A l’occasion de la
journée de formation des référents « harcèlement
et discriminations » organisée par la
Conférence des bâtonniers, le 26 septembre dernier, l’association a signé
avec le CNB et le barreau de Paris, sous l’œil du Défenseur des droits, une
Charte relative à la lutte contre ces fléaux dans la profession d’avocat. Un « engagement inédit » qui vient renforcer le combat que ses représentants mènent
aujourd’hui.
Alors que Les Échos ont publié, le
2 octobre dernier, un article intitulé « Comment
#MeToo bouscule le monde feutré des avocats », en écho aux
langues qui se délient face au harcèlement dans les cabinets, les représentants
de la profession se mobilisent eux aussi.
Le 26 septembre, la Conférence des bâtonniers
organisait ainsi une journée de formation des référents « harcèlement
et discriminations », à destination d’une trentaine d’anciens bâtonniers
et membres de conseils de l’Ordre. Sensibilisés par les services du Défenseur
des droits sur les conditions de travail et expériences des discriminations
dans la profession d’avocat, ainsi que sur l’appréhension et l’analyse des
discriminations dans les professions libérales, les apprentis référents ont
également bénéficié des retours d’expérience des barreaux de Lyon et de Paris,
déjà engagés dans cette lutte.
Une formation qui s’est déroulée en présence du
président de la Conférence des bâtonniers, Jérôme Gavaudan, de sa successeure,
Hélène Fontaine, du Défenseur des droits, Jacques Toubon, de la présidente du
CNB, Christiane Féral-Schuhl, de la bâtonnière de Paris, Marie-Aimée Peyron, de
la présidente de la Commission Égalité du Conseil national des barreaux,
Aminata Niakaté, ou encore de la bâtonnière Marie-Anne Mendiboure, membre du
Bureau de la Conférence. « Cet événement est le premier étage de
la fusée du dispositif mis en place par l’association pour endiguer le
phénomène de discrimination et de harcèlement », a souligné cette
dernière.
Parallèlement,
la Conférence des bâtonniers a élaboré une liste de référents nationaux
désignés par les conférences régionales.
Jérôme Gavaudan
Une charte
pour lutter contre les discriminations et le harcèlement
À cette occasion symbolique, la Conférence des
bâtonniers a co-signé, avec le barreau de Paris et le Conseil national des
barreaux, de la main de leurs représentants respectifs, une Charte relative à
la lutte contre les discriminations et le harcèlement dans la profession
d’avocat.
Le texte, qui comporte 11 articles, fait état de
« l’existence et de la permanence, au sein de la profession d’avocat et
entre confrères, de comportements et de pratiques aboutissant à des situations
de discriminations ». Les trois signataires se sont engagés « à
la mise en place d’une politique commune de coordination et d’accompagnement »,
notamment à ce que, dans chaque barreau adhérent, soi(en)t désigné(s) un ou
plusieurs référent(s) parmi des anciens bâtonniers ou membres du Conseil de l’Ordre,
chargé(s) de faire un rapport au bâtonnier, lui-même habilité à mettre en œuvre
une enquête déontologique ou une procédure disciplinaire. « Le Conseil
national des barreaux s’engage à promouvoir auprès des écoles d’avocats (...)
un module sur les problématiques de discriminations et de harcèlement »,
et « la Conférence des bâtonniers s’engage à intégrer un module de
formation dans le cadre des séminaires de formation des bâtonniers »,
indiquent par ailleurs les articles 5 et 6. La Charte mentionne enfin la
création d’un groupe permanent réunissant les trois parties, chargé d’analyser
et d’évaluer les situations et les dispositifs mis en œuvre pour les résoudre,
ainsi que la création facultative d’un registre au sein de chaque Ordre, afin
de recueillir « toute information relative à des faits de harcèlement
et de discriminations ».
Si Marie-Aimée Peyron s’est réjouie d’un « beau
moment » pour la profession, Anne-Marie Mendiboure a quant à elle
salué un « acte politique fort », avec une charte qui « prend
des engagements pour la profession ». « Il fallait donner du
lustre à cette signature, et quoi de mieux pour cela que de le faire à
l’occasion de cette journée de formation ? »
Un avis partagé par Christiane Féral-Schuhl, qui a
évoqué « un engagement inédit pour la profession ». « Imaginez
la tâche qu’il a incombé au président de la Conférence des bâtonniers quand il
a fallu considérer le combat contre les discriminations à l’échelle des
163 barreaux ! » s’est exclamée la présidente du CNB, avant
de rendre hommage à Jérôme Gavaudan : « Monsieur le président
de la Conférence, ce que vous réalisez est historique, car c’est vous qui allez
déployer concrètement, barreau par barreau, cabinet par cabinet, un arsenal de
bonnes pratiques qui ont vocation à changer les rapports entre confrères. (...)
