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Un portrait éblouissant par Alexandre Dumas d’un magistrat sous la restauration et la monarchie de Juillet : M. de Villefort dans le Comte de Monte-Cristo (1)

Un portrait éblouissant par Alexandre Dumas d’un magistrat sous la restauration et la monarchie de Juillet : M. de Villefort dans le Comte de Monte-Cristo (1)
Publié le 13/12/2019 à 09:35




Le roman Le Comte de Monte-Cristo – l’œuvre la plus célèbre d’Alexandre Dumas avec Les trois mousquetaires – fut initialement publié sous forme de feuilleton dans Le Journal des Débats de 1844 à 1846. Il suscita immédiatement un extraordinaire engouement au point que des lecteurs passionnés écrivaient aux responsables de cette publication pour connaître à l’avance la fin du roman. Cette œuvre romanesque a ensuite connu un succès mondial puisqu’elle a donné lieu à de multiples traductions, et a fait l’objet de très nombreuses adaptations cinématographiques. Dans cette fiction où les péripéties abondent, le lecteur voyage dans les îles de Méditerranée, dans les catacombes de Rome, dans les beaux quartiers de Paris...
À travers le personnage principal d’Edmond Dantès qui apparaît sous des identités différentes (abbé Busoni, lord Wilmore, Simbad, Comte de Monte-Cristo), il y est notamment question d’amour, de trahison, et de vengeance.


Alors il faut poser tout de go cette question : Le Comte de Monte-Cristo est-il simplement un passionnant roman d’aventures ?


Dans un bel essai, un spécialiste du roman d’aventures fournit cette définition très pertinente de ce genre romanesque : « Un roman d’aventures n’est pas simplement un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. » (2)


La psychologie des personnages y est sommaire, et ce type de fiction n’a pas d’ambition littéraire ni vocation à fournir une peinture de la société et des mœurs de l’époque dans laquelle prend place le récit. 


Longtemps avec dédain, on a tenu Alexandre Dumas pour un amuseur, un conteur appartenant à « la littérature populaire ». Quelle méprise ! C’est en réalité un très grand romancier, sans doute l’un des plus grands du XIXe siècle. Car Le Comte de Monte-Cristo qui se déroule sur plus de vingt ans – de 1815 au 5 octobre 1838 – est bien plus qu’un roman d’aventures. C’est un ouvrage qui fournit une peinture magistrale et souvent très noire de la société contemporaine, de la restauration et de la monarchie de Juillet. Il nous montre dans une France qui s’industrialise à très vive allure, cet univers singulier avec ses banquiers, ses magistrats, ses militaires qui servent l’empire puis la monarchie, ses affairistes et ses spéculateurs. Alexandre Dumas, dans cette œuvre très ambitieuse, devait sans doute rêver de créer un roman total restituant toute une société dont il était le contemporain, avec des personnages témoignant de plus de densité et de réalité que ceux de la vie réelle. À travers l’évocation de trois personnages importants du roman, ce grand romancier porte une lumière rasante et crue sur le Paris de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, sur les trois grands pouvoirs qui occupent le devant de la scène sous la restauration, puis sous le règne de Louis Philippe : la magistrature (Monsieur de Villefort), la haute finance, (le banquier Danglars) et l’armée (le comte de Morcerf). Alexandre Dumas brosse ainsi un portrait éblouissant et acerbe du procureur de Villefort, haut magistrat aussi complexe que talentueux.


Je vais maintenant évoquer à grands traits l’intrigue de ce roman inspiré de faits réels (3).


Edmond Dantès, le second du navire de la marine marchande Le Pharaon, revient à Marseille. À la suite du décès du capitaine Leclère, ce marin, âgé de seulement dix-neuf ans, se voit confier par l’armateur Monsieur Morrel, le commandement de ce bâtiment. Dantès doit aussi se fiancer à une belle catalane : Mercédès. Cependant, ces faveurs du destin ne sont pas sans susciter de vives jalousies de la part de Danglars, le comptable du Pharaon, qui convoitait le commandement du bateau et de Fernand Mondego, le cousin de Mercédès qui est épris d’elle. Ces deux rivaux unissent leurs efforts pour perdre Edmond Dantès.


