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Le transfert des amendes civiles en matière de fusion-absorption face au principe de personnalité des peines

Le transfert des amendes civiles en matière de fusion-absorption face au principe de personnalité des peines
Publié le 25/02/2020 à 12:25

CEDH, 1er octobre 2019, n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France


Une société absorbée dans le cadre d’une transmission universelle du patrimoine a été condamnée à une amende civile infligée par l’autorité de régulation en raison de pratiques anticoncurrentielles sanctionnées au visa de l’ancien article L. 442-6 du Code de commerce (1).


La société absorbante se voit transmettre automatiquement l’intégralité du patrimoine de la société absorbée dont une amende civile à laquelle a été condamnée la société absorbée.


La société absorbante conteste devoir cette somme car son paiement contreviendrait au principe de personnalité des peines (2) selon lequel la responsabilité pénale s’oppose à ce qu’une personne soit sanctionnée si elle n’a pas personnellement commis l’infraction (3).


Dans cette logique, la société absorbante, dans le cadre d’une opération de transmission universelle du patrimoine, peut-elle être condamnée à une amende civile pour des pratiques restrictives de concurrence commises par la société absorbée avant la décision de dissolution?


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (4) comme la jurisprudence nationale ont répondu par l’affirmative.


Si le principe de personnalité des peines est naturellement applicable aux sanctions purement pénales, son application aux sanctions civiles punitives assimilées à des sanctions pénales (I) oblige à le relativiser (II), en privilégiant une analyse économique de l’entreprise transférée (III).


 


L’application du principe de personnalité des peines aux amendes civiles sanctionnant les pratiques anticoncurrentielles


L’amende civile n’est certes pas une infraction pénale (5), mais elle relève de la notion autonome d’« accusation en matière pénale » prévue à l’article 6, § 1 de la Convention EDH. Elle est appréciée en fonction de la qualification juridique de l’infraction en droit interne, mais aussi en fonction de deux autres critères (6). 


D’une part, la nature des agissements en cause qui heurte l’intérêt général.


D’autre part, la sévérité de la sanction encourue par l’auteur de la norme transgressée. Il doit s’agir de mesures ayant un effet dissuasif, telles qu’une privation de liberté ou une amende, ou préventif et répressif comme une amende infligée par une autorité administrative (7).


Les amendes civiles « (ont) la nature d’une sanction pécuniaire », de sorte que le principe de personnalité des peines leur est applicable (8). Le critère de la sévérité de la sanction encourue, s’applique puisqu’il s’agit d’une amende pouvant atteindre deux millions d’euros (9).


 


La nécessité de relativiser le principe de personnalité des peines en matière d’amendes civiles


En premier lieu, en droit des sociétés, la réalisation d’une fusion absorption ou transmission universelle du patrimoine emporte transfert automatique du patrimoine de la société absorbée au profit de la société absorbante.


D’abord, concernant l’issue des sociétés, la fusion entraîne la disparition de la société absorbée par sa dissolution sans liquidation (10).


Elle entraîne simultanément l’acquisition, par les associés de la société absorbée, de la qualité d’associés de la société absorbante, dans les conditions déterminées par le contrat de fusion ou de scission (11).


Ensuite, concernant le patrimoine de la société absorbée, l’intégralité du patrimoine – actif et passif – de la société a été transmi de plein droit à la société absorbante.


Ce faisant, si on excluait le principe de transmission de la responsabilité contraventionnelle, cette responsabilité serait de facto éteinte, ce qui serait en contradiction avec la nature même d’une fusion, qui postule le transfert de l’intégralité du patrimoine, à savoir l’actif et le passif (12).


En second lieu, au plan pénal, le changement de personne morale débitrice de la sanction pécuniaire heurte le principe de personnalité des peines qui s’applique aux personnes morales (13) pour limiter la transmission du passif pénal à la société absorbante sous réserve de la fraude.


La dissolution de la personne morale empêche ou arrête en principe l’exécution de la peine. Toutefois, il peut être procédé au recouvrement de l’amende et des frais de justice après la dissolution de la personne morale jusqu’à la clôture des opérations de liquidation. (14)


Ainsi, seules les sanctions pécuniaires déjà prononcées à l’encontre d’une personne morale peuvent être transmises. Cette transmission n’est admise que si la condamnation à l’origine de la peine pécuniaire est devenue définitive au moment de la dissolution de la personne morale. à défaut, les poursuites s’éteignent en raison de la disparition de la personnalité morale de la société absorbée (15).


Par exception, la non-transmission du passif pénal peut être neutralisée en cas de fraude lorsque la fusion a pour objectif de neutraliser l’application des amendes civiles (16).


La fraude est alors caractérisée lorsque l’opération, réalisée déloyalement (17) ou sciemment sans en avertir le créancier social poursuivant, découle d’une ingénierie juridique légale qui poursuit néanmoins un but illégal consistant à échapper au paiement de l’amende (18).


La sanction de cette fraude est la nullité (19), pourvu que l’autorité à l’initiative de l’amende ait préalablement formé opposition à l’opération dans les trente jours de la publication de la dissolution pour faire valoir la fraude (20).