Je voudrais vous remercier au nom de tous les avocats humiliés, de tous ceux
qui n’ont pas trouvé de résonance à leur serment dans leur profession. Les
avocats doivent savoir que les représentants de la profession unis ont décidé
de dire "stop" : il ne pourra plus y avoir un seul
cabinet où l’on maltraite les avocats en raison de leur sexe, de leur origine,
de leur couleur, de leur appartenance religieuse. »
« La situation des avocates
est préoccupante » : retour sur l’enquête du Défenseur des droits
Jérôme Gavaudan l’a précisé : « la
réflexion de l’ensemble de la profession sur la nécessité d’agir » a
été générée, a-t-il affirmé, par l’enquête menée auprès de plus de
7 000 avocats par le Défenseur des droits, en collaboration avec la
Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA) (voir JSS n°
40 du 6 juin 2018).
Les résultats, présentés en 2018, ont notamment
permis d’analyser sous quelles formes et selon quelle fréquence se
manifestaient des situations de discrimination dont les avocats pouvaient faire
l’expérience. Et ces derniers sont éloquents. « Les signaux d’alerte
mis en évidence montrent des résistances au changement qui persistent dans la
profession. La situation des avocates, notamment, est préoccupante »,
a commenté Jacques Toubon.
Revenant sur les enseignements de cette enquête, le
Défenseur des droits a pointé que la profession était marquée par de « fortes
inégalités » entre les femmes et les hommes, en particulier quant à
l’accès au statut d’associé et aux inégalités salariales. Ainsi, a-t-il mis en
évidence, 63 % des associés sont des hommes, au sein même d’une profession
pourtant majoritairement féminine. Par ailleurs, a mentionné Jacques Toubon,
72 % des femmes et 47 % des hommes interrogés indiquent avoir été les
témoins de discriminations à l’encontre de leurs collègues ; –
discriminations « principalement sexistes ». 38 % des
personnes interrogées (53 % des femmes, 21 % des hommes) rapportent
en outre une expérience de discrimination dans les cinq dernières années.
Des discriminations fréquentes à l’âge de la parentalité, qu’elle soit ou non
effective, et qui visent également un grand nombre de femmes de 30 à
49 ans de religion musulmane.
Pourtant, le Défenseur des droits a souligné que
moins de 5 % des personnes confrontées à ces situations avaient entamé des
démarches pour faire valoir leurs droits. Les raisons ? Inutilité du
recours, insuffisance des preuves, peur des représailles sont les trois
principaux motifs avancés. « Il y a un paradoxe entre cette profession
vouée au(x) droit(s), et les situations de discrimination et de harcèlement
qu’elle vit », a fait remarquer Jacques Toubon. « Il faut que
nous regardions les vérités en face, a exhorté ce dernier,
il existe des situations de souffrance au travail. » Le rapport a
« mis des mots sur des pratiques que nous, avocats, n’avons pas
évitées », a reconnu de son côté la bâtonnière Anne-Marie
Mendiboure : « Nous avions pu nous dire que des comportements
n’étaient pas éthiques et pas conformes déontologiquement, quand il s’agissait
en réalité de discriminations et de harcèlement. »
« Au sein d’une profession comme la vôtre
qui se féminise, qui se rajeunit, qui s’ouvre sociologiquement, le droit à la
non-discrimination ambitionne de mettre fin au paradigme de la seule
performance et de l’adhésion au groupe pour réaffirmer les valeurs de votre
déontologie professionnelle », a déclaré le Défenseur des droits.
« Il faut utiliser le droit comme levier pour que ne se cristallisent
pas ces inégalités et ces rapports de domination. »
Jacques Toubon s’est toutefois félicité d’un essor
« considérable » du droit applicable aux discriminations, et a
constaté une évolution de la jurisprudence en ce sens. Ainsi, depuis 2017,
plusieurs cours d’appel ont reconnu le droit d’être protégé contre un
harcèlement environnemental ou une ambiance de nature sexiste et raciste, à
l’instar d’Orléans et Montpellier.
