En France, sur un total de
5.345.400 entreprises, 2.630.000 sont des sociétés et 2.715.400 sont des
entreprises individuelles (source : INSEE, 1er décembre 2021). Une
question nous vient à l’esprit : les entreprises individuelles assimilées
fiscalement à des sociétés seront-elles rangées parmi les 2.630.000 sociétés ou
parmi les 2.715.400 entreprises individuelles ?
Rappelons en effet que, selon
l’article 1655 sexies du CGI (L. n°2021-1900 du 30 décembre 2021, de
finances pour 2022, art. 13 : « 1. Pour l'application du présent
code et de ses annexes, à l'exception du 2 de l'article 206, du 5° du 1 de
l'article 635 et de l'article 638 A, l'entrepreneur individuel mentionné aux
articles L. 526-22 et suivants du code de commerce qui ne bénéficie pas des
régimes définis aux articles 50-0, 64 bis et 102 ter du présent code peut opter
pour l'assimilation à une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée ou
à une exploitation agricole à responsabilité limitée dont cet entrepreneur
tient lieu d'associé unique ».
Trois enseignements peuvent
être retirés de ce texte :
- un principe :
l’entreprise individuelle est assimilée à une société unipersonnelle ;
- une condition : ne pas être soumis au régime des micro-entreprises (BIC,
BNC, BA) ;
- une portée, purement fiscale mais très générale : l’assimilation fiscale
vaut pour l’ensemble des dispositions du code général des impôts et de ses
annexes.
Le même article 1655 sexies du
CGI mentionne un peu plus loin : « 3. Les options mentionnées aux
1 et 2, exercées dans des conditions fixées par décret, sont irrévocables et
valent option pour l'impôt sur les sociétés (al.1). L'entreprise peut
cependant renoncer à l'option pour l'impôt sur les sociétés dans les conditions
mentionnées au troisième alinéa du 1 de l'article 239. Sous réserve des
dispositions de l'article 221 bis, la révocation de cette option emporte les
conséquences fiscales prévues au deuxième alinéa du 2 de l'article 221 »
(al.2).
Nous en retirons à ce stade
quatre enseignements :
- l’option pour
l’assimilation à une société est irrévocable ;
- l’option pour l’assimilation à une société vaut option pour l’IS ;
- l’option pour l’IS est révocable pendant 5 ans (droit commun) ;
- tant l’option que la dénonciation de l’IS emportent « cessation
d’entreprise ».
Le procédé législatif :
l’assimilation à une société
Le procédé législatif qui
consiste à assimiler une institution juridique nouvelle à une institution
juridique ancienne n’est pas nouveau dans notre droit. Ce fût notamment le cas
en 1994 de la société par actions simplifiée (SAS) qui fût assimilée à la société
anonyme (SA) pour ce qui est de son régime fiscal. L’article 1655 quinquies du
CGI dispose ainsi que « Pour l'application du présent code et de ses
annexes, la société par actions simplifiée est assimilée à une société anonyme
» (L. n°93-1353 du 30 décembre 1993, Loi de finances
rectificative pour 1993, art. 32). Et c’était déjà le cas bien sûr en 2010
de l’article 1655 sexies ancien du CGI qui assimilait l’Entreprise individuelle
à responsabilité limitée (EIRL) à une Entreprise unipersonnelle à
responsabilité limitée (EURL) ou une Exploitation agricole à responsabilité
limitée (EARL), d’abord de façon obligatoire (L. n°2010-658 du 15 juin 2010 relative
à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, art. 4), puis
seulement sur option (L. n°2011-900 du 29 juillet 2011, de finances rectificative
pour 2011, art. 15).
L’avantage de la technique du
renvoi législatif est, a priori, celui de la sécurité puisqu’on fait référence
à un régime qui existe déjà, parfois depuis longtemps, et qui est donc éprouvé.
