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Simone Rozès : « Vous le devez aux femmes »

Simone Rozès : « Vous le devez aux femmes »
Publié le 07/07/2019 à 09:30

Simone Ludwig naît le 29 mars 1920 dans une famille alsacienne traditionnelle où il n’était pas question pour une femme d’envisager un autre destin que de s’occuper de son foyer. Pourtant, elle entame des études de droit, cumulées avec les sciences politiques. Titulaire de deux DES en droit public et en économie, elle rappelle : « En 1945, je ne pouvais qu’accompagner mon mari au bureau de vote » (1).

  


Ne pas être traitée comme une femme mais comme une collègue

Exerçant comme avocate depuis 1947, c’est pourtant pour la magistrature qu’elle a « la flamme ». En 1949, trois ans après la loi autorisant les femmes à intégrer la magistrature (2), elle passe le concours et figure sur une liste de deux hommes et une femme nommés en qualité de juges suppléants sur la cour d’appel de Bourges. Le procureur de Nevers s’exclame : « Avec ma chance, j’aurai la femme ! ». Effectivement, c’est lui qui accueille Simone Rozès, en lui précisant qu’elle ne doit pas s’attendre à être traitée comme une femme, ce à quoi elle répond : « Comme un collègue, cela ira très bien ». Soucieuse de faire ses preuves, elle travaille beaucoup cette année-là, alors qu’à 29 ans, elle s’est mariée (3) et est devenue mère d’un fils (4).

Dès 1950, elle revient à Paris en tant qu’attachée au ministère de la Justice, et est affectée au bureau du cabinet du garde des Sceaux. En 12 années, sous la IVe puis sous la Ve République, elle assiste une vingtaine de gardes des Sceaux. Elle acquiert une vision de la magistrature, une expérience du ministère, et une fréquentation naturelle des ministres.

Elle est adjointe pendant des années, mais lorsqu’il s’agit de devenir chef du bureau, le garde des Sceaux s’offusque : « Une femme, vous n’y pensez pas ! ».

 


Première présidente de la 17e chambre correctionnelle (1969-1973)

En 1962, Simone Rozès rejoint le TGI de Paris. En 1969, à 49 ans, elle est la première femme à présider la 17e chambre correctionnelle dédiée aux affaires de presse (5). Cette juridiction est alors au cœur de la vie intellectuelle et culturelle française.

Pendant cinq années, défilent devant Simone Rozès les personnalités politiques, les journalistes et les gens du spectacle, souvent en présence d’un public nombreux. Elle devient une spécialiste du droit de la presse et de la diffamation. Elle sait adapter sa jurisprudence, notamment dans des affaires de publications licencieuses, à un moment où la notion de bonnes mœurs tombe en désuétude.

Sa manière de présider est saluée dans des affaires sensibles pour la vie publique et parisienne de l’époque. Elle se fait remarquer par son intelligence, sa liberté de ton et son sens de la répartie, ce que Jean-Marc Théolleyre, chroniqueur judiciaire du journal Le Monde pendant 40 ans, résume par l’expression la « griffe Rozès » (6).

 

 

Première directrice d’administration centrale : l’éducation surveillée de 1973 à 1976

Le garde des Sceaux, face à une crise à l’éducation surveillée, ancêtre de la protection judiciaire de la jeunesse, cherche un nouveau souffle. Il pense à Simone Rozès, familière du ministère, qu’il décide de la nommer directrice, la première en administration centrale à la Chancellerie.

Un observateur de l’époque commente : « Ce poste convient à une femme car les maisons de l’éducation surveillée sont des sortes de jardins d’enfants, pour enfants ayant mal tourné, permettant ainsi à la vocation maternelle de s’épanouir encore davantage. (7) »

Loin de ces clichés, la magistrate prend toute la mesure de la tâche, et exprime son scepticisme face à ce que le garde des Sceaux Alain Peyrefitte appelle le « choc salutaire » de la détention.