Danglars a l’idée d’utiliser le stratagème d’une lettre anonyme et calomnieuse de dénonciation au procureur du roi. Nous sommes en 1815, au début de la période de restauration sous le règne de Louis XVIII, et Napoléon 1er, que le pouvoir monarchique qualifie d’« usurpateur », a été exilé à l’île d’Elbe. La France vit alors dans la crainte d’une conspiration bonapartiste, et donc d’une résurrection de l’empire. Ainsi, la lettre précédemment évoquée, et écrite par Danglars de la main gauche afin que le scripteur ne puisse être reconnu, prétend qu’Edmond Dantès, après avoir fait escale à Naples et à l’île d’Elbe, a été chargé par Murat d’une lettre pour « l’usurpateur », et par celui-ci d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. Ce courrier de dénonciation mentionne qu’on aura la preuve du crime de l’intéressé en l’arrêtant, car on trouvera cette lettre ou bien sur lui, ou chez son père, ou dans la cabine à bord du Pharaon.   


Faignant de plaisanter, Danglars froisse la lettre et la jette non loin de lui sous le regard de Fernand Mondego ; ce dernier s’en saisit ultérieurement et l’achemine jusqu’à son destinataire.   


Edmond Dantès est arrêté au beau milieu de ses fiançailles. Il est ensuite conduit pour faire l’objet d’un interrogatoire devant le substitut du procureur du roi de Marseille : Monsieur de Villefort.


En réalité, l’ancien capitaine du Pharaon agonisant avait demandé à Edmond Dantès –qui n’était nullement bonapartiste – de passer par l’île d’Elbe et de remettre au grand maréchal Bertrand une lettre. Celui-ci, pour sa part, lui remit une autre lettre en lui demandant de la porter en personne à Paris. Aussi bien Dantès est-il tout au plus coupable d’imprudence, encore celle-ci était-elle justifiée par les ordres de son supérieur hiérarchique.


Or, coïncidence étrange, le courrier dont ce dernier était porteur avait pour destinataire un bonapartiste convaincu : Monsieur Noirtier de Villefort qui n’est autre que le père du substitut du procureur du roi. En voyant pareil courrier, le parquetier est pris de terreur, d’autant plus qu’il contient la nouvelle du retour de Napoléon de l’île d’Elbe. Craignant que l’on ne sache le contenu de cette lettre et surtout le nom de son destinataire et que, par suite, sa carrière s’en trouve irrémédiablement compromise, Monsieur de Villefort brûle ce courrier et demande à Dantès de n’en jamais parler. Soucieux d’écarter un témoin gênant, il fait incarcérer le capitaine du Pharaon.


Edmond Dantès est ainsi envoyé au château d’If sans jamais comparaître devant une juridiction de jugement. Sa détention durera quatorze ans.


Au cours de sa captivité, il fera la connaissance d’un autre détenu : l’abbé Faria que le personnel de la prison tient pour fou. Cet ecclésiastique, après lui avoir inculqué un savoir multiforme, lui léguera une immense fortune.


Durant ces longues années de détention, Dantès nourrira le dessein d’une vengeance impitoyable contre Danglars, Fernand Mondego et Monsieur de Villefort.


Quelques temps après son évasion, il se rend à Paris en prétendant être le Comte de Monte-Cristo : il y a alors le spectacle de la réussite éclatante de ses ennemis. Danglars a fait fortune dans les fournitures à l’année française. Il est devenu un banquier très cossu de la capitale et a acquis le titre de baron. S’agissant de Fernand Mondego, il a accédé au grade de colonel de l’armée française et a obtenu la croix d’officier de la Légion d’honneur ainsi que le titre de comte de Morcerf. En outre, il est devenu pair de France et a épousé Mercédès. Pour sa part,
Monsieur de Villefort est devenu procureur du roi à Paris.