 


La primauté de l’approche économique pour assurer la transmissibilité de la sanction pénale par assimilation


La jurisprudence a une analyse spécifique des sanctions assimilées à la matière pénale, comme celles prononcées en matière de concurrence, qui est fondée sur la réalité économique de l’entreprise (21) et non strictement sur la société personne morale.


Elle repose sur la définition de l’auteur des pratiques anticoncurrentielles. Ce dernier n’est pas la société personne morale stricto sensu mais « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services » (22).


Ce faisant, en appliquant le principe de la continuité économique et fonctionnelle, la pratique anti concurrentielle peut être imputée à la personne morale à laquelle l’exploitation de l’entreprise est juridiquement transmise23.


La jurisprudence communautaire considère qu’en cas de disparition de l’auteur de l’infraction, et de manière subsidiaire, il convient de « localiser l’ensemble des éléments matériels et humains ayant concouru à la commission de l’infraction pour identifier, dans un second temps, la personne qui est devenue responsable de l’exploitation de cet ensemble, afin d’éviter que, en raison de la disparition de la personne responsable de son exploitation au moment de l’infraction, l’entreprise ne puisse pas répondre de la commission de celle-ci » (24).


L’absorption de la société, auteur de ces pratiques, par une autre société ne met pas fin à ses activités qui se poursuivent au sein de la société absorbante (25). Il est donc naturel que la sanction suive l’activité, tel son accessoire, fusse-t-elle exploitée par une autre personne morale indépendamment du statut juridique de celle-ci et sans considération de la personne qui l’exploite (26).


La CEDH, dans son arrêt du 1er octobre 2019, suit la même approche en s’appuyant sur le principe de la « continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise », qui vise à prendre en compte la spécificité de la situation générée par une fusion-absorption, pour juger que la sanction prononcée ne contrevenait pas au principe de la personnalité des peines (27).


L’intérêt de l’approche économique fondée sur l’activité de l’entreprise permet de garantir l’efficience de la sanction infligée par les autorités régulatrices (28).


En effet, l’analyse strictement juridique du principe de la personnalité des peines dans ce contexte neutraliserait la responsabilité économique des personnes morales, qui pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique au moyen d’opérations telles que la fusion-absorption (29).


L’objectif est d’intérêt public. Il vise à restaurer l’équilibre économique dans les relations commerciales entre professionnels et à réparer le préjudice collectif subi par l’ensemble des acteurs présents sur le marché.


La jurisprudence administrative poursuit la même logique s’agissant des sanctions prises par l’Administration fiscale ou par l’Autorité des marchés financiers (30), ou de l’Autorité de contrôle prudentielle (31) et considère que le principe de personnalité des peines ne s’oppose pas à ce que la société absorbante subisse une sanction pécuniaire (32) à raison des manquements commis par la société absorbée.



NOTES :

1) Remplacé par art. L 442-1 à L 442-4, c. com ., en application de l’Ord. n° 2019-359, 24 avril 2019, art. 2.

2) Art L. 121-1 c. pen. Conv. EDH, art. 6, § 2  « toute personne a le droit d’être entendue par un tribunal impartial sur toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

3) Cf. CEDH, 29 août 1997, aff. 20919/92 : Bull. C. cass. 1997 p. 1269.

4) CEDH, 1er octobre 2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France.

5) M. Béhar-Touchais, « L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l›absence de dommages et intérêts punitifs ? », LPA, 20 novembre 2002 p. 36.

6) CEDH, 8 juin 1976, Engel c/ Pays-Bas : Série A n° 22 ; CEDH 21 février 1984, Öztürk c/ Allemagne : Série A, n° 73 ; Cons. const. 18-5-2016 numéro 2016-542 : RJDA 8-9/16 numéro 649 ; Voir aussi CEDH 24 février 1994, n° 3/1993/398/476, aff. Bendenoun c/ France : RJF 4/94 n° 503 ; JCP 1995, II, 22372, note S. FROMMEL ; CEDH, 3 juin 2003, Morel c/France : RJF 11/03, n° 1337 ; CEDH, 1er octobre 2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France ; considérant 41 ; CEDH, 8 juin 1976, Engel c/ Pays-Bas : Série A n° 22 ; Cour EDH 23 novembre 2006, Jussila c/ Finlande : RJF 4/07 n° 527 ; CEDH, 23 juillet 2002 n° 34619/97, 1e section, Janosevic c/ Suède : RJF 11/02 n° 1340 ; CEDH, 5 octobre 1999, Gentzer c/ France : RJF 4/00, n° 590.

7) CEDH, 21 février 1984, Öztürk c/ Allemagne : Série A, n° 73.

8) Cons. const. 18 mai 2016 numéro 2016-542 : RJDA 8-9/16 numéro 649 ; Cf. CEDH, 24 février 1994, n° 3/1993/398/476, aff. Bendenoun c/ France : RJF 4/94 n° 503 ; JCP 1995, II, 22372, note S. FROMMEL ; CEDH,
3 juin 2003, Morel c/France : RJF 11/03, n° 1337.

