Alors que l'utilisation
de l'intelligence artificielle et son impact sur l'automatisation des tâches font
redouter une disparition progressive des emplois, Antonin Bergeaud, économiste
et professeur à HEC, argue que cette peur, loin d’être nouvelle, n’est pas
forcément fondée. Selon lui, le véritable problème résiderait plutôt dans les
inégalités entre les entreprises, la généralisation de l’IA risquant de faire « des
gagnants et des perdants ».
Allons-nous
être remplacés par l’intelligence artificielle ? La question de savoir si l'IA
remplacera un jour les humains sur le marché du travail suscite des inquiétudes
croissantes parmi une bonne partie des Français. Une préoccupation qui grandit
à mesure que cette technologie semble s'intégrer davantage dans notre société, faisant
planer une menace sur les emplois, et qui s’est accentuée récemment à la
réception du premier rapport du Comité
de l'intelligence artificielle générative par Emmanuel Macron, le 13 mars 2024, visant à
positionner la France en tant que leader dans ce domaine.
Malgré des
prévisions alarmantes annonçant une disparition prochaine de certains métiers, le
professeur à HEC et spécialiste de la croissance économique et de l’innovation
Antonin Bergeaud a adopté une position rassurante lors de sa conférence sur
« Les métiers à haute valeur ajoutée sont-ils plus susceptibles d'être
impactés par l’IA » : tous les métiers ne seront pas impactés de la
même manière et cela ne risque pas d’aboutir sur une hypothétique fin de
l’emploi.
Selon lui, « c’est
un débat qui existait déjà dans les années 2000 ou 90 avec les technologies
précédentes ». « La question de la fin de l’emploi était déjà
posée à la fin du 19e siècle avec l’arrivée des machines dans les usines. Les gens
disaient déjà que c’était la fin de l’emploi industriel, il y avait même des
mouvements anti-technologies. Puis ce phénomène est revenu dans les années 30,
80, etc., et pourtant l’emploi humain n’a pas disparu. Au contraire. »
« Un
emploi, ce n’est pas juste une fonction, c’est plein de tâches »
Cette théorie
de la fin probable des métiers dits « traditionnels » est largement
entretenue par les études alarmistes sur le sujet qui abondent dans les médias.
Un exemple significatif est fourni par une étude sur l'automatisation menée par
les chercheurs Carl Frey et
Michael Osborne en 2013,
qui a eu un impact considérable auprès du grand public. Elle avançait que 47 %
des emplois aux États-Unis étaient susceptibles de disparaître d'ici 2030, car
ils présentaient un risque élevé d'automatisation.
Toutefois, de l’avis
de Antonin Bergeaud, cette étude ne prend pas en compte les critères pertinents
pour ses prévisions. Selon lui, « un emploi, ce n'est pas juste une
fonction, c’est plein de tâches avec une importance en termes de temps qui est
différente, une importance de valeur ajoutée, de créativité, d'intérêt, etc. Et
ce qui compte, ce n'est pas tellement de savoir si l'emploi est exposé à la
technologie, mais de savoir si, individuellement, les tâches peuvent être
substituées par une machine ».
Il soulève
ainsi une question cruciale sur l’importance de l’humain dans les tâches d’un
métier : « Est-ce que si 40 % des tâches sont complètement faites
par une machine, cela justifie qu’un emploi disparaisse ou est-ce que les 60 %
restants sont suffisamment importants pour que l'on ait toujours besoin d’un
humain ? » Pour lui, la réponse est claire : « On a toujours
besoin d’un humain, même s’il ne restait que 10 % des tâches restantes, car il
faut nécessairement quelqu’un derrière pour interagir avec la machine et la
faire marcher ».