Il permet ainsi, toujours a priori, d’éviter l’oubli d’éléments importants du
régime ce qui serait préjudiciable. Il existe pourtant une différence
considérable entre l’assimilation d’une SAS à une SA et l’assimilation d’une entreprise
individuelle à une EURL ou une EARL : dans le premier cas, les deux entités
sont des sociétés (et même des sociétés par actions), alors que dans le second
cas nous avons un patrimoine professionnel s’agissant de l’entreprise
individuelle (ou de l’EIRL) et une société disposant de la personnalité morale
(EURL ou EARL). Or, lorsque l’assimilation s’opère au profit d’une institution
juridique de nature différente la loi crée une fiction juridique, c’est-à-dire
un décalage entre la réalité juridique et le régime qui s’applique.
La conséquence de
l’assimilation : la fiction juridique
Chacun connaît la légendaire
autonomie du droit fiscal … mais qui précisément n’est qu’une légende ! En
réalité, il n’y a aucun particularisme du droit fiscal, mais simplement des
particularités. Qui plus est, ces particularités répondent à un objectif :
celui de l’efficacité. Au rang de ces particularités, il y a donc ces fameuses
fictions fiscales qui ont pour effet de détacher le droit fiscal de la réalité
juridique. Tous les étudiants fiscalistes et tous les praticiens de la
fiscalité les connaissent fort bien. Comment à cet égard ne pas citer la « semi-transparence
fiscale » qui consiste à ne pas reconnaître la personnalité fiscale à une
entité pourtant dotée de la personnalité juridique (V. CGI, art. 8), ou bien les
parts de « sociétés à prépondérance immobilière » qui sont
assimilées à des immeubles pour l’application du régime des plus-values
immobilières privées (V. CGI art. 150 UB, du moins si la société est à l’IR) ou
des droits de mutation à titre onéreux (CGI art. 726, I, quel que soit le
régime fiscal de la société). En voilà donc une nouvelle et non des moindre :
l’entreprise individuelle assimilée à une société !
L’avantage de la fiction est
qu’elle sert une cause et qu’elle permet de contourner un obstacle fiscal qui
l’aurait entravée. L’inconvénient est qu’elle fracture la matière juridique
entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Or, la fracture est parfois à
ce point profonde que le fiscaliste sur trouve parfois devant un mur infranchissable.
Prenons le cas du régime fiscal des sociétés de personnes que Maurice
Cozian avait comparé à un sac d’embrouilles (M. Cozian, Un sac
d’embrouilles : le régime fiscal des sociétés de personnes relevant de
l’impôt sur le revenu, in Les grands principes de la fiscalité des entreprise,
LexisNexis, 4ème éd. 1999, réed. 2016, Doc. n°22). La remontée des bénéfices
dans les comptes de l’associé doit s’accompagner d’un retranchement des
dividendes reçus, sous peine de voir les bénéfices être imposés deux fois, or
il ne s’agit pas des mêmes bénéfices puisque les dividendes comptabilisés
au titre de l’exercice de prise en compte des résultats de la société de
personnes sont ceux de l’exercice précédent (V. A. de Bissy, Comptabilité et
fiscalité, LexisNexis, 3ème éd. 2023, n°555). C’est inextricable !
D’autres difficultés nous attendent avec l’assimilation de l’entreprise individuelle
à une société.
L’application de la fiction : le capital social
imaginaire
Au
cas d’option pour l’assimilation de l’entreprise individuelle à une EURL : l’entreprise
dispose d’un capital social imaginaire et l’entrepreneur dispose de parts
sociales imaginaires. C’est très clair dans la doctrine de l’administration fiscale :
« L'entrepreneur individuel est [en outre] réputé détenir des « parts »
de son entreprise individuelle assimilée à une EURL … » (BOI-BIC-CHAMP-70-10,
23 déc. 2023, §600). Précisément, le droit fiscal se « nourrit » du
capital social de deux manières : il est divisé en titres (et il y a une
fiscalité attachée aux titres), et il constitue une unité de mesure des
participations dont se sert le droit fiscal. Dès lors, la confrontation entre
la réalité juridique (ie : l’absence de capital social) et la fiction
fiscale (ie : le capital imaginaire) va nécessairement engendrer un
certain nombre de difficultés pratiques.