Sous l’effet de la loi du 5 juillet 1974, la majorité est portée à 18 ans : que faire de tous les jeunes soudainement  « condamnés beaucoup trop tôt à la solitude » ? Elle s’investit activement pour l’adoption du décret du 18 février 1975 (8) permettant de solliciter une prolongation de la mesure éducative. Cette façon de résoudre le problème illustre son pragmatisme dans l’appréhension des questions sociales.

 

  

Première présidente du TGI de Paris (1976-1981)

Le 6 février 1976, Simone Rozès est, à 56 ans, la première femme nommée présidente du tribunal de grande instance de Paris. Elle choisit Guy Canivet comme secrétaire général, qui témoigne de l’intelligence collective qu’elle a su déployer autour d’elle (9).

Ces années sont particulièrement marquées par sa pratique des référés qu’elle préside elle-même, y apportant des innovations procédurales. Elle est régulièrement sous le feu de l’actualité et des médias :

Dans l’affaire Ranucci en 1979, elle autorise la diffusion du film « Le pull-over rouge », estimant que les scènes contestées par la famille de la jeune victime relèvent de la liberté de création du réalisateur.

Alors que Mesrine raconte son histoire en 1977 dans son livre L’instinct de mort, elle lui refuse la mainlevée des saisies de droits effectuées par l’administration pénitentiaire. Menacée, elle a « senti physiquement la peur ».

Enfin, elle refuse l’insertion d’un droit de réponse dans le journal Le Monde au ministre de la Justice. Furieux, Alain Peyrefitte lui téléphone pour lui indiquer que huit personnes lui avaient affirmé que ce dossier tenait. Elle répond : « Monsieur, il s’agissait de huit courtisans ».

Cette dernière affaire engendre un climat d’hostilité avec le cabinet du ministre qui lui propose de partir au Luxembourg. Elle accepte, non sans donner une interview au Monde (10), où elle explique les conditions de son départ, sanction de son indépendance.

 


Première femme nommé à la Cour de justice des communautés européennes (1981-1984) 

Simone Rozès fait de cette promotion-sanction une opportunité. Pendant trois années, elle tient le rôle d’avocate générale à la Cour de justice des communautés européennes, et s’inscrit dans l’histoire d’un droit européen en cours de construction.

Elle découvre une organisation qu’elle estime performante de « magistrats décideurs », assistés de juristes pour les tâches de recherche et de rédaction. Elle note que les juridictions supranationales (11) jouent un rôle de premier plan, et contribuent par une jurisprudence mesurée mais courageuse au respect par les États des valeurs et principes auxquels ils ont adhéré.

Nommée membre de la commission Block Laisné, chargée de dresser le bilan du pays au moment de l’avènement de la gauche au pouvoir, elle en démissionne dès juillet 1981, car elle refuse de cautionner la démarche qui vise à montrer la soumission des juges au pouvoir exécutif sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.

 


Première Première présidente de la Cour de cassation (1984-1988)

François Mitterrand et Robert Badinter ont connu Simone Rozès à la 17e chambre, le premier en tant que prévenu, le second en qualité d’avocat. Devenus respectivement président de la République et garde des Sceaux, ils lui proposent de devenir Première présidente de la Cour de cassation. Pour la convaincre, le ministre de la Justice argumente sur le terrain du symbole paritaire : « vous le devez aux femmes » (12).

