Simone Ludwig naît le 29 mars 1920
dans une famille alsacienne traditionnelle où il n’était pas question pour une
femme d’envisager un autre destin que de s’occuper de son foyer. Pourtant, elle
entame des études de droit, cumulées avec les sciences politiques. Titulaire de
deux DES en droit public et en économie, elle rappelle : « En
1945, je ne pouvais qu’accompagner mon mari au bureau de vote » (1).
Ne pas être traitée comme une femme mais comme une
collègue
Exerçant comme avocate depuis 1947, c’est
pourtant pour la magistrature qu’elle a « la flamme ». En
1949, trois ans après la loi autorisant les femmes à intégrer la magistrature
(2), elle passe le concours et figure sur une liste de deux hommes et une femme
nommés en qualité de juges suppléants sur la cour d’appel de Bourges. Le
procureur de Nevers s’exclame : « Avec ma chance, j’aurai la
femme ! ». Effectivement, c’est lui qui accueille Simone Rozès,
en lui précisant qu’elle ne doit pas s’attendre à être traitée comme une femme,
ce à quoi elle répond : « Comme un collègue, cela ira très bien ».
Soucieuse de faire ses preuves, elle travaille beaucoup cette année-là, alors
qu’à 29 ans, elle s’est mariée (3) et est devenue mère d’un fils (4).
Dès 1950, elle
revient à Paris en tant qu’attachée au ministère de la Justice, et est affectée
au bureau du cabinet du garde des Sceaux. En 12 années, sous la IVe puis
sous la Ve République, elle assiste une vingtaine de gardes des
Sceaux. Elle acquiert une vision de la magistrature, une expérience du
ministère, et une fréquentation naturelle des ministres.
Elle est adjointe pendant des années, mais
lorsqu’il s’agit de devenir chef du bureau, le garde des Sceaux
s’offusque : « Une femme, vous n’y pensez pas ! ».
Première présidente de la 17e chambre
correctionnelle (1969-1973)
En 1962, Simone Rozès rejoint le TGI de
Paris. En 1969, à 49 ans, elle est la première femme à présider la 17e chambre
correctionnelle dédiée aux affaires de presse (5). Cette juridiction est alors
au cœur de la vie intellectuelle et culturelle française.
Pendant cinq années, défilent devant
Simone Rozès les personnalités politiques, les journalistes et les gens du
spectacle, souvent en présence d’un public nombreux. Elle devient une
spécialiste du droit de la presse et de la diffamation. Elle sait adapter sa
jurisprudence, notamment dans des affaires de publications licencieuses, à un
moment où la notion de bonnes mœurs tombe en désuétude.
Sa manière de présider est saluée dans des
affaires sensibles pour la vie publique et parisienne de l’époque. Elle se fait
remarquer par son intelligence, sa liberté de ton et son sens de la répartie,
ce que Jean-Marc Théolleyre, chroniqueur judiciaire du journal Le Monde pendant
40 ans, résume par l’expression la « griffe Rozès » (6).
Première directrice
d’administration centrale : l’éducation surveillée de 1973 à 1976
Le garde des Sceaux, face à une crise à
l’éducation surveillée, ancêtre de la protection judiciaire de la jeunesse,
cherche un nouveau souffle. Il pense à Simone Rozès, familière du ministère,
qu’il décide de la nommer directrice, la première en administration centrale à
la Chancellerie.
Un observateur de l’époque commente :
« Ce poste convient à une femme car les maisons de l’éducation
surveillée sont des sortes de jardins d’enfants, pour enfants ayant mal tourné,
permettant ainsi à la vocation maternelle de s’épanouir encore davantage. (7) »
Loin de ces clichés, la magistrate prend
toute la mesure de la tâche, et exprime son scepticisme face à ce que le garde
des Sceaux Alain Peyrefitte appelle le « choc salutaire » de
la détention.
