ACTUALITÉ

Rentrée de la Cour de cassation : malgré la « défiance » citoyenne à l’égard de la justice, un « renouveau » de la haute juridiction ?

Rentrée de la Cour de cassation : malgré la « défiance » citoyenne à l’égard de la justice, un « renouveau » de la haute juridiction ?
Publié le 15/01/2020 à 11:23

Dans un contexte de « crise de confiance » accrue des citoyens à l’égard des institutions, Chantal Arens et François Molins, s’ils ont admis les faiblesses du système judiciaire, se sont livrés à un plaidoyer en faveur du droit et des magistrats. Tous deux ont par ailleurs dévoilé un bilan qui semble-t-il, met en avant la volonté de la Cour de cassation de se réformer et de se moderniser. Compte rendu.


 

Chantal Arens



Tandis que les robes noires faisaient résonner leur colère entre les murs du Palais de Justice, le 10 janvier dernier, à l’encontre de la garde des Sceaux Nicole Belloubet, chargée de la négociation sur les retraites avec les avocats et présente au sein de la Grand’Chambre à l’occasion de l’audience de rentrée de la Cour de cassation, Chantal Arens l’a souligné : la justice « n'est pas épargnée par la crise de confiance que traversent les institutions démocratiques ». 


Un phénomène qui, selon la Première présidente de la haute juridiction, n’est pas nouveau. « Avec la mondialisation, la perte de repères stables et les changements perpétuels, se développe une culture de la défiance alors que toute organisation, aussi régalienne soit-elle, requiert la confiance des citoyens. »


Au cours de son allocution, François Molins a évoqué à son tour un sondage publié il y a deux mois, mettant en évidence une justice lente, complexe et opaque aux yeux des Français : « Il est vrai que les procédures sont trop longues et que cela nécessite à la fois plus de moyens, une meilleure organisation ainsi qu’une gestion des ressources humaines moderne et mieux adaptée et se traduisant par une moindre mobilité des magistrats », a reconnu le procureur général près la Cour de cassation. 


Sujet de crispation particulièrement éloquent : l’enquête révèle que seul un Français sur deux estime que les juges sont indépendants du pouvoir, ce qui peut dénoter, a-t-il indiqué, « un effondrement de la crédibilité des magistrats, entraînant avec elle la confiance placée par leurs concitoyens en l’institution », dans un contexte où les attaques dénonçant une politisation de la justice se multiplient. 


Pour François Molins, si cette défiance de la part des citoyens traduit une demande accrue de justice, de transparence et de confiance, « le mépris envers les juges est toujours le commencement de tout désordre et les ingérences dans le cours de la justice et les attaques contre les juges et les procureurs portent toujours atteinte à notre constitution et à notre démocratie », a-t-il déploré. « Elles jettent de façon dommageable, le soupçon sur une institution qui ne le mérite pas et qui doit être respectée. » 


En retour, le procureur général a appelé ses confrères magistrats à « faire preuve d’une très grande vigilance et toujours observer la réserve nécessaire à l’impartialité de [leurs] décisions et à la confiance du justiciable ». 


François Molins en a profité pour défendre les vertus des magistrats du ministère public, qui font montre, a-t-il estimé, d’un « dévouement exceptionnel » et d’une « aptitude à assumer leur fonction dans le souci du bien commun ». À ce titre, ce dernier a évoqué la loi du 25 juillet 2013, laquelle a consacré l’indépendance du ministère public dans la conduite des affaires individuelles en supprimant la possibilité pour le garde des Sceaux d’adresser aux procureurs généraux et aux procureurs de la République des instructions. Une indépendance consacrée, a-t-il ajouté, par une décision récente de la Cour de justice de l’Union européenne, mais aussi par une décision de la Cour de justice de la République rendue le 30 septembre dernier et venue clarifier les relations entre le gouvernement, les procureurs généraux et les procureurs de la République. 


« Puissent ces avancées sur l’office des magistrats du ministère public français être rapidement couronnées par la concrétisation du projet de réforme constitutionnelle de leur statut qui prévoit la nécessité d’un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature sur les projets de nomination et l’alignement de leur régime disciplinaire sur celui des magistrats du siège », a souhaité le procureur, qui a également formé le vœu que le ministère public réponde aux exigences « de qualité, de rapidité, de simplicité, d’indépendance, de courage et d’humanité » des citoyens, « voie la plus sûre pour la garantie de la liberté individuelle et pour la reconquête de la confiance des citoyens dans leur justice ». 