Le DDD comme « auxiliaire
du tribunal »
Pour lutter contre de telles pratiques discriminatoires
et souligner l’importance de sanctions dissuasives, l’institution présente
ainsi les résultats de ses enquêtes devant des conseils de l’Ordre en formation
disciplinaire et devant les cours d’appel.
Le Défenseur des droits peut en outre instruire des
réclamations, recueillir puis analyser la preuve de la discrimination :
« Nous avons un rôle distinct des parties et avocats, mais nous pouvons
être un auxiliaire du tribunal en lui proposant une lecture du droit et des
faits ; une analyse, sous forme d’observations, à disposition des parties »
a expliqué Jacques Toubon, qui a assuré que pouvoirs d’enquête et participation
aux actions judiciaires étaient les premiers moyens de promotion de l'accès au
droit en matière de discriminations. Le Défenseur des droits peut enquêter à la
demande des avocats, et une loi organique prévoit qu’il peut donner son avis et
procéder à une enquête à la demande des ordres professionnels ou à la demande
d’un tribunal, du parquet, ou bien d’un juge d’instruction. L’institution peut
également auditionner un mis en cause lors de l'enquête, par exemple
lorsqu’elle est saisie d’un cas de harcèlement sexuel. Elle effectue d’autre
part des vérifications sur place, afin de mieux appréhender l’environnement de
travail et d’échanger avec les personnes concernées.
Avant la création du Défenseur des droits, en 2011,
Jacques Toubon a rappelé que la Halde (Haute Autorité de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité) avait été saisie par des avocates licenciées
à cause de leur grossesse, qui s’estimaient sans recours.
En 2009, plusieurs médias dont Le Figaro rapportaient d’ailleurs que
depuis sa création en 2005, la Haute autorité avait été saisie « par
400 femmes pour des affaires de discrimination liée à la grossesse. Et pour la
seule année 2009, elles étaient 250. » Jacques Toubon a indiqué que
l’ancêtre du Défenseur des droits avait amorcé « une mobilisation
devant les juridictions et auprès du gouvernement ». En 2014, la loi
Vallaud-Belkacem sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a ainsi
amendé l’article 28 de la loi de 2005 en faveur des petites et moyennes
entreprises, et introduit la protection de la grossesse dans le statut des
collaborateurs libéraux. « L’ampleur des discriminations fondées sur la
grossesse a permis de faire admettre et reconnaître un droit des
discriminations qui s’applique aux professions libérales, et notamment aux
avocats », a résumé le Défenseur des droits.
Une bâtonnière engagée
À la tête des barreaux aussi les choses commencent à bouger. Marie-Aimée
Peyron a témoigné de son expérience : il y a un peu plus de
trois ans, alors candidate au bâtonnat, elle avait été « véritablement
interpellée », a-t-elle confié, par le nombre de saisines du Défenseur
des droits par des avocat(e)s.
« Cela n’était pas normal, alors que nous avions des ordres, des
formations disciplinaires au sein des barreaux. J’ai étudié l’arsenal
mis en place par mes prédécesseurs, et je me suis aperçue que la Commission
Harcèlement et Discrimination mise en place au sein du barreau, c’était très
bien, mais cela ne suffisait pas ; car comme toute commission de
conciliation, elle conciliait, mais n’allait pas au-delà. » Or,
a-t-elle affirmé, l’Ordre connaissait l’existence de situations de harcèlement
moral et sexuel, de discriminations, sans qu’aucune poursuite disciplinaire
n’ait lieu. « Pendant la campagne, je me suis donc officiellement
engagée, si j’étais élue, à lever le bâton sur ces affaires, qui partiraient en
disciplinaire. »
Une promesse que la bâtonnière a mise en œuvre,
soutenue notamment par son vice-bâtonnier, Basile Ader. « Il est
indispensable que nous soyons exemplaires », a-t-elle martelé.