La vengeance de Dantès s’exécute avec promptitude et efficacité. Le comte de Morcerf se suicide ; Monsieur de Villefort sombre dans la folie après la mort de son épouse et de son fils ; Danglars finit ruiné.


Dans le roman de Dumas, Monsieur de Villefort – figure emblématique du magistrat contemporain des deux restaurations et de la monarchie de Juillet – occupe une place essentielle. À travers ce personnage, le romancier grâce à de fines notations, nous donne à voir la société judiciaire de l’époque. Mais comme le soulignait un éminent historien : « l’histoire reconstitue non seulement ce qui s’est réellement passé, mais la manière dont “ce qui s’est passé” a été perçu par les hommes de l’époque » (4), Dumas sait ainsi admirablement capter l’imaginaire collectif des hommes ayant vécu sous les restaurations et la monarchie de Juillet, et tout particulièrement le regard qu’ils portaient sur l’institution judiciaire ; l’auteur dessine l’image sociale et la psychologie du personnel judiciaire à travers l’œil de ses contemporains.


Ainsi, conviendra-t-il dans un premier temps de rendre compte de la façon dont il montre, à travers Monsieur de Villefort, le profil social et la carrière du magistrat pour ensuite examiner sa peinture de la psychologie du magistrat .




 


LE PROFIL SOCIAL ET LA CARRIÈRE DU MAGISTRAT


Alexandre Dumas, qui a observé l’institution judiciaire avec un regard aigu, fournit tout au long du Comte de Monte-Cristo des informations extrêmement complètes sur le profil social de Monsieur de Villefort, ce magistrat dans lequel on doit voir une manière de représentation archétypique du parquetier de l’époque. Il nous est montré sous les traits d’un magistrat témoignant d’une fidélité marquée à la monarchie liée à des origines aristocratiques. Nous examinerons ensuite sa carrière exemplaire.


 


Un magistrat monarchiste appartenant à. l’aristocratie fortunée


Nul doute que la monarchie restaurée de Louis XVIII n’ait eu la volonté de disposer d’un personnel judiciaire parfaitement docile et modélisé. Au reste, la magistrature a fait l’objet d’épurations récurrentes pendant la période post révolutionnaire5. S’agissant des magistrats du parquet, ces pratiques ne rencontraient aucun obstacle statutaire, eu égard au fait qu’ils n’étaient quant à eux nullement protégés par le principe de linamovibilité, et pouvaient être mutés de façon discrétionnaire par le pouvoir exécutif. De même, on s’est concomitamment attaché à recruter des magistrats susceptibles de donner des gages de fidélité au régime en place.


Ainsi, Monsieur de Villefort, qui commence sa carrière comme substitut du procureur du roi à Marseille, cadre avec le profil social souhaité par la monarchie restaurée juste après la fin du premier empire. Il nous est campé peu avant l’épisode des Cent jours comme baignant dans un milieu résolument monarchiste, et par suite d’une farouche hostilité à l’égard des bonapartistes. Évoquant les convives du parquetier à l’occasion de ses fiançailles, Dumas écrit :


« C’était d’anciens magistrats qui avaient donné la démission de leur charge sous l’usurpateur, de vieux officiers qui avaient déserté nos rangs pour passer dans ceux de l’armé de Condé, des jeunes gens élevés par leur famille encore mal rassurée sur leur existence, malgré les quatre ou cinq remplaçants qu’elle avait payés, dans la haine de cet homme dont cinq ans d’exil devaient faire un martyr et quinze ans de Restauration un dieu » (6).