De son côté, Chantal Arens a considéré qu’elle entendait l’incompréhension de la société à l’égard de la justice, et que pour sortir d’une perception « abstraite et stéréotypée » de celle-ci, il était nécessaire de la rendre « plus accessible », et de « repenser la façon de communiquer ». 


Pour la Première présidente, en période de crise, le droit est justement plus que jamais vecteur de régulation sociale : l'institution judiciaire doit donc « être comprise, humaine et proche, sans donner à voir une approche trop surplombante ». « La Cour de cassation, malgré la place toute particulière qui est la sienne, ou précisément en raison de cette place au sommet de la pyramide judiciaire, n’est ni indifférente ni éloignée de ce besoin de lien social et d'espace de dialogue. Malgré l'engagement sans cesse renouvelé des magistrats et fonctionnaires de justice, des progrès restent à faire », a concédé Chantal Arens. Cette dernière a admis « l’urgente nécessité » de mener les « transformations nécessaires de l'institution judiciaire dans son ensemble », afin que cette dernière soit « mieux comprise et mieux entendue par ceux auxquels elle s'adresse ». 


 

Nicole Belloubet et François Molins

 


 

2019 : une année « de renouveau », selon François Molins

En parallèle à ce contexte de crise, Chantal Arens n’a pas manqué de le pointer : le juge de cassation a été confronté à la multiplication des réformes législatives et à une demande de justice croissante. Ainsi, en 2019, près de 18 000 décisions civiles ont été rendues par la Cour, concernant les libertés individuelles, l’activité économique et sociale du pays, les droits des entreprises, la famille et le patrimoine de l’ensemble des justiciables, personnes physiques et personnes morales. « En dépit de cette activité très importante, la Cour de cassation a rempli son rôle normatif tout en veillant à rendre une justice ancrée dans le réel, ce à quoi je me suis engagée lors de mon installation, et que j’entends mener à bien », a assuré la Première présidente. 


Par ailleurs, huit groupes de travail ont été créés depuis septembre. Objectifs : faire face à plus de 25 000 pourvois en matière civile et pénale, définir la place du droit international et européen dans la hiérarchie des normes, améliorer la lisibilité des décisions rendues, asseoir le rôle normatif de la Cour de cassation, poursuivre ses relations institutionnelles, ou encore renforcer les échanges avec ses homologues étrangers, en Europe et dans le monde.


En outre, la Cour de cassation a recours à la motivation enrichie, « pour répondre non seulement aux attentes des citoyens, mais également pour être en phase avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et de la Cour de justice de l'Union européenne », ainsi qu’à une nouvelle méthode de rédaction de ses arrêts, afin de faciliter la compréhension de ses décisions : « Le passage au style direct favorise la lecture et par là-même clarifie le raisonnement juridique. Il marque une véritable rupture culturelle, car il s’accompagne d’une approche beaucoup plus contextualisée et pragmatique de la règle juridique, dans une démarche de qualité destinée à assurer le crédit de la justice, et à accroître la confiance qu’on lui porte », s’est félicitée la Première présidente. 


Enfin, la Cour a généralisé le contrôle de conventionalité, a affirmé Chantal Arens, qui permet de vérifier qu'une règle de droit interne ne conduit pas à porter une atteinte disproportionnée à un droit fondamental au regard du but légitime poursuivi. Pour la Première présidente, la Cour fait par ce biais « œuvre de pédagogie » et « remplit son rôle d’adaptation de la loi aux attentes de la société puisque la décision se veut au plus près des données culturelles, économiques et sociales du moment ».


Le procureur général a pour sa part livré un compte-rendu de l’activité du parquet. « Il y a un an, lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour, quelques semaines après ma prise de fonctions, je vous exposais mes ambitions et mon projet pour le parquet général, pour lui permettre de toujours mieux jouer son rôle d’ouverture et de fenêtre sur l’extérieur, de passerelle indispensable entre le juge et le citoyen afin que la règle de droit intègre pleinement les évolutions de notre société, mais aussi de toujours mieux participer à la mission première de cette Cour suprême unificatrice du droit. Il ne s’agissait pas de vains mots et j’ai eu à cœur, tout au long de cette année 2019, de concrétiser ces objectifsé », a-t-il assuré. 


