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« La pratique de l’expertise en France est très peu incitative, pour ne pas dire répulsive. » - Entretien avec Daniel Zagury, expert psychiatre à la cour d’appel de Paris

« La pratique de l’expertise en France est très peu incitative, pour ne pas dire répulsive. » - Entretien avec Daniel Zagury, expert psychiatre à la cour d’appel de Paris
Publié le 18/10/2021 à 17:01


Face à la pénurie d’experts psychiatres, le 13 septembre dernier, à Montpellier, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a annoncé trois nouvelles mesures pour revaloriser la rémunération des experts qui travaillent pour la justice. Le Dr Daniel Zagury, célèbre expert derrière les affaires criminelles les plus marquantes de ces dernières décennies, n’est absolument pas convaincu par ces mesures qui, selon lui, « ne vont faire revenir personne ». Pour lui en effet, c’est à une véritable réforme de l’expertise qu’il faut s’atteler, et ce de toute urgence, tant le système de l’expertise en France est « absurde et favorise éhontément la médiocrité ». Témoignages.

 



Pouvez-vous revenir sur votre parcours ? Pourquoi avez-vous décidé de devenir psychiatre et de mettre votre expertise au service de la justice ?

Je suis inscrit depuis 1987 comme expert psychiatre à la cour d’appel de Paris. J’ai une formation de psychiatre classique, mais l’élément initiateur au début de ma carrière – à la fin de mon internat précisément –, c’est d’être passé par la case prison. À cette époque en effet, j’ai travaillé à la prison du Bois-d’Arcy où j’ai été confronté à des cas qu’on ne voit jamais à l’hôpital ou en consultation, notamment des mères qui tuent leur enfant, des maris qui tuent leur femme, des histoires d’inceste, de viol… Cette expérience a éveillé en moi un certain intérêt pour la criminologie clinique. J’ai donc commencé à faire des expertises, d’abord avec l’aide de personnes plus expérimentées que moi. Rapidement, j’ai préféré faire des expertises approfondies qui m’intéressaient, car les expertises rapides, je n’en voyais pas l’intérêt.

Ainsi, j’ai eu la chance de pouvoir coupler mon intérêt pour les cas cliniques avec des recherches plus approfondies sur, par exemple, la délinquance sexuelle, le parricide, les tueurs en série, etc. Ce qui me plaisait aussi, c’est le fait de devoir rendre compte de la singularité de certaines situations à des personnes qui ne sont pas des cliniciens, comme les jurys populaires et les magistrats.

Grâce à mon enthousiasme et à mon investissement, j’ai été, très jeune, remarqué par les juges. Avec mon ami et confrère Michel Dubec, avec qui je formais un binôme, j’ai été très régulièrement sollicité. Je me suis alors occupé d’affaires importantes.

À cette époque-là, les conditions de travail étaient différentes de celles d’aujourd’hui. Il était, par exemple, tout à fait possible d’établir un devis deux ou trois fois plus élevé que le tarif de base pour deux, trois ou quatre fois plus de temps passé qu’une expertise simple. Certes les devis restaient modestes, c’est-à-dire du niveau d’une expertise civile de difficulté moyenne (en France, il est de toute façon impossible de demander des sommes folles), mais au moins, je ne travaillais pas à mes frais, j’étais un peu considéré.

Et c’est ça qui aujourd’hui n’est plus possible, à cause de textes bureaucratiques totalement absurdes, voire idiots, qui sont de véritables carcans pour l’expertise.

 

 

Quel est selon vous l’état de l’expertise médico-légale à l’heure actuelle ? Comment expliquer, la pénurie d’experts psychiatres dans les tribunaux ?

Je peux facilement expliquer la pénurie d’experts psychiatres au vu de mes mésaventures. Et encore, pour ma part, j’ai une certaine notoriété, donc je peux protester publiquement aux assises, faire des interviews… contrairement à certains de mes confrères qui s’en vont, écœurés par leur expérience, tout doucement, sans faire de bruit.