Cet ultra monarchisme de Monsieur de Villefort s’explique aisément au regard de ses origines aristocratiques. Certes, nous ne sommes plus dans l’Ancienne France à l’époque de la toute-puissance orgueilleuse des parlements de province où « les offices de justice, du moins les plus élevés, (...) conféraient la noblesse » (7). Certes le personnage de Dumas ne fait point partie de cette noblesse de robe. Il n’en a pas moins des origines aristocratiques même si l’ironie du destin veut que son père, Monsieur Noirtier de Villefort, soit un ardent bonapartiste. Au reste, cet état d’esprit aristocratique imprégnait fortement la magistrature de l’époque. Même si, notamment à la faveur de l’Empire, des familles sans quartiers de noblesse avaient pu intégrer la magistrature, demeure vivace ce souci d’un recrutement aristocratique des membres du corps judiciaire ; pareille option est éminemment symptomatique de la conception que l’on se fait à l’époque des restaurations et de la monarchie de Juillet du magistrat. En témoigne une lettre de 1839 adressée par le Premier président Alviset de la Cour royale de Besançon au garde des Sceaux, qui indique les directives qu’il suivait pour choisir les candidats à la fonction de magistrat ; il mentionnait notamment « que l’on ne pouvait pas admettre dans la Magistrature des gens appartenant à des familles dans lesquelles on s’occupe uniquement d’amasser de l’argent quels qu’en fussent les moyens (...) » (8).


En outre, Dumas fournit les précisions suivantes sur Monsieur de Villefort à l’aube de sa carrière judiciaire :


« Gérard de Villefort était en ce moment aussi heureux qu’il est donné à un homme de le devenir ; déjà riche par lui-même, il occupait à vingt-sept ans une place élevée dans la magistrature, il épousait une jeune et belle personne qu’il aimait (...). Mademoiselle de Saint-Méran, sa fiancée, appartenait à une des familles les mieux en cours de l’époque ; et outre l’influence de son père et de sa mère qui n’ayant point d’autre enfant pouvait toute entière la conserver à leur gendre, elle apportait encore à son mari une dot de cinquante mille écus qui grâce aux espérances pouvaient s’augmenter un jour d’un héritage d’un demi-million » (9).


Ces observations viennent nous dessiner un portait extrêmement précis du magistrat qui, outre ses origines aristocratiques, est déjà doté d’une fortune personnelle. Cela était alors fort courant tant il est vrai que les émoluments des membres de la magistrature étaient très modestes. Le magistrat doit être à l’abri du besoin mais n’avoir pas pour cela la fibre mercantile, être détaché de certaines contingences matérielles. Certains chefs de Cour de l’époque l’ont affirmé en termes péremptoires, à l’exemple du baron de Daunant, Premier président de la Cour de Nîmes qui déclarait le 19 mai 1842 à la Chambre des pairs : « Il est absolument impossible qu’un magistrat se contente de son traitement » (10).


Cette politique de recrutement de magistrats fortunés se fonde sur l’idée qu’il est préférable de choisir des propriétaires, car ils seront tout naturellement d’ardents défenseurs de la propriété et de l’ordre11.


Le personnage de Dumas a non seulement une fortune personnelle, mais il choisira également de convoler en justes noces avec Mademoiselle de Saint-Méran issue elle-même d’une famille aristocratique et richement dotée.


On voit donc que Monsieur de Villefort est un magistrat parfaitement représentatif du personnel judiciaire dont désirait s’entourer les restaurations et plus tard, la monarchie de Juillet.


Le creuset social et idéologique dont est issu ce parquetier permet aussi d’appréhender sa carrière exemplaire.


 


La carrière exemplaire du magistrat


L’auteur du Comte de Monte-Cristo a assurément voulu, à travers le personnage de Monsieur de Villefort, évoquer une de ces hautes figures de la magistrature qu’a connu le XIXe siècle : Dumas au reste n’hésite pas à le comparer aux plus grandes familles de l’histoire judiciaire telles les Harlay et les Molé12.