Nous
avons à cet égard identifié trois situations, selon que l’absence de capital
social ne pose pas de problème (première situation), qu’elle pose un problème
mais qu’une solution existe (deuxiè?me situation), ou que le problème n’est pas
encore résolu (troisième situation).
Première situation :
l’absence de capital social n’est pas un problème
Parfois en effet la
difficulté est évitée car l’unité de mesure retenue par les textes fiscaux (ou
sociaux) n’est pas le capital social mais les capitaux propres ou les bénéfices
de l’entreprise.
• 1er exemple : la
disposition « anti-abus » du régime des dividendes (C. Séc. Soc. art.
L.131-6, III) qui permet l’assujettissement à cotisations sociales des revenus
distribués au profit des travailleurs indépendants (très souvent en pratique
les associés majoritaires de sociétés d’exercice libéral « SEL » ou
de SARL), lorsqu’ils excèdent 10% du bénéfice net au sens de l’article 38 du
CGI (ie : bénéfice imposable).
• 2ème exemple : le
dispositif de plafonnement des charges financières (CGI art. 212 bis) qui est
durci lorsque la société est « sous-capitalisée », c’est-à-dire lorsque
le montant moyen de ses dettes vis à vis d'entreprises « liées » (au
sens de l'article 39, 12 du CGI), excède 1,5 fois le montant de ses fonds
propres (CGI art. 212 bis, VII, 1). Reconnaissons toutefois que le plafonnement
fiscal ne devrait pas avoir l’occasion de s’appliquer pour les entreprises
individuelles dans la mesure où le plafond de déduction alternatif (plafond
fixe) ne sera pas atteint, en situation de sous-capitalisation (1M€ au-lieu de
10% de l’EBITDA fiscal), ou non (3M€ au-lieu de 30% de l’EBITDA fiscal).
Parfois, l’absence de capital
social de l’entreprise individuelle est problématique mais les textes, la
doctrine administrative ou la jurisprudence, y apportent une réponse, même
partielle.
• Pour l’application des
droits de mutation à titre onéreux, les cessions d’entreprises individuelles
(ou d’EIRL) ayant opté pour leur assimilation à une EURL (ou une EARL) sont
traitées comme des cessions de parts sociales (L. n°2022-1726 du 30 décembre
2022, de finances pour 2023 ; CGI art. 726, I bis nouv.). Dans la notice
explicative de l’imprimé fiscal n°2759-SD, il est indiqué que : « La
cession, pour être assimilée à une cession de droits sociaux, doit porter sur
l’intégralité de l’entreprise individuelle, c’est-à-dire sur l’ensemble du
patrimoine professionnel affecté ». On en conclut que l’abattement de
23.000€ ne s’appliquera que si la totalité du patrimoine professionnel est
cédé. Reste le problème de l’assiette ; le passif peut-il être déduit de
la base taxable ? Cela serait logique du fait de l’assimilation du patrimoine à
des titres (V. A. de Bissy, Les mutations du patrimoine professionnel en
fiscalité, RJ Com. mai/juin 2022, n°3, p.284 et s., §18). L’Administration semble
au contraire analyser la reprise de dettes en une charge augmentative de prix,
comme pour la vente d’une entreprise individuelle. Selon elle : « Le
droit d'enregistrement est calculé sur le prix exprimé et le capital des
charges qui peuvent s'y ajouter ou sur une estimation des parties si la valeur
réelle est supérieure au prix augmenté des charges » (imprimé
n°2759-SD, préc.).