En résumé, la pratique de l’expertise en France est très peu incitative, pour ne pas dire répulsive. Les conditions de travail sont déplorables – attentes interminables en prison, prisonnier non prévenu de la visite, incidents dans les cellules qui retardent l’examen…–, et la rémunération est ridicule.

Sauf si, disons-le, l’expert n’a aucun scrupule à faire maintes expertises rapides pour être bien rémunéré, et ce, bien entendu, avec la complicité de l’institution judiciaire. Tout le système est en effet aligné sur une pratique extensive, voire industrielle de l’expertise.

Tout cela explique qu’on soit passé de 800 experts en 2000 à 356 en 2020.

 

 


« On ne peut pas faire l’économie d’une réforme dédiée et globale de l’expertise. Le principe général de cette réforme est qu’il faut moins d’expertises, mais de meilleures qualités. »




Pouvez-vous nous donner des exemples, tirés de votre expérience, afin que nous puissions mieux comprendre ce que vivent les experts aujourd’hui ?

J’ai été expert dans l’affaire Troadec à Nantes. Il s’agissait d’une affaire très complexe avec une très grande attente de l’institution judiciaire. L’affaire a d’ailleurs fait la pleine page dans de nombreux journaux très renommés. Avec les autres experts désignés par le tribunal judiciaire de Nantes, j’ai fait le déplacement pour examiner Hubert Caouissin et étudier à fond le dossier. Notre travail nous a conduits à rédiger un rapport d’une quarantaine de pages. Nous avons établi un devis – de 1 800 euros –, qui a été accepté par le juge d’instruction et par le parquet. Cependant, le procureur général a fait appel, et ce devis a dégringolé à 312 euros. Nous avons donc passé entre 20 et 25 heures de travail pour 312 euros.

Lors du procès, j’ai dit à la barre que je refusais cet argent qui me semblait une insulte à mon travail. Voilà où on en est en France !

Quant au taxi, on a demandé aux experts de bien justifier qu’ils étaient obligés de le prendre entre la gare et la prison. Comme si on allait s’y rendre en stop !

Les gens n’ont pas conscience de tout cela. Ça dépasse l’entendement ! Quand on raconte nos péripéties dans un congrès à des Suisses, à des Allemands, ils nous regardent avec des yeux écarquillés. Ils ne nous croient pas ! Quand ils s’aperçoivent que ceci est la vérité, ils se demandent comment on peut l’accepter.

Deuxième exemple, à Versailles, on m’a récemment demandé d’examiner une douzaine de victimes présumées de secte. J’ai fait un devis qui a été signé par le juge d’instruction et le procureur. Or, on a refusé de me payer administrativement. J’ai donc écrit au tribunal, mais je n’ai eu aucune réponse. Comment alors s’étonner qu’il n’y ait plus personne sur les listes des experts quand on est traité de cette manière ? À Versailles, l’institution judiciaire ne respecte même pas ses engagements écrits !

Actuellement, je m’occupe d’une affaire également très importante où je rencontre les mêmes difficultés.

On est aujourd’hui face à une application bête et stricte des textes. Ma question est de savoir pourquoi, pour l’expertise, cela ne choque personne, alors que dans d’autres cas, les gens seraient outrés ?

C’est comme si, au nom de l’égalitarisme français, on déclarait que désormais, les assises devaient toutes durer trois jours. Le procès du Bataclan serait ainsi traité en trois jours !

C’est complètement idiot ! Il faut être totalement obtus pour ne pas comprendre que l’expertise de Guy Georges, par exemple, prend 40 fois plus de temps que celle d’un ado qui pose un problème dans un foyer.

Résultat : il y a de plus en plus d’expertises « médiocres ». Et comme elles sont « médiocres », il y a de plus en plus de contre-expertises, et de sur expertises. On veut gagner de l’argent, mais au final, on en dépense plus. On est dans un système complètement absurde !

Cela signifie également qu’une personne comme moi, qui fait surtout des expertises longues et approfondies, gagne beaucoup moins d’argent qu’un expert qui fait de la garde à vue. Depuis quelque temps, j’en suis même venu à suspendre mon activité dans certains tribunaux, car on y travaille à perte.