Parmi les projets mis en œuvre, la diffusion bimestrielle d’un panorama de jurisprudence ciblé sur le cœur de métier des parquets et des parquets généraux et diffusé à l’ensemble des magistrats du ministère public et aux auditeurs de justice ; la mise en œuvre, en partenariat avec l’École nationale de la magistrature, d’une formation ouverte à tous les magistrats sur la technique des pourvois et la rédaction des mémoires ; la détection des pourvois les plus complexes et de la désignation de l’avocat général très en amont, en même temps que le conseiller rapporteur (intervenue dans près de 70 dossiers depuis le 1er avril 2019, cette dernière a permis « un travail plus riche de l’avocat général et rendant possible un échange fructueux avec le conseiller rapporteur ») ; la création d’un réseau de référents au sein des différents ministères afin d’améliorer les circuits de consultation extérieure ou encore l’organisation régulière de petits-déjeuners thématiques. Des initiatives qui, selon François Molins, « participent d’un seul et même but : restaurer la place du parquet général au sein de la Cour dont il est partie intégrante et lui permettre de mieux remplir son office ». 


Au final, « 2019 a été une année de renouveau pour la Cour de cassation », a observé François Molins. « Ce large mouvement est à l’image de l’évolution de la Cour. L’intemporalité du droit n’est plus un mythe, une valeur suprême, et le temps est loin où il ne fallait toucher aux lois que d’une main tremblante comme l’écrivait Montesquieu. (...) Le droit ne peut échapper au temps. Les normes et leur interprétation font partie d’un droit vivant qui ne peut être dissocié de la société elle-même, et aujourd’hui la Cour de cassation accompagne au quotidien la dynamique du fait social tout en respectant la sécurité juridique et les droits fondamentaux », s’est-il réjoui. 


 


Les apports du rapport Nallet


Le procureur général s’est par ailleurs questionné sur les futures évolutions amenées à transformer la haute juridiction. « Il est vrai que quand on réforme la Cour de cassation, on touche à l’ensemble de l’institution judiciaire et de son organisation. (...) C’est à l’occasion du contrôle de légalité que le juge de cassation repère les insuffisances de la loi et les comble en consacrant une jurisprudence. Et c’est grâce à ce contrôle qu’il unifie l’interprétation du droit et veille à la sécurité juridique. On touche donc là à un point capital qui a bien sûr besoin de l’expertise de la communauté juridique. Mais le droit n’appartient pas seulement à la communauté des juristes. Il relève de choix éminemment politiques sur l’accès au juge et la qualité de la justice », a-t-il certifié. À ce titre, François Molins a évoqué le rapport Nallet, rendu en novembre dernier, qu’il a qualifié de « lucide » et sans « langue de bois », et a notamment évoqué deux propositions de ce rapport qui lui semblaient importantes à appliquer pour l’avenir de la Cour de cassation.


En premier lieu, la mise en œuvre de circuits différenciés des pourvois, qui viserait à apprécier la difficulté du pourvoi afin de déterminer le traitement le plus adapté à son examen, dans le but d’optimiser, d’améliorer et de renforcer le temps et la qualité du travail à la Cour de cassation – Chantal Arens a d’ailleurs rapporté que la haute juridiction s’était « engagée dans une réflexion » à ce sujet. 


Deuxième proposition qui retient l’attention du procureur général : celle relative au parquet. Une proposition qui pointe que le droit n’est plus en accord avec la réalité, a regretté François Molins : « La réalité, c’est que malgré son nom, le parquet général n’est pas un parquet. Il n’est doté d’aucun de ces attributs ou caractéristiques qui sont ceux du ministère public devant les juridictions du fond. L’avocat général n’est pas une partie au procès et à l’instance devant la Cour de cassation. Il n’exerce pas l’action publique et n’a pas en charge la défense de l’ordre public au sens par exemple de l’article 423 du Code de procédure civile. Il ne reçoit d’instruction de quiconque et n’est soumis à aucune forme de hiérarchie. L’avocat général est indépendant du procureur général qui ne peut lui donner d’instruction et qui est en réalité l’animateur d’une équipe dont tous les membres sont indépendants.
De même, il n’y a ni lien hiérarchique, ni à proprement parler de lien organique entre l’avocat général à la Cour de cassation et les parquets des cours d’appel et des tribunaux de grande instance. L’avocat général n’est donc pas le relais nécessaire devant la Cour des pourvois formés par les procureurs généraux. Il y a donc une discordance totale entre la norme écrite et la réalité telle qu’elle est et a toujours été, et celle-ci doit être corrigée
. »