• Pour l’application du
régime des plus-values privées sur valeurs mobilières et droits sociaux (CGI
art. 150-0 A et s.), l’administration fiscale a indiqué que « La
transmission de l'entreprise individuelle est réputée porter sur les « parts »
d’une EURL imposable à l’IS. Le dispositif de l'article 238 quindecies du CGI
n'est donc pas applicable » (BOI-BIC-CHAMP-70-10, 27 déc. 2023, §600). On
en déduit donc que c’est le régime des plus-values privées sur cession de
titres qui s’applique, et non le régime des plus-values professionnelles sur
cession d’actifs. Elle avait pourtant soutenu le contraire dans son instruction
précédente (BOI-BIC-CHAMP-70-10, 23 nov. 2022, §600).
Troisième situation : l’absence
de capital social pose un problème (non-résolu)
Certaines questions ne
trouvent pas de réponse dans les sources de droit que nous avons consultées. C’est
le cas de l’application du régime fiscal des PME et des régimes de groupe.
• Les entreprises
individuelles assimilées à une EURL peuvent-elles bénéficier du taux réduit
d’IS réservé aux PME ? Pour rappel, les PME bénéficient d'un taux d’IS de
15% jusqu’à 42.500€ de bénéfices (CGI art. 209, I, b). Sont des PME, les
entreprises qui : 1/ réalisent un chiffre d’affaires inférieur à 10M€ au titre
de chaque exercice d’application du taux réduit, 2/ dont le capital est
entièrement libéré qui 3/ est détenu pour au moins 75% par des personnes
physiques ou des PME ainsi définies. Si, à l’évidence, ces conditions ne sont
pas adaptées aux entreprises individuelles, il paraît difficile, pour ne pas
dire inconcevable, de ne pas leur accorder le taux réduit d’impôt sur les
sociétés.
• Les entreprises
individuelles assimilées à une EURL peuvent elles bénéficier des régimes de
groupe (régimes des sociétés mères et de l’intégration fiscale) ? Pour
rappel, l’intégration fiscale requière une participation de 95% dans le capital
des filiales du groupe (CGI art. 223 A, I), alors que le régime des sociétés
mères requière une participation de 5% (CGI art. 145, 1, c). Selon nous, si une
entreprise individuelle assimilée à une EURL à l’IS ne peut pas être assimilée
à une filiale d’un groupe intégré ou d’une société mère elle peut en revanche être
à la tête d’un groupe intégré ou avoir qualité de « société mère » si
elle possède, à son bilan, la participation requise pour l’application des
régimes de groupe. L’administration fiscale a d’ailleurs exprimé un point de
vue comparable s’agissant de l’application du régime de l’intégration fiscale
aux sociétés coopératives. Selon elle « les sociétés coopératives sont
régies par le principe selon lequel chaque associé dispose d'un seul droit de
vote quelle que soit la quotité de ses droits financiers (loi n° 47-1775 du 10
septembre 1947, art. 9) ; par conséquent, les sociétés coopératives éligibles
au régime mentionné à l'article 223 A du CGI ne peuvent faire partie d'un
groupe qu'en tant que société mère » (BOI-IS-GPE-10-30-40, 6 mai 2015,
n°70). Tel devrait aussi être le cas des entreprises individuelles assimilées à
une société car dans leur cas c’est l’entrepreneur personne physique qui est
réputé associé unique de la société (CGI art. 1655 sexies, 1, préc.) ;
elles ne sauraient donc être détenues, d’une quelconque manière, par une
société tierce.
L’avenir nous dira si nous
avons eu raison dans nos positions. Il nous réservera certainement bien des
surprises et beaucoup de questions inédites seront posées. Par exemple, comment
traiter fiscalement l’apport d’une entreprise individuelle assimilée à une
société à une autre société ? Faut-il y voir un simple apport de titres ou
bien une fusion ? Nous avons clairement choisi cette dernière
qualification dans la mesure où le patrimoine affecté ne survit pas à sa
transmission au bénéfice d’une personne morale (V. A. de Bissy, Les
mutations du patrimoine professionnel en fiscalité, préc., §18 et 19) ?
Vous avez dit sac d’embrouilles ?
Arnaud
de Bissy
Professeur de droit privé
Centre de droit des affaires, Université Toulouse Capitole