 

 

En même temps, la justice fait de plus en plus appel aux psychiatres experts judiciaires dans les affaires criminelles. Comment expliquer que l’avis des experts soit de plus en plus demandé – voire exigé –, dans toutes sortes d’affaires ?

C’est le paradoxe de notre système français. Cela montre bien que l’expertise est un alibi.

Aujourd’hui en effet, on paie le prix des lois Sarkozy avec la multiplication des demandes « d’expertise alibi », lesquelles sont essentiellement formelles. Tout le monde se couvre. Le juge est obligé de les demander. Il va alors obtenir un petit rapport de trois pages, qu’il ne va même pas lire, et tout le monde sera content.

Il y a également un autre phénomène qui a conduit à la multiplication des expertises, c’est l’augmentation considérable des examens demandés en garde à vue. Or, ces examens ne peuvent pas être considérés comme des expertises, car les conditions d’un véritable travail d’expertise ne sont pas remplies. La profession a d’ailleurs très clairement conclu en ce sens, lors de la conférence de consensus de 2007. Mais les parquets ont continué à multiplier ce genre de demandes d’examens.

Résultat : les demandes d’expertises sont de plus en plus nombreuses alors qu’il y a de moins en moins d’experts, et que l’enveloppe budgétaire de l’expertise psychiatrique n’est pas indéfiniment extensible. Bref, le système est totalement absurde et favorise éhontément la médiocrité.

Heureusement, il existe encore des magistrats équitables, loyaux, respectueux de notre travail et de leur engagement.



Pour « revaloriser l’expertise psychiatrique et psychologique » et faire face à la pénurie d’experts, le ministre de la Justice, éric Dupond-Moretti, a annoncé trois nouvelles mesures (revalorisation du tarif des expertises, revalorisation de l’indemnité de comparution et simplification du recours à l’expertise « hors norme ») lors de sa visite à Montpellier le 13 septembre. Pensez-vous que cela fera revenir les experts dans les tribunaux ?

Évidemment que celles-ci ne vont faire revenir personne. Ces annonces ne changent rien pour des experts comme moi. C’est toujours 312 euros, quelle que soit la difficulté. Une seule bonne chose dans les annonces de Montpellier : la suppression des 200 km pour les expertises dites hors norme des libéraux. C’était un critère ridicule.

Cependant, les expertises hors norme seront rémunérées 750 euros, a annoncé la Chancellerie, mais uniquement pour les libéraux. Ce qui crée une rupture entre les hospitaliers et les libéraux, j’y reviendrai.

Quoi qu’il en soit, les annonces de Montpellier sont une blague. C’est juste une remise à niveau de la rémunération des libéraux, ce qui est parfaitement légitime, et simplement le doublement du pourboire donné aux assises. On est certes passé de 45 euros à 100 euros, soit une augmentation de 129 %, mais c’est comme si je donnais tous les jours 10 centimes à un mendiant, et qu’un jour je lui donnais 30 centimes. J’ai augmenté mon don de 200 %, mais en réalité ce n’est toujours pas grand-chose !

J’ai travaillé avec le ministre de la Justice quand il était un grand avocat, une personnalité très attachante pour qui j’ai de l’estime et qui connaît sur le bout des doigts la question de l’expertise, je suis donc d’autant plus déçu par ces annonces qui sont surtout de la com’, même si je ne doute pas de sa sincérité.

 

 

Vous dites souvent dans vos interventions qu’au lieu de multiplier les expertises, il faudrait plutôt essayer de redonner du sens à l’expertise. Pouvez-vous développer cette idée ?

Les textes bureaucratiques ont abouti à ce que j’appelle en effet une perte de sens de l’expertise, car ils ne tiennent pas compte des difficultés de la pratique des uns et des autres. Celui qui travaille mal gagne beaucoup plus d’argent que celui qui travaille bien. On a donc fait le choix de la quantité au détriment de la qualité.