Sous l’effet de la loi du 5 juillet
1974, la majorité est portée à 18 ans : que faire de tous les jeunes
soudainement « condamnés beaucoup trop tôt à la solitude » ?
Elle s’investit activement pour l’adoption du décret du 18 février 1975
(8) permettant de solliciter une prolongation de la mesure éducative.
Cette façon de résoudre le problème illustre son pragmatisme dans
l’appréhension des questions sociales.
Première présidente
du TGI de Paris (1976-1981)
Le 6 février 1976, Simone Rozès est,
à 56 ans, la première femme nommée présidente du tribunal de grande
instance de Paris. Elle choisit Guy Canivet comme secrétaire général, qui
témoigne de l’intelligence collective qu’elle a su déployer autour d’elle (9).
Ces années sont
particulièrement marquées par sa pratique des référés qu’elle préside
elle-même, y apportant des innovations procédurales. Elle est régulièrement
sous le feu de l’actualité et des médias :
Dans l’affaire
Ranucci en 1979, elle autorise la diffusion du film « Le pull-over
rouge », estimant que les scènes contestées par la famille de la jeune
victime relèvent de la liberté de création du réalisateur.
Alors que Mesrine
raconte son histoire en 1977 dans son livre L’instinct de mort,
elle lui refuse la mainlevée des saisies de droits effectuées par
l’administration pénitentiaire. Menacée, elle a « senti physiquement la
peur ».
Enfin, elle refuse
l’insertion d’un droit de réponse dans le journal Le Monde au
ministre de la Justice. Furieux, Alain Peyrefitte lui téléphone pour lui
indiquer que huit personnes lui avaient affirmé que ce dossier tenait. Elle
répond : « Monsieur, il s’agissait de huit courtisans ».
Cette dernière
affaire engendre un climat d’hostilité avec le cabinet du ministre qui lui
propose de partir au Luxembourg. Elle accepte, non sans donner une interview
au Monde (10), où elle explique les conditions de son départ,
sanction de son indépendance.
Première femme nommé à la Cour de justice des communautés européennes (1981-1984)
Simone Rozès fait de
cette promotion-sanction une opportunité. Pendant trois années, elle tient le
rôle d’avocate générale à la Cour de justice des communautés européennes, et
s’inscrit dans l’histoire d’un droit européen en cours de construction.
Elle découvre une
organisation qu’elle estime performante de « magistrats décideurs »,
assistés de juristes pour les tâches de recherche et de rédaction. Elle note
que les juridictions supranationales (11) jouent un rôle de premier plan,
et contribuent par une jurisprudence mesurée mais courageuse au respect par les
États des valeurs et principes auxquels ils ont adhéré.
Nommée membre de la
commission Block Laisné, chargée de dresser le bilan du pays au moment de
l’avènement de la gauche au pouvoir, elle en démissionne dès juillet 1981, car
elle refuse de cautionner la démarche qui vise à montrer la soumission des
juges au pouvoir exécutif sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
Première Première présidente de la Cour de cassation (1984-1988)
François Mitterrand et Robert Badinter ont
connu Simone Rozès à la 17e chambre, le premier en tant que
prévenu, le second en qualité d’avocat. Devenus respectivement président de la
République et garde des Sceaux, ils lui proposent de devenir Première
présidente de la Cour de cassation. Pour la convaincre, le ministre de la Justice
argumente sur le terrain du symbole paritaire : « vous le devez
aux femmes » (12).
Elle a 64 ans lorsqu’elle est
installée le 15 février 1984, en présence de Pierre Mauroy, Premier
ministre, et d’Yvette Roudy, ministre déléguée chargée des droits des
femmes. C’est un événement national qui lui vaut une interview au journal de
20 h d’Antenne 2 : « Avez-vous le sentiment, Madame, d’avoir
fait une carrière ? » Elle répond : « je crois que oui,
mais toute carrière a besoin de chance. »
Elle a pour mission de réformer la Cour de
cassation, institution considérée comme excessivement traditionnelle et en
constat de crise devant des centaines de pourvois non enregistrés. Avec
détermination et méthode, elle entame une modernisation de la haute cour. Guy Canivet
la rejoint à nouveau dans cette entreprise. Devenu à son tour Premier
président, il l’évoque lors de son installation (13) : « Elle a
exercé ses fonctions avec une sérénité, une simplicité, une humanité, un
réalisme admirables mais une fermeté qui marque encore l’organisation de cette
maison. »
En 1988, Simone Rozès quitte la Cour
de cassation pour prendre sa retraite, à l’âge de 68 ans.