Il n’y a point d’anicroche dans son parcours professionnel qui le conduira successivement à occuper les fonctions de substitut du procureur du roi à Marseille, puis de procureur du roi à Toulouse, à Nîmes, Versailles puis Paris. Dumas souligne en des termes parfois emphatiques l’excellence professionnelle de ce magistrat alors qu’il dirige le parquet parisien : « Monsieur de Villefort – écrit-il – occupait moins encore par sa position sociale que par son mérite personnel, un des premiers rangs dans le monde parisien » (13). Dans la course aux honneurs, le personnage de Dumas obtient très rapidement la Légion d’honneur qui est un élément essentiel dans la carrière du magistrat. Au cas particulier, cette décoration est octroyée dans des conditions très particulières, sinon atypiques, puisque c’est en venant apprendre au roi Louis XVIII que Napoléon est de retour de l’île d’Elbe que le parquetier obtient son ruban rouge. En témoignage de gratitude, le roi détache la croix d’officier de la Légion d’honneur qui orne sa poitrine et en décore Monsieur de Villefort.


Le parquetier, à la faveur de ces circonstances exceptionnelles, est élevé dès le début de sa carrière au rang d’officier de la Légion d’honneur sans passer par le premier échelon de cette distinction : celui de chevalier.


Une intéressante étude statistique relative aux magistrats qui se sont vus attribuer une telle décoration au XIXe siècle, montre que ceux-ci formaient à peine 30 % du corps14. Et parmi ces magistrats décorés, 75 % ont été faits chevaliers ; quant aux officiers et commandeurs sensiblement moins nombreux, ils sont respectivement 16 et 7 % ; s’agissant de la distinction de Grand Officier, elle fut octroyée à une élite de six magistrats de haut rang (15) ; on voit donc que Monsieur de Villefort bénéficie d’une promotion particulièrement rapide et élevée dans l’ordre de la Légion d’honneur qui le place somme toute dans un cercle restreint de magistrats.


Cette décoration est aussi le signe, la claire reconnaissance de la fidélité du magistrat au pouvoir politique qui le distingue. Cela suggère du reste les liens très étroits qui, à l’époque, unissaient la magistrature au personnel politique.


Certes Monsieur de Villefort ne quittera point pour sa part la magistrature pour devenir parlementaire, mais dans le roman de Dumas, cette perspective est évoquée de façon récurrente comme pour bien marquer qu’il s’agit d’une tentation permanente pour le parquetier :


«... il habitait – écrit Dumas – comme ces seigneurs féodaux rebelles à leur suzerain, une forteresse inexpugnable. Cette forteresse, c’était sa charge de procureur du roi dont il exploitait merveilleusement tous les avantages et qu’il n’eut quitté que pour se faire élire député et pour remplacer ainsi la neutralité par de l’opposition » (16).


Évoquant plus loin Monsieur de Villefort méditatif, il le montre songeant à « cet avenir politique que dans ses rêves d’ambition, il avait entrevu quelquefois » (17), nous a été loisible de constater que le parcours professionnel de Monsieur de Villefort dans la magistrature est exemplaire ; cependant, il importe de mentionner que même s’il n’a pas succombé à la tentation d’une carrière politique, le parrainage politique de la famille de Saint-Méran bien en cour, lui a permis de réussir un brillant cursus qui le conduira à la tête du plus grand parquet de France.


 




LA PSYCHOLOGIE DU MAGISTRAT       


Alexandre Dumas, si l’on usait de façon quelque peu audacieuse d’un anachronisme, n’est pas seulement le sociologue de la magistrature de son temps ; il brosse également un portait psychologique d’une rare finesse de Monsieur de Villefort. Cette approche de la personnalité d’un magistrat emblématique nous permet d’avoir un aperçu du regard tant de l’auteur que de ses contemporains sur l’institution judiciaire.


Certes, le personnage témoigne d’un grand acharnement au travail et d’un rare zèle dans l’exercice de ses fonctions de parquetier, mais ces traits de caractères ne sont pas ceux sur lesquels Dumas insiste le plus. En réalité, l’auteur nous montre surtout un magistrat qui manifeste une grande ductilité de caractère qui confine à l’opportunisme. De plus, Dumas décrit un homme qui a un grand souci de discrétion allié à un goût vif du secret.


