Présenté par Dominique Hascher, président de
la Société de législation comparée (SLC), et Béatrice Castellane, responsable
de la section Droit de l’arbitrage de la SLC, le professeur Naoki Kanayama, de
l’Université de Keio (Japon), a tenu une conférence sur l’usage très réduit de
l’arbitrage dans les habitudes nippones.
État des lieux
Au Japon, la
loi sur l’arbitrage en vigueur date de 2003. Elle suit fidèlement le Règlement
d’arbitrage de la Commission des Nations unies pour le droit commercial
international (CNUDCI). La version de 1985 en est la base.
La pratique
arbitrale reste marginale dans l’archipel. Le professeur y voit deux raisons.
D’abord, l’arbitrage a souvent vu son essor advenir dans des pays qui
rencontraient des problèmes dans leur ordre judiciaire (trop long, trop coûteux,
parfois même corruptible). Or, souligne Naoki Kanayama, l’efficacité de l’ordre
judiciaire japonais ne laisse pas de place pour l’arbitrage, au moins pour les
affaires n’impliquant que des parties japonaises. En conséquence, les avocats y
sont peu confrontés, peu formés aussi.
Ensuite,
l’arbitrage ne fait pas partie de la mentalité commune de l’entreprise
japonaise. La mondialisation s’est accompagnée d’une explosion impressionnante
de certaines places d’arbitrage : Paris, Londres, Genève, Stockholm,
Singapour, Hongkong, etc. Mais pas Tokyo. Cela tient à l’esprit de l’entreprise
japonaise, explique le professeur. Lorsqu’elle est confrontée à un problème
avec une autre société étrangère, la société nippone négocie jusqu’au bout pour
arriver, une solution amiable. Elle peut même accepter une solution moins
favorable que celle que le droit aurait pu lui procurer. Les Japonais n’aiment
pas la voie contraignante d’une justice privée, comme une sentence arbitrale,
rendue unilatéralement par un tiers, sans possibilité de recours.
À cela
s’ajoute le coût élevé de l’arbitrage. Car en plus des honoraires des arbitres
et avocats, il faut compter la traduction des documents du japonais vers
l’anglais ou le français. Un surcoût que les entrepreneurs nippons ne sont pas
prêts à accepter, sauf quelques rares exceptions.
Malgré tout,
concernant les contrats, les clauses compromissoires se multiplient, et
prévoient Tokyo comme siège d’arbitrage, et la Japan Commercial Arbitration
Association (JCAA) comme institution procédurale.
Perspectives
La culture
de l’entreprise évolue. Dans ce mouvement, le Premier ministre japonais, Shinzo
Abe, a exprimé en 2017 la nécessité de développer l’arbitrage et a inscrit cet
objectif dans son programme de grandes orientations politiques. La Japan
Association of Arbitrators (JAA) a été renforcée. Elle est actuellement
présidée par Akira Kawamura, président de l’International bar association (IBA)
de 2011 à 2012. Des centres d’arbitrage se créent, équipés pour les audiences
arbitrales ou pour les médiations. Cependant, si le centre de Kyoto peut
administrer les dossiers liés à la médiation, ceux d’Osaka et de Tokyo
n’offrent qu’un service limité en termes de locaux, et pas de service
d’administration de l’arbitrage. Cette dernière est confiée à la JCAA qui
existe depuis 1950.
L’arbitrage face au juge
La
12 décembre 2017, la Cour suprême du Japon a cassé une ordonnance de la
cour d’appel d’Osaka qui annulait une sentence arbitrale de commerce
international, administrée par la JCAA. L’affaire s’intéresse à l’obligation de
révéler les circonstances susceptibles d’affecter l’indépendance ou
l’impartialité de l’arbitre. Les questions posées aux juges ont été les
suivantes :
1er
moyen : la révélation abstraite suffit-elle ?
En l’espèce, l’arbitre A, nommé par une des parties, P, avait déclaré
par un énoncé que « Les avocats du cabinet K & S peuvent à l’avenir
donner des conseils ou représenter des clients dans des affaires qui ne sont
pas liées à l’affaire arbitrale mais dans lesquelles les intérêts des clients
entrent en conflit avec ceux de l’une des parties à l’affaire arbitrale et/ou
de l’une des parties de ses/leurs sociétés affiliées. Les avocats du cabinet K
& S peuvent également, à l’avenir, conseiller ou représenter l’une des
parties à l’arbitrage et/ou l’une de ses/leurs sociétés affiliées dans les
affaires qui ne le concernent pas. »
Bref, cet énoncé
n’est que d’ordre abstrait et jugé insuffisant pour fournir aux parties « des
informations qui leur permettent de décider de contester ou non l’arbitre. Par
conséquent, les faits dont la révélation est ainsi requise doivent être
spécifiquement identifiables. Dans l’énoncé, A a indiqué de manière abstraite
que des relations de conflit d’intérêts pourraient éventuellement survenir à
l’avenir, ce qui ne constitue pas une révélation des faits », selon la
cour d’appel et la Cour suprême unanimement.
2e
moyen : obligation d’effectuer une enquête pour vérifier le conflit d’intérêts
Le fait
particulier du cas est qu’A n’a pas révélé à la partie adverse de la procédure
d’arbitrage, avant le prononcé de la sentence arbitrale (rendue au mois d’août
2014), le fait qu’un autre avocat, B, soit entré au cabinet K & S au mois
de février 2016. Or, B représente une société américaine, filiale à 100 %
de Panasonic, P étant aussi filiale à 100 % de Panasonic, d’où un conflit
d’intérêts.