9) CEDH, 1er octobre 2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France, considérant 41.

10) CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA sur une interprétation de l’article 19, 1, de la directive 78/855/CEE du Conseil, du 9 octobre 1978.

11) Art. L. 236-3, c. com, article 1844-5 al. 3, c. civ.

12) CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA. op. cit.

13) Cons. const. 30 juillet 1982, n° 82-143 DC : Rec. p. 57 ; JO 31 juillet 1982 p. 2470.

14) Art. 133- 1, c. pén.

15) Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742, Bull. crim. 2000, n° 237 ; Cass. crim., 14 octobre 2003, n° 02-86.376, Bull. crim. 2003, n° 189. 11 Cass. crim., 9 septembre 2009, n° 08-87312 ; Cass. crim., 18 février 2014, n° 12-85807 ; Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-16.439, Bull. 1999, IV, n° 127, RJDA 8-9/99 n° 949 ; Bull. civ. IV n° 127 ; cf. CA Paris, 14 mai 1997, Compagnie générale d’immobilier George V : RJDA 10/97 n° 1223.

16) Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-16.439, Bull. 1999, IV, n° 127.

17) Éventuellement réalisée avec précipitation : Cass. com., 21 septembre 2004, n° 1273 : RJDA 2/05 n° 147.

18)  CA Paris, 27 novembre 2018, n° 18/03294 ; Cass. com., 11 septembre 2012, n° 11-11.141 F-PB : RJDA 12/12 n° 1078 ; CA Paris, 8 mars 2016, n° 15/07932 : RJDA 6/16 n° 442 ; CA Paris, 19 mai 2011 n° 10/08992 ; Cass. com., 4 mars 1986, Bull. Joly 1986 p. 379 ; Cass. com., 2 mai 1990, n° 88-15.871, Bull. civ. IV n° 131.

19) CA Versailles, 12e ch., 16 avril 2019, n° 18/03987.

20) CA Dijon, 2e ch. civ., 5 juillet 2018, n° 18/00222.

21) CJCE, 28 mars 1984, Compagnie royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH , n° 29/83 et 30/83 ; CJCE, 7 janvier 2004, Aalborg Portland A/S et autres, n° C-204/00 P ; CJCE, 24 septembre 2009, Erste Group Bank AG et autres, n° C-125/07 ; Cass. com., 20 novembre 2001, n° 99-16.776 et 99-18.253 ; Cass. com., 23 juin 2004, numéros 01-17896 et 02-10066, Bull. 2004, IV, n° 132 ; Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12138, Bull. 2006, IV, n° 49.

22) Art L. 442-1 à L. 442-4, c. com. issus Ord. n° 2019-359 du 24 avril 2019.

23) Cass. com., 20 novembre 2001, numéros 99-16.776 et 99-18.253 ; Cass. com., 23 juin 2004, n° 01-17896 et 02- 10066, Bull. 2004, IV, n° 132 ; Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12138, Bull. 2006, IV, n° 49.

24) TPICE, 17 décembre 1991, Enichem Anic Spa c/ Commission, aff. T-6/89 : Rec. II-1623 ; TPICE, 28 avril 1994, All Weather Sports Benelux BV, aff. T-38/92 : Rec. II-211.

25) Cons. const., 18 mai 2016 n° 2016-542 : RJDA 8-9/16 numéro 649. Cass. com., 23 juin 2004, numéros 01-17.896 et 02-10.066 ; Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12.138, Bull. 2006, IV, n° 49.

26) Cass. com., 21 janvier 2014, n° 12-29.166 FS-PBR : RJDA 4/14 n° 385 ; adde CE, 4 décembre 2009, n° 329173, Sté Rueil Sports, RJF 2/10 n° 145, concl. E. GLASER BDCF 2/10. CE, Sect., 22 novembre 2000, n° 207697, Crédit agricole Indosuez Chevreux. A. SEBAN, Concl.  sous CE, 22 novembre 2000, n° 207697, Section, Sté Crédit agricole Indosuez Cheuvreux ; CE, 10 mai 2004, n° 247130, Sté Etna Finance ; CE, 30 mai 2007, n° 293423, Sté Tradition Securities and Futures.

27) CEDH, 1er octobre 2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France considérant 47.

28) CE, 4 décembre 2009, n° 329173, Sté Rueil Sports, RJF 2/10 n° 145, concl. E. GLASER BDCF 2/10

29) CEDH, 1er octobre 2019, op. cit., considérant 49 ; Cass. crim., 9 septembre 2009, n° 08-87312 ; Cass. crim., 18 février 2014, n° 12-85807.

30) CE, 30 mai 2007, n° 293423 : RJDA 2/08 n° 151.

31) CE, 25 octobre 2017, n° 399491, Union des Mutuelles d’Assurances Monceau (Umam).

32) CE, 17 décembre 2008, n° 316000, Sté Oddo & Cie concernant la publication des sanctions.


 


Jean Lefebvre,

Docteur en droit privé,

Chargé d’enseignement aux Universités de Toulouse et d’Angers


 


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