Le principe de non-discrimination et l'interdiction
des comportements sexistes ont ainsi été intégrés dans le règlement intérieur
du barreau de Paris (RIBP), respectivement en 2019 et en 2018. Par
ailleurs, alors que la bâtonnière de Paris a recensé six dossiers en
enquête déontologique « avec du très lourd », a-t-elle
indiqué, pour des faits de harcèlement, un avocat relaxé au pénal a récemment
été condamné disciplinairement pour harcèlement sur une auditrice et plusieurs
élèves-avocates, s’est-elle félicitée. « L’enquête a permis de faire
remonter tous les agissements qui avaient pu intervenir à l’égard des avocates
passées par le cabinet, et j’ai pu le poursuivre en ma qualité de bâtonnier, a-t-elle
rapporté. L’instruction a permis de renforcer cette enquête, et que cet
homme soit condamné disciplinairement avec publication. Il ne faut jamais
oublier la publicité ! », a appuyé la bâtonnière, qui a toutefois
souligné que s’il fallait faire connaître le nom de l’avocat sanctionné, les
victimes souhaitaient rarement que l’on connaisse leur nom.
Par ailleurs, le RIBP a également intégré un principe
d’égalité, Marie-Aimée Peyron ayant fait de l’égalité femme-homme de ses
chevaux de bataille. Celle-ci a toutefois admis être confrontée, en pratique, à
une principale difficulté : « On ne peut pas mettre en place de
règles pour contraindre les cabinets à rémunérer de la même façon les hommes et
les femmes », a-t-elle déploré, alors qu’à Paris, les avocates
perçoivent en moyenne 51 % de moins que leurs confrères. La question est
donc de réussir, dans un barreau, à mettre en place une politique d’incitation
à l’égalité. « Avec le laboratoire de l’égalité, nous avons dressé une
charte pour les cabinets d’avocats », a ajouté Marie-Aimée Peyron. Ont
également été mis en place des « trophées de l’égalité », afin de
récompenser et de mettre en avant les cabinets qui peuvent démontrer qu’ils
n’effectuent pas de discrimination en matière de rémunération et qu’ils
n’hésitent pas à associer des femmes, etc. Trois catégories sont ainsi
prévues : moins de 10 avocats, moins de 30 avocats et plus
de 30 avocats. « Nous avons découvert qu’au-delà de 30 avocats, il
y avait beaucoup plus de candidats remplissant les critères, alors qu’on aurait
pu penser qu’il était plus simple d’atteindre l’égalité dans de petites
structures », a rapporté la bâtonnière. « Les grands cabinets
mettent en place cette politique, car économiquement, cela est plus
intéressant, mais aussi parce que les clients réclament de l’égalité et de la
diversité », a-t-elle précisé.
Toutes ces avancées ont été saluées par Christiane
Féral-Schuhl, qui a rendu hommage à Marie-Aimée Peyron : « vous
vous êtes engagée comme vous savez le faire, tout entière, parfois violemment,
en prenant des risques, vous avez raison ! Après tout ce que vous avez
fait, toute pause serait une trahison. » La présidente du CNB a par
ailleurs considéré que le bâtonnier était un catalyseur de toutes les pensées
de la profession, et qu’il était « trop facile de mettre sur le dos des
décennies de dérives de l’ensemble de la profession et de la société ».
« Je n’ai pas rencontré de bâtonniers indifférents à la souffrance de
leurs confrères, mais j’ai pu noter les difficultés à gérer des crises et à
trouver une juste frontière entre la rumeur et le devoir de protection des
avocats en danger », a-t-elle témoigné.
Marie-Aimée Peyron
Le CNB va faire face à un « long
combat »
Au CNB, les règles qui régissent la profession ont
également été bousculées. Les principes d’égalité et de non-discrimination font
désormais partie des principes essentiels de la profession depuis qu’ils ont
été ajoutés à l’article 1.3 du RIN (Règlement Intérieur National de la
profession), par décision publiée au Journal officiel du 29 juin
2019.
Ces modifications ont été assorties d’un plan
d’action élaboré par Aminata Niakaté et Anne-Lise Lebreton, présidente de la
Commission Collaboration du CNB, d’actions de communication et de
sensibilisation, ainsi que d’un programme de formation, a précisé Christiane
Féral-Schuhl.
Devant la tâche qu’il incombe à la profession, et
notamment à ses représentants, cette dernière a souhaité « relever le
défi », bien qu’il soit, a-t-elle reconnu, « difficile de
faire bouger les lignes ». « Nous connaissons de mauvais
usages, de mauvaises excuses, d’odieuses tolérances. Il ne faut pas se voiler
la face, nous sommes entrés dans un long combat qui va nécessiter beaucoup de
persévérance. Il y aura des reculs et des reniements. Mais nous devons acter
l’essentiel : nous sommes sur la bonne voie, nous avons de la
détermination, et il n’y a pas d’autre chemin. »
Christiane Féral-Schuhl
Bérengère Margaritelli