L’expression « street art » évoque souvent en moi des
scènes auxquelles j’assistais, avec émerveillement, dans les années cinquante, dans
certaines stations balnéaires de la Côte d’Azur.
Des jeunes gens et jeunes filles réalisaient, sur les
trottoirs et à la craie, des dessins colorés qui représentaient souvent le
visage supposé du Christ ou celui de la Vierge, quand ce n’était pas une église
des environs ou un autre bâtiment très connu.
Devant « l’œuvre », il y avait toujours un gobelet ou
une vieille boîte destinée à recueillir le fruit de leur travail et l’obole des
passants. Il s’agissait d’étudiants, souvent des Beaux-Arts, qui voyaient là un
moyen de payer leurs vacances (ou seulement une partie !) dans de belles villes
du bord de la « Grande Bleue ». Ils privilégiaient les trottoirs sis devant de
grands hôtels, supputant que ceux qui en sortaient seraient plus généreux avec
eux. Était-ce la réalité ? J’en doute un peu. Job d’été ou mendicité artistique
? Peu importe.
Cela avait l’allure d’une « performance », comme on
dit aujourd’hui : ils travaillaient très vite, à force de gestes vifs et
précis, et finissaient leur dessin en un temps record ; leurs pantalons, aux
genoux, étaient aussi multicolores que leurs mains. Il est vrai qu’ils
faisaient le même dessin plusieurs fois dans la soirée et dans la saison, et
cela en divers lieux : la réalisation relevait plus de l’automatisme que d’une
création spontanée. On était loin d’une création originale et d’une empreinte
de la personnalité, conditions juridiquement obligatoires pour bénéficier de la
protection du droit d’auteur !
S’ils travaillaient vite, ce n’était pas pour fuir la
police : ils agissaient à visage découvert, étaient pacifistes car ils dessinaient
à la craie et non à la bombe, et avaient la bénédiction (même pour les
portraits non religieux) des édiles municipaux, pour lesquels ces performances constituaient
des facteurs d’animation touristique estivale.
Je n’étais pas le seul à admirer leur travail, car il
fallait voir avec quelles précautions les passants contournaient les visages et
paysages tracés sur l’asphalte et rattrapaient leurs bambins qui, eux, se
précipitaient, cornets de glace à la main, pour laisser leur empreinte (celle
de leurs sandalettes) sur une « œuvre » qui n’était pas la leur ! Hélas, dès «
l’artiste » parti, le dessin pâlissait et s’effaçait peu à peu sous les pas de
promeneurs inattentifs ou désormais moins scrupuleux, ne risquant plus le
regard désapprobateur, voire l’invective, du créateur. Un orage d’été faisait
le même effet sur le dessin et avait en plus l’avantage de laver le trottoir.
Ces jeunes gens et jeunes filles réalisaient ainsi une « œuvre »,par nature éphémère, vite effacée, mais laissant cependant
derrière elle un petit sentiment de tristesse, à l’instar de « la mer qui efface sur le sable les pas des amants
désunis » (1) ou du « doux visage d’Aline dessiné sur le sable d’une plage
et disparu dans la pluie d’un orage » (2).
Ces inventeurs de ce que l’on pourrait appeler le «
sidewalk art » ne revendiquaient aucun droit d’auteur (ils faisaient souvent
des copies serviles) et personne ne mettait en cause leur performance et ne les
assignait en justice pour tel ou tel motif. Il est vrai qu’ils se situaient en dehors
du marché et que la boulimie de revendications de droits et de consumérisme
judiciaire n’avait pas encore fait son apparition, des victimes parmi les
artistes et le bonheur des avocats.
Mais, me dira-t-on, le dessin à la craie sur trottoir existe
encore aujourd’hui ! Il est vrai que le dessin sur sol constitue souvent une
activité ludique proposée aux enfants (dépassant de loin la « marelle »), qu’un «
festival craie art » a lieu à Villefranche-sur-Mer, et que sont vendus des
bâtons de craie dont l’usage est réservé aux dessins sur sol !
Cependant, si l’on met de côté le cas des dessins d’enfants,
on constatera que ces « néo créations » à la craie sont très élaborées (on
pense notamment aux « trompe-l’oeil »), sont originales et révèlent
l’empreinte de la personnalité d’artistes parfois confirmés, voire connus et
reconnus, tel David Zinn ; ce sont de véritables œuvres d’art. Ce nouveau
courant de dessins à la craie appartient, à mon sens, au street art et non au
sidewalk car ne possédant aucune des caractéristiques essentielles telles que
rapportées ci-dessus. Le sidewalk a donc bel et bien disparu !
Si le sidewalk art était étranger au droit, ce n’est
pas le cas du street art, qui lui, est de plus en plus appréhendé par le droit,
comme on pourra le constater dans les articles qui vont suivre, rédigés par des
« artistes du droit » et tous membres de l’Institut Art & Droit ; je les remercie
très chaleureusement pour leur collaboration.
Enfin, ma très sincère reconnaissance va à la galerie Lélia
Mordoch et à sa talentueuse artiste du street art qu’est Miss. Tic, qui a bien
voulu répondre aux questions de Françoise Labarthe (voir p.15), éminente
professeure de droit, que je remercie très amicalement pour la coordination
scientifique de ce dossier et félicite pour son rôle de journaliste tout aussi
éphémère qu’un dessin de trottoir…
Notes :
1) «
Les feuilles mortes », paroles de Jacques Prévert.
2) « Aline », paroles de Christophe
Gérard Sousi,
Président de l’Institut Art &
Droit