accueilli avec enthousiasme par les
élèves-avocats, tel ne fut pas le cas l’an dernier : les élèves-avocats,
arrivés à la fin de longues études et déroutés à l’idée de plonger dans le
monde du digital et du numérique pour leur métier, n’aspirent qu’à une seule
chose, devenir (enfin !) avocats, sans avoir pris la mesure de la
transformation qui les attend. Cette année, l’expérience « Créé ton Cab’ » ouvre le chemin de la réussite : après trois
semaines de mise en œuvre des différents projets menés dans des conditions
réelles (timing à respecter, livrables à gérer…), les résultats sont
impressionnants et valent même les félicitations du cercle de l’innovation
lilloise.
Même
constat contrasté du côté de l’Incubateur de Montpellier à ses débuts, comme le
raconte Mélanie Parnot, avocate, directrice de l’incubateur du barreau de
Montpellier et co-présidente du Réseau national des incubateurs. Elle décrit au
départ une véritable « incompréhension » du rôle des incubateurs de la part des
avocats, qui veulent exercer leur profession certes, mais pas nécessairement
innover : elle estime à 1 % le nombre d’avocats soucieux de la question de
l’innovation (!).
Du
côté des cliniques juridiques, celle de Montpellier fait de l’accessibilité du
droit sa priorité et cherche à « casser la barrière » comme le rapporte Julien
Roque, directeur de la Clinique juridique de Montpellier.
La
clinique de Montpellier part d’un constat commun : de trop nombreux étudiants
se rendent comptent de la réalité du métier de juriste, d’avocat en cinquième
ou sixième année d’études supérieures – trop tard – et se rendent alors compte
que cette profession ne leur convient pas. Innover, c’est donc aussi préparer
les étudiants à l’avocature de manière plus pratique, en leur proposant, par
exemple, un « internat », calqué sur le modèle employé au sein des études de
médecine, en parallèle de leur formation. Si cette volonté n’est possible que
grâce au bénévolat de certains enseignants-chercheurs et à la volonté des
étudiants, le programme accompagne déjà des étudiants entrepreneurs de leur
avenir. Et comme de telles volontés d’innovation sont précieuses, une charte de
l’étudiant engagé a été mise en place avec un système de récompense des
initiatives au moyen d’ECTS reversés aux étudiants par la clinique juridique de
Montpellier. Dans la même logique de reconnaissance, un système d’« open badge » est en cours de création à
l’IXAD pour matérialiser les compétences acquises.
Par
ailleurs, les cliniques juridiques, en plus de préparer le futur praticien du
droit de manière concrète ont cet autre avantage, celui de créer de la valeur
ajoutée dans le secteur juridique. En effet, lorsque le cas confié à la
clinique juridique devient trop complexe ou dérive sur le terrain contentieux,
le dossier est immédiatement transféré à un avocat qui prend alors la suite du
dossier en charge (10 % à 12 % des dossiers). Et si en échange, cet avocat,
demain, prenait un ou deux étudiants en stage pour suivre le dossier ?
Pour
Mélanie Parnot, toutes ces formations innovantes jouent un rôle précieux :
celui de donner de l’enthousiasme aux élèves-avocats ou étudiants en droit,
mais aussi celui de continuer à se former, car le juriste est un « apprenant permanent ». Il peut même être
entrepreneur et vouloir être accompagné en incubateur ! Ainsi, pour les
juristes plus avancés, seules trois conditions « pratiques » doivent être
réunies pour pouvoir être incubé dans le réseau de la profession : être avocat
(avoir le titre et être en exercice) – à l’exception de l’incubateur associatif
de Montpellier –, avoir un projet innovant, et se conformer à la déontologie de
l’avocat. Ensuite, libre cours à votre imagination, entre « acculturation,
idéation et accompagnement ». Les trois mots-clés des incubateurs doivent
trouver un lieu de développement.
Le
cinquième rendez-vous de l’innovation pédagogique s’est conclu par une
interrogation : quelle marge de progression pour l’enseignement du droit aux
juristes de demain ? Sumi Saint-Auguste évoque l’importance de créer du
maillage entre Écoles d’avocats et Universités pour favoriser le dialogue et
l’échange. Quant à Patrick Delahaye, avocat, ancien bâtonnier, président de
l’IXAD et président de l’Association des écoles d’avocats, s’il confirme les
premières réactions négatives des élèves-avocats face à la possibilité
d’incuber, d’entreprendre, de dépasser la robe… il se félicite aujourd’hui
d’avoir osé l’aventure digitale, et d’avoir donné naissance, par la même
occasion, à de belles histoires de start-up et de cabinets ! Quant à la
question financière, il conclura, en vrai entrepreneur, vrai innovant, qu’il
faut assumer ses options, et tant pis si cela coûte plus cher ! C’est un
investissement pour changer l’avenir.
Anne-Sophie
Thoby,
Legal Intern
EY Société d’Avocats,
Revu par
Stéphane Baller