 




Un magistrat opportuniste et d’une grande ductilité de caractère



Sans doute la ductilité de caractère de Monsieur de Villefort sera-t-elle un atout indispensable pour ce magistrat de talent qui souhaite faire carrière quelles que soient les vicissitudes politiques de l’époque.


On en voit une illustration topique à l’occasion du bref épisode des Cent jours. Bien qu’il ait des convictions monarchistes, il essayera avec succès de s’adapter à ce retour de l’empereur à la tête de l’État. Ainsi, de façon très précautionneuse, s’empresse-t-il de dissimuler la croix de la Légion d’honneur que le roi Louis XVIII lui a décerné. Et il ne manquera pas de mettre habilement à profit le fait que son père soit un bonapartiste convaincu ; Dumas le souligne en ces termes : « Napoléon eut, certes destitué Villefort, sans la protection de Noirtier, devenu tout puissant à la cour des Cent jours, et par les périls qu’il avait affrontés, et par les services qu’il avait rendus » (18).


Ainsi, alors que le procureur du roi à Marseille est destitué pour sa « tiédeur en bonapartisme » (19), Monsieur de Villefort reste en place au parquet de cette ville.


En outre, le parquetier sait, en cette période troublée, mettre en œuvre des stratégies de carrière qui tiennent compte soit du maintien de l’empereur sur le trône, soit du retour d’une nouvelle restauration : « Villefort – écrit Dumas – était demeuré debout malgré la chute de son supérieur, et son mariage en restant décidé, était cependant remis à des temps plus heureux. Si l’empereur gardait le trône, c’était une autre alliance qu’il fallait à Gérard, et son père se chargerait de la lui trouver ; si une seconde restauration ramenait Louis XVIII en France, l’influence de Monsieur de Saint-Méran, ainsi que la sienne, et l’union redevenait plus sortable que jamais » (20).


À l’évidence, le magistrat, d’un opportunisme consommé, ne met pas ses convictions monarchistes au-dessus de ses intérêts de carrière. En cela, il se différencie nettement de certains de ses collègues de l’époque. En effet, pendant la période des Cent jours, divers magistrats monarchistes fervents – qu’ils soient au siège ou au parquet – n’ont pas hésité à prendre les armes contre l’empereur. C’est pourquoi Chrestien de Poly, juge suppléant au tribunal de la Seine, a commandé les volontaires de l’Oise ; Agier, substitut du procureur général près la Cour de Paris est devenu capitaine d’une compagnie de volontaires royaux (21).


Cependant, ces allégeances successives à des régimes de natures parfois antithétiques de la part de certains magistrats ont parfois fait l’objet de louanges appuyées de la part de divers chefs de juridictions qui y voyaient sans doute l’heureuse manifestation du respect de la légalité et de l’ordre quelle que soit la forme qu’ils revêtent. De fait, un procureur souhaitant voir octroyer la Légion d’honneur à un juge de paix entré en fonction avec l’avènement de la monarchie de Juillet écrit en 1866 à son propos : « Ayant traversé les diverses crises politiques qui ont agité notre pays, il a mérité la confiance de tous les régimes » (22).


Monsieur de Villefort appartient à cette catégorie de magistrats d’une remarquable ductilité de caractère qui le rend facilement adaptable aux contingences politiques de l’époque.


Avec une rare duplicité alors que Napoléon vient de reprendre le pouvoir, feignant de renier ses convictions royalistes, il déclare :


«... j’étais royaliste alors que je croyais les Bourbons non seulement les héritiers légitimes du trône, mais encore les élus de la nation ; mais le retour miraculeux dont nous venons d’être témoins m’a prouvé que je me suis trompé. Le génie de Napoléon a vaincu : le monarque légitime est le monarque aimé » (23).


Puis, quand le roi Louis XVIII remonte sur le trône, Monsieur de Villefort se décide fort opportunément à épouser Mademoiselle de Saint-Méran dont « la famille est mieux en cour que jamais » (24), précise Dumas.