Elle a 64 ans lorsqu’elle est installée le 15 février 1984, en présence de Pierre Mauroy, Premier ministre, et d’Yvette Roudy, ministre déléguée chargée des droits des femmes. C’est un événement national qui lui vaut une interview au journal de 20 h d’Antenne 2 : « Avez-vous le sentiment, Madame, d’avoir fait une carrière ? » Elle répond : « je crois que oui, mais toute carrière a besoin de chance. »

Elle a pour mission de réformer la Cour de cassation, institution considérée comme excessivement traditionnelle et en constat de crise devant des centaines de pourvois non enregistrés. Avec détermination et méthode, elle entame une modernisation de la haute cour. Guy Canivet la rejoint à nouveau dans cette entreprise. Devenu à son tour Premier président, il l’évoque lors de son installation (13) : « Elle a exercé ses fonctions avec une sérénité, une simplicité, une humanité, un réalisme admirables mais une fermeté qui marque encore l’organisation de cette maison. »

En 1988, Simone Rozès quitte la Cour de cassation pour prendre sa retraite, à l’âge de 68 ans.

 

 

Parcours de pionnière

Ni un privilège ni un handicap, Simone Rozès assume sa condition féminine. Issue d’une génération pionnière, elle choisit une approche égalitaire pour présenter l’entrée des femmes dans la magistrature comme simplement normale. Elle évite de mettre en avant les supposées qualités des femmes comme autant de risques de les cantonner à des fonctions « de sensibilité ». Elle insiste sur le fait qu’au cours du délibéré, elle n’ait jamais perçu « de différence entre le raisonnement juridique d’un homme ou d’une femme : la compétence est partagée » (14). C’est pour cela qu’elle considère n’avoir « jamais été guidée par le féminin. On confond la loi et le magistrat » (15)

Elle relève que l’augmentation du nombre de femmes magistrates pose des problèmes de gestion préoccupants (congés maternité, impératif d’unité du couple) et trouve « navrant que la féminisation d’un emploi le déprécie ». Elle s’interroge déjà sur la désaffection masculine pour des fonctions qui mettent pourtant en valeur « des qualités réputées viriles par excellence comme la ténacité, le sang-froid, le dynamisme et l’autorité ».

Cette grande dame de la magistrature dialogue dans une époque où son interlocuteur avocat (16), pour regretter la féminisation de la magistrature, n’hésite pas à lui faire remarquer que « Monsieur Prudhomme n’aime guère être jugé par Madame Bovary ». Nul doute qu’elle ne s’est pas sentie visée par cette référence littéraire...

 Elle rappelle : « Autrefois on se plaignait d’un déséquilibre. Il y a quarante ans, quand on jugeait un divorce, le juge était un homme ; les avocats, des hommes ; le greffier, un homme. Aujourd’hui, il n’y a plus que des femmes », et conclut avec sagesse : « Cela finira bien par se rééquilibrer. »

  

1) Le Monde – 6 juin 2012 propos recueillis par Franck Johannes

2) Loi du 11 avril 1946 : « tout français de l’un et l’autre sexe peut être magistrat ».

3) Avec Gabriel Rozès qui aura un parcours de haut fonctionnaire.

4) Elle aura ensuite une fille.

5) Pascale Robert-Diard, « La chambre des libertés : 17e chambre : un tribunal très médiatique », – 29 novembre 2013.

6) Les archives orales des acteurs de la justice au 20e siècle. Sylvie Humbert, Association française de l’histoire de la justice, p.14.

7) Discours du doyen Vellieux – audience solennelle d’installation du 15 février 1984.

8) Interview par C. Charmes de Simone Rozes – Promoverde – mars 1976.

9) Entretien de l’autrice Guy Canivet le 6 juin 2019.

10) Le Monde, 18 mars 1981, propos recueillis par Josyane Savigneau.

11) La Cour de justice des communautés européennes au Luxembourg et la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

12) Vidéo de témoignage – 2003– vidéocorpus – Simone Rozès interrogée par Denis Salas.

13) Audience solennelle d’installation du 19 juillet 1999.

14) Le juge et l’avocat – 1992, page 52.

15) Libération, le 10 avril 2007, propos recueillis par Muriel Grémillet.

16) Paul Lombard – page 54.

  

 

Gwenola Joly-Coz,

Présidente du TGI de Pontoise,

Membre de l’association Femmes de justice

 



Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz


 

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