La liberté
d’expression s’épanouit sur les réseaux sociaux ; pour le meilleur et pour
le pire. La démocratisation d’Internet permet en effet, depuis une vingtaine
d’années, à tout un chacun de donner son avis et de le partager dans le monde
entier. Tout citoyen peut ainsi exercer un des droits humains les plus garantis
et protégés par les grandes instances nationales, européennes et
internationales : la liberté d’expression.
Or, il va
sans dire que cette liberté, comme toutes les autres, s’accompagne, en droit,
de limites, parmi lesquelles l’engagement de la responsabilité.
Mais la
question sensible reste celle de la responsabilité en cas de partage d’un
message haineux, par exemple, sur Facebook. Le législateur, de la même manière
qu’il était intervenu pour encadrer la liberté d’expression des métiers de
presse, est venu encadrer l’utilisation des réseaux sociaux et dessiner les
contours d’un régime de responsabilité. La proposition de loi Avia, débattue en
ce début d’été 2019, vise à adapter ce régime aux nouveaux enjeux du numérique
et des réseaux sociaux.
Un contexte favorable, tant au
niveau national qu’international
Le 15 mai 2019, Emmanuel Macron a réuni à Paris le G7 des
ministres du numérique afin de renforcer les lois pour bannir les contenus
inappropriés des réseaux sociaux. Cette initiative a été lancée avec la
première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, à la suite de l’attentat de
Christchurch du 15 mars dernier. Les représentants de Facebook, Microsoft et
Google étaient également présents. La preuve que le moment était venu de
réagir, deux mois après la tuerie de Christchurch largement partagée sur les
réseaux sociaux avant que les hébergeurs ne fassent cesser cette macabre
diffusion.
Un rapport,
publié le vendredi 10 mai 2019, tire les conclusions de l’immersion
pendant plusieurs mois d’experts français dans les arcanes de Facebook (en
France et à l’étranger). Ce test avait été décidé par Emmanuel Macron et Mark Zuckerberg il y a un an. Le
rapport souligne l’insuffisance des mécanismes de modération et le manque de
transparence du fonctionnement des plateformes, justifiant une intervention des
pouvoirs publics. Il recommande entre autres de fixer des « obligations
de moyens » aux principales plateformes mondiales (sur le modèle de régulation
imposé aux banques). La
mise en œuvre serait confiée à une autorité administrative indépendante,
probablement le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui aurait notamment
un droit de regard sur les algorithmes utilisés par Facebook et Twitter. Si
Facebook a encore des efforts à faire dans ce domaine, il est difficile
d’envisager des changements significatifs à l’échelle mondiale sans sa
participation active.
Cette
prise de conscience concerne tous les pays. Trois semaines après la tuerie de
Christchurch, l’Australie avait déjà fait voter une loi très répressive contre
les réseaux sociaux : s’ils ne suppriment pas assez rapidement les contenus
violents liés à des « actes terroristes » (notamment), ils devront payer une
amende correspondant à 10 % de leur chiffre d’affaires annuel. Les dirigeants
de ces entreprises risquent jusqu’à trois ans de prison en cas de manquement.
La force de cette réponse législative n’a d’égale que le traumatisme subi par
tout un pays (1).
Le
18 juin, la justice néo-zélandaise a condamné à 21 mois de prison un homme qui
avait partagé le flux vidéo des massacres de Christchurch sur les réseaux
sociaux. Philip Arps, 44 ans, a plaidé coupable pour diffusion de contenus
répréhensibles. Cet homme, qui se revendique comme un suprémaciste blanc, avait
déjà été condamné en 2016 à une amende de 800 dollars néo-zélandais (2) pour
avoir déposé une tête de porc ensanglantée dans une mosquée, celle d’Al Noor à
Christchurch, visée par l’attaque du 15 mars dernier.
La nécessité
de renforcer le régime de responsabilité des réseaux sociaux
La
responsabilité des réseaux sociaux existe déjà, en tout cas dans les textes.
L’article 29 de la directive 95/46CE du Parlement européen et du Conseil du 24
octobre 1995 a institué un groupe de protection des personnes à l’égard du
traitement des données à caractère personnel. Il a notamment défini les réseaux
sociaux comme « des plateformes de
communication en ligne qui permettent à tout internaute de rejoindre ou de
créer des réseaux d’utilisateurs ayant des opinions similaires et/ou intérêts
communs ».
Une loi du 21 juin 2004 (3) a consacré quatre régimes de responsabilité propres
à chaque groupe d’acteurs d’Internet : les abonnés, les commerçants en
ligne, les fournisseurs d’accès et les hébergeurs (ou prestataires de
stockage).
Depuis
une ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le
13 avril 2010, les réseaux sociaux sont considérés comme des hébergeurs,
puisqu’ils assurent une activité de mise à disposition du public d’informations
par le truchement de services de communication accessibles au public en ligne.
Leur responsabilité en est donc (pour l’instant) allégée : ils ne peuvent pas
voir leur responsabilité civile engagée s’ils n’avaient pas connaissance du
caractère illicite du message posté par un abonné ou s’ils ont rapidement réagi
pour retirer le contenu litigieux à partir du moment où ils ont eu conscience
de son caractère illicite.
