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Liberté d’expression : quelle responsabilité pour les réseaux sociaux ?

Liberté d’expression : quelle responsabilité pour les réseaux sociaux ?
Publié le 27/06/2019 à 14:50

 


La liberté d’expression s’épanouit sur les réseaux sociaux ; pour le meilleur et pour le pire. La démocratisation d’Internet permet en effet, depuis une vingtaine d’années, à tout un chacun de donner son avis et de le partager dans le monde entier. Tout citoyen peut ainsi exercer un des droits humains les plus garantis et protégés par les grandes instances nationales, européennes et internationales : la liberté d’expression.


Or, il va sans dire que cette liberté, comme toutes les autres, s’accompagne, en droit, de limites, parmi lesquelles l’engagement de la responsabilité.


Mais la question sensible reste celle de la responsabilité en cas de partage d’un message haineux, par exemple, sur Facebook. Le législateur, de la même manière qu’il était intervenu pour encadrer la liberté d’expression des métiers de presse, est venu encadrer l’utilisation des réseaux sociaux et dessiner les contours d’un régime de responsabilité. La proposition de loi Avia, débattue en ce début d’été 2019, vise à adapter ce régime aux nouveaux enjeux du numérique et des réseaux sociaux.


 


Un contexte favorable, tant au niveau national qu’international


Le 15 mai 2019, Emmanuel Macron a réuni à Paris le G7 des ministres du numérique afin de renforcer les lois pour bannir les contenus inappropriés des réseaux sociaux. Cette initiative a été lancée avec la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, à la suite de l’attentat de Christchurch du 15 mars dernier. Les représentants de Facebook, Microsoft et Google étaient également présents. La preuve que le moment était venu de réagir, deux mois après la tuerie de Christchurch largement partagée sur les réseaux sociaux avant que les hébergeurs ne fassent cesser cette macabre diffusion.


Un rapport, publié le vendredi 10 mai 2019, tire les conclusions de l’immersion pendant plusieurs mois d’experts français dans les arcanes de Facebook (en France et à l’étranger). Ce test avait été décidé par Emmanuel Macron et Mark Zuckerberg il y a un an. Le rapport souligne l’insuffisance des mécanismes de modération et le manque de transparence du fonctionnement des plateformes, justifiant une intervention des pouvoirs publics. Il recommande entre autres de fixer des « obligations de moyens » aux principales plateformes mondiales (sur le modèle de régulation imposé aux banques). La mise en œuvre serait confiée à une autorité administrative indépendante, probablement le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui aurait notamment un droit de regard sur les algorithmes utilisés par Facebook et Twitter. Si Facebook a encore des efforts à faire dans ce domaine, il est difficile d’envisager des changements significatifs à l’échelle mondiale sans sa participation active.


Cette prise de conscience concerne tous les pays. Trois semaines après la tuerie de Christchurch, l’Australie avait déjà fait voter une loi très répressive contre les réseaux sociaux : s’ils ne suppriment pas assez rapidement les contenus violents liés à des « actes terroristes » (notamment), ils devront payer une amende correspondant à 10 % de leur chiffre d’affaires annuel. Les dirigeants de ces entreprises risquent jusqu’à trois ans de prison en cas de manquement. La force de cette réponse législative n’a d’égale que le traumatisme subi par tout un pays (1).


Le 18 juin, la justice néo-zélandaise a condamné à 21 mois de prison un homme qui avait partagé le flux vidéo des massacres de Christchurch sur les réseaux sociaux. Philip Arps, 44 ans, a plaidé coupable pour diffusion de contenus répréhensibles. Cet homme, qui se revendique comme un suprémaciste blanc, avait déjà été condamné en 2016 à une amende de 800 dollars néo-zélandais (2) pour avoir déposé une tête de porc ensanglantée dans une mosquée, celle d’Al Noor à Christchurch, visée par l’attaque du 15 mars dernier.


 


La nécessité de renforcer le régime de responsabilité des réseaux sociaux


La responsabilité des réseaux sociaux existe déjà, en tout cas dans les textes. L’article 29 de la directive 95/46CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 a institué un groupe de protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel. Il a notamment défini les réseaux sociaux comme « des plateformes de communication en ligne qui permettent à tout internaute de rejoindre ou de créer des réseaux d’utilisateurs ayant des opinions similaires et/ou intérêts communs ».


Une loi du 21 juin 2004 (3) a consacré quatre régimes de responsabilité propres à chaque groupe d’acteurs d’Internet : les abonnés, les commerçants en ligne, les fournisseurs d’accès et les hébergeurs (ou prestataires de stockage).


Depuis une ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 13 avril 2010, les réseaux sociaux sont considérés comme des hébergeurs, puisqu’ils assurent une activité de mise à disposition du public d’informations par le truchement de services de communication accessibles au public en ligne. Leur responsabilité en est donc (pour l’instant) allégée : ils ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée s’ils n’avaient pas connaissance du caractère illicite du message posté par un abonné ou s’ils ont rapidement réagi pour retirer le contenu litigieux à partir du moment où ils ont eu conscience de son caractère illicite.