Telle modification aurait ainsi pour objet de « mettre la réalité en conformité avec les textes », et de supprimer toute ambiguïté sur le statut de l’avocat général, en affichant l’indépendance du parquet général. « C’est la raison pour laquelle je vous ai officiellement demandé en mars dernier, Madame la Ministre, la modification de l’article 5 de l’ordonnance statutaire, a indiqué François Molins à Nicole Belloubet. J’espère donc, avec optimisme, que cette réforme verra le jour en 2020. » 



François Molins


 


Quelles autres perspectives pour 2020 ?


Quelles autres perspectives pour la Cour de cassation ? Cette dernière entend multiplier les interactions, en premier lieu avec les futurs magistrats. Elle entend donc développer, dès janvier, avec les facultés de droit, l'organisation de colloques sur des thèmes en lien avec les attentes des praticiens du droit – et accueillera, par le biais de parrainages, les étudiants de master afin qu'ils appréhendent mieux le rôle et la place du juge, a informé Chantal Arens. Avec l'École nationale de la magistrature, la haute juridiction compte par ailleurs mener « de nouvelles réflexions », notamment sur l'attractivité des fonctions civiles – sujet d’importance pour la Première présidente. 


Chantal Arens a également garanti que les échanges seraient renforcés avec les juridictions, en particulier avec les cours d'appel, « afin de faire partager ses méthodes de travail et de mieux connaître les attentes des juridictions du fond ». Dès ce premier trimestre 2020, un accompagnement des magistrats des cours d’appel sera ainsi mis en place, « qu’il s’agisse de rencontres thématiques sur des questions nouvelles ou de principe, de la technique de cassation, de la méthodologie de l’arrêt d’appel, ou de l’intensité du contrôle exercé » a précisé Chantal Arens, qui a évoqué le développement d’un outil méthodologique : les bibliothèques de motivation, pour des contentieux qui intéressent un grand nombre de justiciables : droit de la construction, droit des peines, contentieux familial, droit des étrangers, etc. 


Cette collaboration avec les autres juridictions s’appliquera également via la diffusion des décisions de justice. Sur ce point, la Première présidente a déclaré que la Cour de cassation faisait de l’open data un « chantier prioritaire » – rien de moins. « L’enjeu est majeur : (...) une meilleure prévisibilité de la jurisprudence. Mon objectif est de parvenir à une diffusion large et rapide des arrêts des cours d’appel qui, actuellement, ne le sont qu’en nombre relativement limité sur Jurica, et dont moins de 1 % est disponible sur le site Legifrance, soit environ 10 000 par an alors que près de 3,9 millions de décisions sont rendues par l'ensemble des juridictions françaises chaque année », a rapporté Chantal Arens. 


Pour cette dernière, la question de la mise en œuvre de l’open data est primordiale car la condition indispensable de l’accès à la jurisprudence est d’assurer la protection de la vie privée, par l’anonymisation de l’ensemble des décisions rendues accessibles. La diffusion des décisions va donc supposer la création d’un programme de référencement des décisions en lien étroit avec l’ensemble des cours d’appel.


« La transformation numérique induit une modification radicale des méthodes de travail. Les nouveaux outils développés conduiront probablement à l'automatisation de certaines tâches ; l'intelligence artificielle offrira une assistance croissante aux professionnels du droit. Toutefois, la qualité de ces outils et l'accompagnement des magistrats et des fonctionnaires dans cette transformation seront essentiels. Une réflexion concrète, transversale, avec tous les acteurs concernés, et notamment la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), me paraît indispensable », a considéré la Première présidente de la Cour de cassation. Selon cette dernière, il est primordial que l’institution judiciaire reste ancrée dans son temps, dans la société contemporaine, « bien plus inscrite dans le réel que l'image qu'elle renvoie ». « La justice doit davantage se donner les moyens d'être comprise pour ce qu'elle est et ce qu'elle fait pour le quotidien des citoyens. »


 


Bérengère Margaritelli


 


0 commentaire
Poster

Nos derniers articles