Pour les infractions d’une particulière gravité, telles que l’incitation
à la haine raciale, la pédopornographie, l’apologie de crime contre l’humanité…
l’hébergeur a pour obligation de mettre en place un dispositif de signalement
de ce type de contenus et de dénoncer rapidement aux autorités publiques ces
faits constitutifs d’infractions. Ces dernières années, les réseaux sociaux ont
été le théâtre de comportements dangereux, illégaux, obscènes, dont l’apogée
macabre a été la tuerie de Christchurch. Conscient de la nécessité de réagir
par la voie législative, le Premier ministre avait confié à la députée Laetitia
Avia, à l’écrivain Karim Amellal et au vice-président du CRIF Gil Taieb la
rédaction d’un rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme
et l’antisémitisme sur Internet. Rapport remis au Premier ministre le
20 septembre 2018. Ancré dans le Plan national de lutte contre le racisme
et l’antisémitisme 2018-2020, ce rapport proposait notamment de responsabiliser
les plateformes et de créer une procédure de signalement uniformisée et
clairement identifiable.
La proposition de loi dite « Avia » du 20 mars 2019
visant à lutter contre la haine sur Internet a déjà fait l’objet de nombreuses
critiques, pour beaucoup justifiées.
Le point le plus critiqué est la création d’une obligation de
suppression des contenus haineux. Les opérateurs devront, dans un délai de
24 heures après la notification d’un contenu, retirer ou rendre
inaccessible ce contenu, dès lors qu’il comporte manifestement une incitation à
la haine ou une injure discriminatoire à raison de la race, de la religion, du
sexe ou de l’orientation sexuelle. Les opérateurs auront une obligation de
création d’un dispositif permettant, pour l’utilisateur à l’origine du contenu
litigieux, de contester le retrait de celui-ci.
En contrepartie,
l’utilisateur à l’origine du signalement pourra contester l’absence de retrait.
La sanction est dissuasive : l’opérateur qui ne respecterait pas
l’obligation de création d’un tel dispositif s’exposerait à une sanction
financière, déterminée et prononcée par le CSA, pouvant atteindre 4 % de son chiffre d’affaires mondial annuel.
Si cette proposition fait grincer des dents les
spécialistes de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, c’est que le
risque judiciaire qui pèserait sur les opérateurs de plateforme sera
vraisemblablement à l’origine de nombreux retraits injustifiés, puisque la
notion de contenu comprenant « manifestement » une incitation à la haine ou une
injure discriminatoire reste floue. À l’inverse, un retrait de contenu licite
provoquerait un risque moins important pour la plateforme. La censure pourrait ainsi
facilement devenir la norme dès qu’un signalement interviendrait.
Enfin, la définition du « seuil » de tolérance devra
également faire l’objet de beaucoup de précautions. Un seuil trop élevé
pourrait provoquer un déplacement des discours de haine vers des plateformes
moins utilisées, et un seuil trop bas pourrait faire peser une charge bien trop
lourde sur des structures mal adaptées.
Parmi les autres propositions, se trouve la simplification de la
notification des contenus haineux, la création d’une obligation de
représentation légale en France (dans le but d’exercer les fonctions
d’interlocuteur référent pour l’application de la présente loi), un
alourdissement des sanctions encourues par les plateformes en cas de manquement
à leurs obligations de coopération (en multipliant par trois l’amende
actuellement d’un montant de 75 000 euros), et des injonctions de
blocage d’accès et de déréférencement aux sites illicites.
Après un récent avis du Conseil d’État, et une nouvelle visite de Marc
Zuckerberg à Paris,
Laetitia Avia a reconnu que des modifications étaient prévues. Un
délit pénal de non-retrait des contenus est notamment envisagé : il visera le
représentant légal français que les plateformes devront nommer. Le texte
proposera également la création d’un parquet spécialisé. Enfin, la députée LREM
prévoit des peines d’interdiction temporaire de consultation des réseaux
sociaux pour les auteurs de contenus haineux. Si cette dernière proposition
peut sembler alléchante pour lutter contre la récidive, on ne peut que
s’interroger sur sa possible mise en application et le risque d’atteinte à la
liberté d’expression.
Mi-juin, le président de la République et le Premier ministre ont signé
un décret de convocation, annonçant l’examen lors de la session extraordinaire
du Parlement à compter du 1er juillet, de 32 projets ou
propositions de loi, dont la proposition de loi Avia. À l’approche de l’été
2019, tous les voyants sont donc au vert pour encourager le gouvernement et les
parlementaires à œuvrer pour mieux garantir la lutte contre la haine sur
Internet.
Reste à savoir si la réponse législative est la seule
envisageable. Après les prises de position du chef de l’État, les avis
des instances les plus autorisées et les pourparlers avec les hébergeurs, il
semble que ce soit au tour du législateur de se remonter les manches. Celui-ci
devra essayer d’éviter tout faux pas attentatoire à la liberté d’expression qui
pourrait réveiller les critiques de la censure, en permettant une réelle
limitation de la diffusion des contenus haineux qui gangrènent nos sociétés si
connectées.
NOTES :
1)
Le tireur est australien.
2) Cela correspond à un peu plus de 460
euros.
3) La loi n° 2004-575
du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, publiée au Journal
Officiel du 22 juin 2004.
Emmanuel Pierrat,
Avocat associe´ au Cabinet Pierrat & Associés,
Avocats à la Cour,
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre, Ancien Membre du Conseil National des
Barreaux
Chloé Ullern,
Juriste au Cabinet Pierrat & Associe´s, Avocats a` la
Cour