Parcours de pionnière
Ni un privilège ni un
handicap, Simone Rozès assume sa condition féminine. Issue d’une génération
pionnière, elle choisit une approche égalitaire pour présenter l’entrée des
femmes dans la magistrature comme simplement normale. Elle évite de mettre en
avant les supposées qualités des femmes comme autant de risques de les
cantonner à des fonctions « de sensibilité ». Elle insiste sur le
fait qu’au cours du délibéré, elle n’ait jamais perçu « de différence
entre le raisonnement juridique d’un homme ou d’une femme : la compétence
est partagée » (14). C’est pour cela qu’elle considère n’avoir « jamais
été guidée par le féminin. On confond la loi et le magistrat » (15)
Elle relève que l’augmentation du nombre
de femmes magistrates pose des problèmes de gestion préoccupants (congés
maternité, impératif d’unité du couple) et trouve « navrant que la
féminisation d’un emploi le déprécie ». Elle s’interroge déjà sur la
désaffection masculine pour des fonctions qui mettent pourtant en valeur
« des qualités réputées viriles par excellence comme la ténacité,
le sang-froid, le dynamisme et l’autorité ».
Cette grande dame de
la magistrature dialogue dans une époque où son interlocuteur avocat (16), pour
regretter la féminisation de la magistrature, n’hésite pas à lui faire
remarquer que « Monsieur Prudhomme n’aime guère être jugé par Madame
Bovary ». Nul doute qu’elle ne s’est pas sentie visée par cette
référence littéraire...
Elle rappelle :
« Autrefois on se plaignait d’un déséquilibre. Il y a quarante ans,
quand on jugeait un divorce, le juge était un homme ; les avocats, des
hommes ; le greffier, un homme. Aujourd’hui, il n’y a plus que des femmes »,
et conclut avec sagesse : « Cela finira bien par se
rééquilibrer. »
1) Le Monde –
6 juin 2012 propos recueillis par Franck Johannes
2) Loi du
11 avril 1946 : « tout français de l’un et l’autre sexe
peut être magistrat ».
3) Avec Gabriel Rozès
qui aura un parcours de haut fonctionnaire.
4) Elle aura ensuite
une fille.
5) Pascale Robert-Diard, « La
chambre des libertés : 17e chambre : un tribunal très
médiatique », – 29 novembre 2013.
6) Les archives orales
des acteurs de la justice au 20e siècle. Sylvie Humbert,
Association française de l’histoire de la justice, p.14.
7) Discours du doyen
Vellieux – audience solennelle d’installation du 15 février 1984.
8) Interview par C.
Charmes de Simone Rozes – Promoverde – mars 1976.
9) Entretien de l’autrice
Guy Canivet le 6 juin 2019.
10) Le Monde,
18 mars 1981, propos recueillis par Josyane Savigneau.
11) La Cour de justice
des communautés européennes au Luxembourg et la Cour européenne des droits de
l’homme à Strasbourg.
12) Vidéo de
témoignage – 2003– vidéocorpus – Simone Rozès interrogée par Denis Salas.
13) Audience
solennelle d’installation du 19 juillet 1999.
14) Le juge et
l’avocat – 1992, page 52.
15) Libération,
le 10 avril 2007, propos recueillis par Muriel Grémillet.
16) Paul Lombard –
page 54.
Gwenola Joly-Coz,
Présidente du TGI de
Pontoise,
Membre de
l’association Femmes de justice