Une étude de
2017 de l'Organisation de coopération et de développement économiques corrobore
d’ailleurs ces propos. Selon cette enquête, avec les bons critères, seuls 9 %
des métiers seraient considérés comme menacés, « et encore, avec des
hypothèses assez généreuses pour l’IA », précise Antonin Bergeaud. Des
résultats très éloignés des 47 % avancés par l’étude polémique de Carl Frey
et Michael Osborne.
L’IA générative
est-elle vraiment intéressante pour les entreprises ?
Un autre aspect
crucial à considérer pour évaluer cette éventuelle disparition des métiers est
l'intérêt des entreprises pour une adoption généralisée de l'IA générative. D’après
une étude récente menée par une équipe de chercheurs du MIT en janvier dernier,
il apparaît que l'IA est actuellement trop coûteuse à développer et à maintenir
par rapport à la main-d'œuvre humaine.
L'étude
souligne également que seulement « 5 % des entreprises ont un véritable
intérêt à adopter ces technologies. En effet, le principal avantage de
l'adoption de l'IA réside dans sa capacité à remplacer simultanément un grand
nombre de travailleurs, parfois jusqu'à 300, pour que l'investissement
nécessaire à son adoption et à son entretien soit justifié. Ainsi, la simple
existence d'une technologie ne garantit pas nécessairement qu'il est rentable
pour une entreprise de l'adopter ».
Mais il ne faut
pas sous-estimer l'apport potentiel de l'intelligence artificielle, car même si
sa rentabilité semble limitée à ce stade, son adoption pourrait néanmoins
bénéficier à ceux qui l'utilisent, dépendamment du secteur d'activité.
Antonin
Bergeaud cite quelques exemples : « Il y a plusieurs cas où l'IA
s'avère avantageuse : dans le domaine de l'entrepreneuriat, des entrepreneurs
sont invités à brainstormer des idées, et des experts ont pu constater que les
idées provenant de l'IA sont jugées 8 % meilleures en termes de qualité et
de créativité. Dans le domaine du support client, une autre étude révèle que
l'utilisation de l'IA permet de résoudre 14 % de problèmes
supplémentaires. » D’autres recherches démontrent que les entreprises
utilisant l'IA sont considérablement plus productives, car elles parviennent à
développer des produits de meilleure qualité. Enfin, une étude sur les
développeurs indique que ces derniers peuvent coder 50 % de plus grâce à
l'IA. Il s’agit d’ailleurs de l’un des domaines où l’on enregistre le plus de
gain de productivité.
Cependant, il
est également possible de démontrer le contraire dans d'autres secteurs. Par
exemple, « une étude sur les radiologues est assez révélatrice. On a
demandé à des radiologues de poser des diagnostics sur des patients à partir de
radio. Certains ont utilisé l'IA tandis que d'autres non. Il s'est avéré que
l'IA n'avait aucun impact sur l'efficacité ni sur la précision des diagnostics.
Mais pourquoi ? Parce que les radiologues ont tendance à manquer de confiance
envers l'IA lorsqu'ils devraient lui faire confiance, et à lui accorder trop de
confiance là où ce n'est pas nécessaire ».
Le professeur
d’HEC explique cette situation de la manière suivante : « Sur certains
métiers, il n'y a pas encore une complémentarité suffisante entre l'IA et les
travailleurs humains. Cela signifie que dans ces domaines, les gains de
productivité ne sont pas aussi évidents, et nous n'avons pas encore identifié
de pistes claires pour les améliorer significativement. À moins de former une
génération de radiologues qui aient pleinement confiance en l'IA, mais cela
demande du temps pour réaliser cette transition. »
L’IA comme propulseur
Comme l'observe
l'économiste, l'incorporation des nouvelles technologies sur le marché de
l’emploi n'est donc pas nécessairement un frein au travail humain. En réalité,
elle peut souvent jouer le rôle d'un catalyseur, propulsant la productivité
vers de nouveaux sommets. Pour illustrer ce propos, il évoque le cas du secteur
bancaire et l’avènement des distributeurs automatiques de billets dans les
années 90. Contrairement à l'opinion publique, « l'emploi dans le
secteur bancaire a augmenté, malgré l'adoption de cette nouvelle technologie
qui a pourtant automatisé une grande partie des tâches ».