Durant la monarchie de Juillet également, le parquetier donnera la pleine mesure de sa ductilité de caractère. Tout en affichant ses convictions monarchistes, il parviendra à être en bons termes non seulement avec les orléanistes, mais aussi avec les légitimistes ; Alexandre Dumas précise à ce sujet :


« Monsieur de Villefort n’était pas seulement magistrat, c’était presque un diplomate. Ses relations avec l’ancienne Cour ; dont il parlait toujours avec dignité et déférence, le faisaient respecter de la nouvelle, et il savait tant de choses que non seulement on le ménageait toujours, mais encore qu’on le consultait quelquefois » (25).


Cependant, le personnage de Dumas outre sa ductilité de caractère témoigne d’un grand souci de discrétion allié à un vif goût du secret.


 


Un magistrat discret et secret


L’un des traits marquants de la psychologie de Monsieur de Villefort est assurément son grand souci de discrétion. Il s’agit également d’une démarche visant à affermir son prestige et son autorité. Ainsi, Dumas montre qu’il se répand parcimonieusement en démarches mondaines :


« En général – indique l’auteur – Monsieur de Villefort faisait où rendait peu de visites. Sa femme visitait pour lui : c’était chose reçue dans le monde, ou l’on mettait sur le compte des graves et nombreuses occupations du magistrat ce qui n’était en réalité qu’un calcul d’orgueil, qu’une quintessence d’aristocratie, l’application enfin de cet axiome : fais semblant de t’estimer et on t’estimera, axiome plus utile cent fois dans notre société que celui des Grecs, remplacé de nos jours par l’art moins difficile et plus avantageux de connaître les autres » (26).


Le parquetier semble avoir chevillé à l’âme la conviction que pour être respecté, le magistrat se doit de témoigner vis-à-vis des hommes d’une certaine distance, de s’entourer d’une part de mystère.


Ainsi il n’y a rien d’étonnant au fait que cette inclination à la discrétion soit accompagnée par un vif goût du secret. Ce trait de caractère est consubstantiel à la nature ambitieuse de Monsieur de Villefort. D’où, chez cet homme de robe, ce penchant à masquer continûment ses pensées. Ainsi, Dumas évoque à ce sujet : « le regard terne de Villefort, ce regard particulier aux hommes de palais, qui ne veulent pas qu’on lise dans leurs pensées et qui font de leur œil un verre dépoli » (27).


Chez ce magistrat, le goût du secret confine à la paranoïa puisque Dumas nous le montre recensant soigneusement dans des notes codées le nom de tous ses ennemis :


« … il ouvrit – indique l’auteur – un tiroir de son bureau, fit jouer un secret, et tira la liasse de ses notes personnelles, manuscrits précieux, parmi lesquels il avait classé et étiqueté avec des chiffres connus de lui seul les noms de tous ceux qui (...) dans ses affaires d’argent, dans ses poursuites de barreau ou dans ses mystérieuses amours étaient devenus ses ennemis.


Le nombre en était formidable, aujourd’hui qu’il avait commencé à trembler ; et cependant tous ces noms, si puissants et si formidables qu’ils fussent, l’avait fait bien des fois sourire, comme sourit le voyageur qui du faîte culminant de la montagne, regarde à ses pieds les pics aigus, les chemins impraticables et les arêtes des précipices près desquels il a, pour arriver si longtemps et si péniblement rampé » (28).


L’auteur du Comte de Monte-Cristo, avec une plume alerte et incisive, nous brosse un portrait saisissant d’un haut magistrat au XIXe siècle. Dévoré d’ambition, ayant une intelligence aiguë des rapports sociaux, il sait quand les circonstances et la carrière l’exigent, faire montre de ductilité. En outre souhaitant susciter la crainte et le respect, il aime s’entourer de mystère. De plus, cet homme de pouvoir quelque peu paranoïaque a un vif goût du secret :