En outre, la Chancellerie essaie depuis de nombreuses années de pousser les experts vers une activité libérale (en témoignent les annonces évoquées ci-dessus). Pourquoi ? Parce qu’elle est dans l’illégalité en ne payant pas les charges des experts, elle préfère donc que les experts les assument eux-mêmes.

Ce choix traduit une méconnaissance totale de la réalité de l’expertise. Sociologiquement en effet, trois experts sur quatre sont des hospitaliers. Or, ces derniers ne veulent pas d’une activité libérale. Ce n’est pas dans leur culture. Par ailleurs, l’histoire de la psychiatrie légale française, c’est le lien entre le tribunal et l’hôpital, pas avec la psychiatrie libérale. De plus, sur le plan de la pratique clinique, où voit-on les malades les plus dangereux ? Dans les consultations libérales des beaux quartiers ? Non, on les trouve dans les hôpitaux.

Bref, on est face à une triple erreur de la part de la Chancellerie : une erreur sociologique, historique et une erreur de prise en compte de l’expérience clinique.

De toute façon, la préoccupation essentielle de la Chancellerie aujourd’hui est de ne pas avoir à payer de charges. L’intérêt de l’expertise et sa qualité ne sont pas exactement au cœur du système.

Il y a 30 ans, j’ai inventé le néologisme de « serial expert », mais en réalité, aujourd’hui, c’est lui qui a raison, car ce dispositif est fait pour des experts qui travaillent vite et mal. Les experts qui ont fait le même choix que moi ont tort. Certes en étudiant des cas très complexes, on y trouve un intérêt professionnel, mais il ne faut pas non plus exagérer !
Je vous avoue que je suis aujourd’hui très profondément blessé. Avec l’affaire de Versailles, comme avec celle de Nantes, j’ai été humilié, car personne n’a daigné me joindre, à part un employé de Chorus*, pour me dire que les devis avaient été baissés des deux tiers pour l’un et des quatre cinquièmes pour l’autre.

 

 

Enfin, que pensez-vous du rapport sénatorial de Jean Sol et Jean-Yves Roux rendu en mars dernier (L’expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale : mieux organiser pour mieux juger) et des propositions contenues dans ce rapport ? Faut-il réellement une vraie réforme de l’expertise ?

Ce rapport est extrêmement bien fait et remarquable. Cependant, l’un des maux français est de demander des rapports et de les mettre ensuite dans un tiroir.

En tout cas, ce document dit d’une façon très claire qu’on ne peut pas faire l’économie d’une réforme dédiée et globale de l’expertise. Le principe général de cette réforme est qu’il faut moins d’expertises, mais de meilleures qualités.

Il faudrait aussi tenir compte de la difficulté de certaines expertises, et les récompenser en conséquence.

On devrait également que le juge soit doté d’un plus grand pouvoir d’appréciation, car à l’heure actuelle celui-ci n’en a aucun. Le juge est en effet tenu d’appliquer des textes restrictifs même s’il les trouve iniques. Il est pieds et poings liés.

Il faudrait aussi améliorer les conditions de travail et faciliter le tutorat. C’est ce que je défends depuis longtemps. Il faut pouvoir former les jeunes, les accompagner en prison, leur apprendre le métier, mais tout cela est impossible à l’heure actuelle.

Bref, si on veut réformer l’expertise, il faut faire ce que préconisent les sénateurs dans ce rapport, et ce dans les plus brefs délais, sinon, à quoi ça sert de faire des rapports ? J’ai moi-même écrit quatre ou cinq articles, et un livre pour exprimer mon point de vue à ce sujet. Tout le monde se dit d’accord, mais la situation s’aggrave d’année en année.

Depuis quelques mois, les projecteurs sont braqués sur l’expertise, notamment à la suite de l’affaire Halimi qui a suscité une volonté de changement – la réforme de l’irresponsabilité notamment –, mais en réalité, il faut revoir tout le dispositif de l’expertise, qui est malheureusement en bout de course aujourd’hui.

 

Propos recueillis par Maria-Angélica Bailly

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