Antonin
Bergeaud ajoute également qu’ « en réalité, les personnes travaillant
dans les banques ne se limitaient pas au rôle d'un distributeur automatique. Elles
effectuaient également d'autres tâches et ont pu, du coup, y consacrer plus de
temps, comme l'accompagnement des clients, les conseils, etc. Ce changement
technologique a en fait bénéficié au secteur bancaire en termes de
productivité, de réduction des coûts et a permis aux banques d'embaucher
davantage de personnel. »
Selon le
professeur, si la dédramatisation de l'impact de l'IA sur les métiers est
nécessaire, il est cependant indéniable que l'introduction de l'IA générative
dans notre société suscite des interrogations, car elle entraînera
inévitablement des changements. Par exemple, une étude d'Open AI se concentrant
sur les tâches des métiers révèle qu'aux États-Unis, 19 % des emplois, surtout
chez les cadres, pourraient voir au moins 50 % de leurs tâches remplacées par
une IA. Un constat presque identique en France, selon Antonin Bergeaud. Ce
dernier a utilisé une méthodologie similaire à celle d'Open AI pour calculer le
taux d'emploi menacé par l'intelligence artificielle. Au total, c’est environ
20 % de l'emploi en France qui serait menacé par l'IA, avec une attention
particulière portée au secteur culturel.
Des gagnants et
des perdants
On peut
notamment se questionner sur les potentielles conséquences néfastes de
l'adoption généralisée de l'intelligence artificielle pour certaines
entreprises ou travailleurs. Antonin Bergeaud met en garde contre le véritable
problème qui, selon lui, ne réside pas tant dans la prétendue disparition des
emplois que dans les inégalités que l’utilisation croissante de l’IA pourrait
engendrer.
En effet, la
généralisation de l'IA risque de créer des perdants, comme l'explique le
professeur d'HEC, lequel souligne que les entreprises qui n'auront pas su s’en emparer
et s’y adapter risquent d’en être les principales victimes. Il compare cette
situation à celle d’« il y a 20 ans, lorsque de nombreuses entreprises
ont échoué à effectuer la transition vers la numérisation et l'utilisation
d'Internet pour certaines activités. Beaucoup d'entreprises n'ont pas su
prendre le virage technologique correctement, et certaines ont même dû mettre
la clé sous la porte ».
L'économiste
partage également ses inquiétudes concernant l'entrée des jeunes sur le marché
du travail, surtout à l'heure où l'intelligence artificielle générative prend
de plus en plus de place. Selon lui, « Si une IA peut désormais
accomplir des tâches simples préalablement attribuées à un jeune, une
entreprise pourrait décider de fusionner deux postes en n'en recrutant qu'un
seul, laissant l'IA prendre en charge le second. » Cette perspective
suscite une véritable préoccupation chez Antonin Bergeaud : « C’est réellement
un sujet qui m'interpelle et je n'ai pas de réponse toute faite… Peut-être que
des formations dédiées pourraient aider les jeunes à apprendre à utiliser l'IA,
chose qui n’existe pas forcément pour l’instant. »
Si l’introduction
de l’IA générative sur le marché du travail est un sujet épineux, Antonin
Bergeaud se veut rassurant : « Le point crucial à retenir est qu'il
existe beaucoup de fantasmes autour de la disparition de l’emploi, alors que
l’impact massif de l’IA n'est pas nécessairement imminent. »
Paradoxalement, les principaux gagnants de l'arrivée de cette avancée
technologique que représente l’IA pourraient être ceux qui émergeront d'une
toute nouvelle catégorie d'emplois soutient l’économiste : « L’IA
pourrait même participer à la création nette d’emplois plutôt qu’à leur
disparition ».
Romain Tardino