Alexandre Dumas, en mettant en scène Monsieur de Villefort dans Le Comte de Monte-Cristo a assurément souhaité nous montrer un magistrat emblématique de la période de la restauration et de la monarchie de Juillet, nous fournir en somme un éclairage d’ethnographe sur la magistrature de l’époque. Nul doute que ce parquetier n’ait correspondu au profil souhaité par le pouvoir de l’époque. Il nous est ainsi dépeint tel un monarchiste convaincu, entrant en magistrature avec déjà une belle fortune. Cet aristocrate attaché aux valeurs d’ordre et de tradition, sait également témoigner, en ces époques troublées, d’une rare ductilité. Ce magistrat brillant, qui terminera à la tête du plus grand parquet de France, a aussi un penchant marqué pour la discrétion et le secret. Mais en réalité à travers ce portrait de Monsieur de Villefort, Alexandre Dumas nous donne à voir en filigrane le magistrat (qu’il soit juge au procureur) qu’il appelle de ses vœux.


L’auteur du Comte de Monte-Cristo considère que le juge doit avoir un supplément d’âme, témoigner de plus d’humanité que son personnage, certes doté d’éminentes qualités intellectuelles, mais froid et sans convictions. Pour Dumas, un magistrat se doit pour avoir une pleine légitimité, d’être sensible à la peine et à la souffrance des hommes. Nul doute que cette exigence qu’il met en exergue soit plus que jamais contemporaine.


NOTES :

1) Cette étude est une version très largement remaniée d’un article paru sous le titre « Portrait d’un magistrat imaginé par un grand romancier » dans la revue Histoire de la Justice, n° 10, 1997.

2) J.Y. Tadié, Le roman d’aventures, coll. Tel, Gallimard, 2013, p.5.

3) V. Sur ce point Annexe II, Le diamant et la vengeance, anecdote contemporaine, in A. Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1981, pp. 1436-1449.

4) F. Furet, L’atelier de l’histoire, Paris : Flammarion, coll. Champs, 1989, p.21.

5) V. Association Française pour l’Histoire de la Justice, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération. Paris : Ed. Loysel, 1994.

6) V.A. Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris: Ed. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981 p. 53.

7) V. M. Rousselet, Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Paris : Plon, 1957, t. I, p. 220.

8) Cité in M. Rousselet, op. cit. (note 7), p. 223.

9) A. Dumas, op. cit. (note 6), pp. 63-64

10) Cité par M. Rousselet, op. cit. (note 7), t. 1, p. 227.


11) V. à ce sujet 1-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, Juges et notables au XIXe PUF, 1982, p. 139 ; M. Rousselet, op. cit. (note 9), t. 1, p. 227.


12) A. Dumas, op. cit., (note 11). p. 609.

13) V. A. Dumas, op. cit., (note 12), p. 1243.

14) V. J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, op. cit., (note 11), p. 162.

15) V. J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, op. cit, (note 14), p. 163.

16) V. A. Dumas, op. cit. (note 13), p. 609.


17) V. A. Dumas, op. cit., (note 16), p. 866.

18) V. A. Dumas, op. cit., (note 17), p. 120.

19) V. A. Dumas, op. cit., (note 18), p. 120.

20) v. A. Dumas, op. cit., (note 19), p.120-121.


21) V. M. Rousselet, op. cit., (note 10), t. II, p. 15.

22) II s’agit du courrier adressé le 10 juillet 1866 par le procureur de Saint-Sever au procureur général près la Cour de Pau concernant Jean-Baptiste Ricarrère qui était alors juge de paix du canton d’Amou. Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, 2u 130.

23) V. A Dumas, op. cit., (note 20), p. 123.

24) V. A. Dumas, op. cit., (note 23), p. 126.

25) V. A. Dumas, op. cit., (note 24), p. 609.

26) V. A. Dumas, op. cit., (note 25), p. 610.

27) V. A. Dumas, op. cit., (note 26), p. 66-67.

28) V. A. Dumas, op. cit, (note 27), p. 865.



Yves Benhamou,

président de chambre à la cour d’appel d’Aix-en-Provence


 


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