Faute de la révélation de ce fait, la cour d’appel d’Osaka a annulé,
dans une ordonnance le 28 juin 2016, la sentence arbitrale. La cour
d’appel a constaté une violation de l’article 18, alinéa 4 de la loi
sur l’arbitrage, qui édicte qu’« Au cours de la procédure d’arbitrage,
l’arbitre doit révéler sans délai aux parties tous les faits (à l’exclusion de
ceux qui ont déjà été révélés) susceptibles de donner lieu à des doutes quant à
son impartialité ou à son indépendance ». Pour la Cour, cette
violation est d’autant plus grave que l’enquête nécessaire n’était pas
difficile à réaliser, condition suffisante pour appliquer l’article 44,
alinéa 1, 4e, qui précise que la sentence arbitrale soit
annulée, si « la composition du tribunal arbitral ou de la procédure
d’arbitrage est en violation des lois et réglementations japonaises »,
en l’occurrence l’article 18 relatif aux obligations de révélation.
Cette ordonnance a scandalisé le monde des affaires, dont la sentence
arbitrale avait donné raison à une entreprise japonaise. Par la suite, la Cour
suprême a fait droit au premier moyen, mais elle a rejeté le second.
La Cour suprême déclare, pour casser l’ordonnance de la cour d’appel
d’Osaka, que « l’arbitre... devrait être obligé de révéler aux parties
les faits qui devraient normalement être découverts dans le cadre de son
enquête... dans une mesure raisonnable » ; « Par
conséquent, pour qu’une non-révélation de l’arbitre constitue une violation de
l’obligation de révélation imposée à l’arbitre par la loi, il est nécessaire
qu’avant la fin de la procédure d’arbitrage : (i) l’arbitre ait été au
courant ; ou (ii) le fait aurait normalement dû être découvert par
l’enquête dans une mesure raisonnable menée par l’arbitre. »
Avec ce critère, la Cour suprême a cassé l’ordonnance de la cour d’appel
d’Osaka qui n’a pas examiné ces faits pertinents, ce qui a rendu son ordonnance
invalide ; et la Cour suprême a donc renvoyé cette affaire devant la cour
d’appel d’Osaka, qui devrait la réexaminer.
De nos jours, division et fusion de cabinets d’avocat s’opèrent quotidiennement,
là encore du fait de la mondialisation. Dans ces conditions, le problème du
conflit d’intérêts devient un élément récurrent. De plus, au gré des alliances
temporaires, celui-ci ne saute pas forcément aux yeux. La Cour suprême a
seulement établi un critère pour identifier l’illégalité de non-révélation par
l’arbitre.
Hormis cette ordonnance de la Cour suprême, il existe peu de précédents,
faute d’un nombre suffisant de sentences, dû au manque de pratique de
l’arbitrage dans le pays. Ce qui fait un contraste radical avec la France, où
la jurisprudence a traité beaucoup de points importants.
Cependant, il est à noter que la Cour suprême a produit un raisonnement
de droit comparé pour mieux rendre son ordonnance. Ce travail n’apparaît pas
dans l’ordonnance elle-même, mais dans le commentaire officiel de l’arrêt,
rédigé par les juges compétents, affectés à la Cour suprême en tant que
consultants pour les 15 juges de la Cour.
En fait, pour le 1er moyen, le commentaire officiel renvoie à
la guideline de l’IBA, modifiée en 2004, qui considère que la révélation
par avance quant à un éventuel conflit d’intérêts ne constitue pas une cause
exonératoire de ses obligations de révélation par la suite.
Pour le 2e
moyen, le commentaire officiel renvoie à l’article 4 du règlement
d’arbitrage de la CNUDCI. Ledit article oblige l’arbitre à révéler même le fait
qui ne tombe pas dans la liste des circonstances récusables. Cela montre bien
que, malgré l’absence d’un nombre suffisant de cas pour développer le droit de
l’arbitrage au Japon, la Cour suprême se soucie d’adopter le standard
international communément admis.
La médiation bilingue
Il est
évident que le Japon est très en retard en tant que siège de l’arbitrage. Pour
y remédier, il faut inventer un système adapté aux entreprises nippones.
Avec Anselmo
Reyes, arbitre réputé en Asie et juge du tribunal international du commerce du
Singapour, Naoki Kanayama envisage d’établir un règlement procédural de
médiation bilingue.
Dans
l’arbitrage, l’arbitre doit s’assurer que la production des éléments de preuve
respecte le principe de la contradiction et celui de l’égalité des armes et que
chaque partie ait été mise en mesure de présenter sa cause dans des conditions
qui ne la placent pas dans une situation substantiellement désavantageuse
vis-à-vis de son adversaire. Bien sûr, on peut s’accorder pour un arbitrage
bilingue, en anglais et en japonais, par exemple. Mais insérer une telle clause
compromissoire semble assez difficile en pratique.
Aussi, on
peut imaginer que chaque partie choisisse un médiateur à son gré, soit deux
médiateurs au total. Ces deux médiateurs doivent communiquer dans une langue
commune. Les parties ne sont pas liées, bien évidemment, par la solution
proposée par les deux médiateurs : elles auront le droit de refuser.
Toutefois, il se peut que la solution soit acceptée par les deux parties, car
la médiation bilingue présente deux intérêts pratiques importants selon le
professeur :
• délesté du
principe de la contradiction, le coût de la médiation va rester plus réduit que
des frais d’arbitrage ;
• une solution proposée par des médiateurs, non contrainte, correspond
mieux à la mentalité traditionnelle des entreprises japonaises.
En
conclusion, Naoki Kanayama invite les Européens à coopérer, par exemple en choisissant
Tokyo comme place d’audiences arbitrales, tout en gardant le siège de
l’arbitrage à Paris ou à Londres. Cette participation aiderait le développement
du processus japonais qui, aujourd’hui, n’a pas des dimensions proportionnelles
à celles de la troisième puissance économique mondiale.
C2M