Pour les infractions d’une particulière gravité, telles que l’incitation à la haine raciale, la pédopornographie, l’apologie de crime contre l’humanité… l’hébergeur a pour obligation de mettre en place un dispositif de signalement de ce type de contenus et de dénoncer rapidement aux autorités publiques ces faits constitutifs d’infractions. Ces dernières années, les réseaux sociaux ont été le théâtre de comportements dangereux, illégaux, obscènes, dont l’apogée macabre a été la tuerie de Christchurch. Conscient de la nécessité de réagir par la voie législative, le Premier ministre avait confié à la députée Laetitia Avia, à l’écrivain Karim Amellal et au vice-président du CRIF Gil Taieb la rédaction d’un rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet. Rapport remis au Premier ministre le 20 septembre 2018. Ancré dans le Plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2018-2020, ce rapport proposait notamment de responsabiliser les plateformes et de créer une procédure de signalement uniformisée et clairement identifiable.


La proposition de loi dite « Avia » du 20 mars 2019 visant à lutter contre la haine sur Internet a déjà fait l’objet de nombreuses critiques, pour beaucoup justifiées.


Le point le plus critiqué est la création d’une obligation de suppression des contenus haineux. Les opérateurs devront, dans un délai de 24 heures après la notification d’un contenu, retirer ou rendre inaccessible ce contenu, dès lors qu’il comporte manifestement une incitation à la haine ou une injure discriminatoire à raison de la race, de la religion, du sexe ou de l’orientation sexuelle. Les opérateurs auront une obligation de création d’un dispositif permettant, pour l’utilisateur à l’origine du contenu litigieux, de contester le retrait de celui-ci.


En contrepartie, l’utilisateur à l’origine du signalement pourra contester l’absence de retrait. La sanction est dissuasive : l’opérateur qui ne respecterait pas l’obligation de création d’un tel dispositif s’exposerait à une sanction financière, déterminée et prononcée par le CSA, pouvant atteindre 4 % de son chiffre d’affaires mondial annuel.


Si cette proposition fait grincer des dents les spécialistes de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, c’est que le risque judiciaire qui pèserait sur les opérateurs de plateforme sera vraisemblablement à l’origine de nombreux retraits injustifiés, puisque la notion de contenu comprenant « manifestement » une incitation à la haine ou une injure discriminatoire reste floue. À l’inverse, un retrait de contenu licite provoquerait un risque moins important pour la plateforme. La censure pourrait ainsi facilement devenir la norme dès qu’un signalement interviendrait.


Enfin, la définition du « seuil » de tolérance devra également faire l’objet de beaucoup de précautions. Un seuil trop élevé pourrait provoquer un déplacement des discours de haine vers des plateformes moins utilisées, et un seuil trop bas pourrait faire peser une charge bien trop lourde sur des structures mal adaptées.


Parmi les autres propositions, se trouve la simplification de la notification des contenus haineux, la création d’une obligation de représentation légale en France (dans le but d’exercer les fonctions d’interlocuteur référent pour l’application de la présente loi), un alourdissement des sanctions encourues par les plateformes en cas de manquement à leurs obligations de coopération (en multipliant par trois l’amende actuellement d’un montant de 75 000 euros), et des injonctions de blocage d’accès et de déréférencement aux sites illicites.


Après un récent avis du Conseil d’État, et une nouvelle visite de Marc Zuckerberg à Paris, Laetitia Avia a reconnu que des modifications étaient prévues. Un délit pénal de non-retrait des contenus est notamment envisagé : il visera le représentant légal français que les plateformes devront nommer. Le texte proposera également la création d’un parquet spécialisé. Enfin, la députée LREM prévoit des peines d’interdiction temporaire de consultation des réseaux sociaux pour les auteurs de contenus haineux. Si cette dernière proposition peut sembler alléchante pour lutter contre la récidive, on ne peut que s’interroger sur sa possible mise en application et le risque d’atteinte à la liberté d’expression.


Mi-juin, le président de la République et le Premier ministre ont signé un décret de convocation, annonçant l’examen lors de la session extraordinaire du Parlement à compter du 1er juillet, de 32 projets ou propositions de loi, dont la proposition de loi Avia. À l’approche de l’été 2019, tous les voyants sont donc au vert pour encourager le gouvernement et les parlementaires à œuvrer pour mieux garantir la lutte contre la haine sur Internet.


Reste à savoir si la réponse législative est la seule envisageable. Après les prises de position du chef de l’État, les avis des instances les plus autorisées et les pourparlers avec les hébergeurs, il semble que ce soit au tour du législateur de se remonter les manches. Celui-ci devra essayer d’éviter tout faux pas attentatoire à la liberté d’expression qui pourrait réveiller les critiques de la censure, en permettant une réelle limitation de la diffusion des contenus haineux qui gangrènent nos sociétés si connectées.


NOTES :

1) Le tireur est australien.

2) Cela correspond à un peu plus de 460 euros.

3) La loi n°  2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, publiée au Journal Officiel du 22 juin 2004.

 


Emmanuel Pierrat,

Avocat associe´ au Cabinet Pierrat & Associés, Avocats à la Cour,
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre, Ancien Membre du Conseil National des Barreaux



Chloé Ullern,

Juriste au Cabinet Pierrat & Associe´s, Avocats a` la Cour


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