Aux dires de Sylvie Bermann, le Brexit n’est rien de
moins qu’une « amputation » – pour l’Union européenne, mais surtout
pour le Royaume-Uni. L’ancienne ambassadrice déplore la fermeture du pays sur
lui-même et l’échec économique qui résulte de ce divorce. D’autant que la
volonté affichée de Boris Johnson de tisser des liens plus forts avec des pays
hors-UE, pour rayonner mondialement, semble illusoire.
Elle a
successivement été ambassadrice de France en Chine, au Royaume-Uni et en
Russie, et la première femme à occuper ces fonctions. En novembre dernier,
Sylvie Bermann, diplomate, présidente du conseil d’administration de l’Institut
des hautes études de défense nationale (IHEDN) et auteure de l’essai Goodbye
Britannia : le Royaume-Uni au défi du Brexit, paru chez Stock, était
l’invitée du Cercle Turgot pour parler d’un sujet qui (la) fâche.
Le Brexit,
souligne-t-elle, a été « la révolte des laissés-pour-compte face à ceux
qu’ils percevaient comme l’élite ». Une révolte amplifiée par les
populistes, au premier titre desquels Boris Johnson, alors maire de Londres,
lequel a mené une opération séduction aussi réussie qu’hypocrite, juge Sylvie
Bermann.
Les raisons du break up
Première cause
de ce divorce avec l’Union européenne : l’immigration et sa perception,
rappelle l’ancienne ambassadrice. En l’espace de quelques années, les Polonais
sont devenus la première communauté d’immigrés au Royaume-Uni. En 2015, ils
étaient ainsi près d’un million, « ce que n’avait pas anticipé
l’ex-Premier ministre Tony Blair, lui qui avait favorisé une immigration
massive ». Or, si cet afflux a été critiqué par une partie des
citoyens, ce sont pourtant des ouvriers polonais qui se sont attelés à la
construction du village olympique en vue des JO de Londres de 2012. De façon
générale, ces arrivées en nombre n’ont pas creusé le taux de chômage,
« au contraire, nous étions en situation de plein emploi : le
Royaume-Uni avait la croissance la plus forte du G7 », indique Sylvie
Bermann. « D’ailleurs, quand j’ai demandé aux autorités britanniques
pourquoi elles ne renvoyaient pas ces personnes dans leur pays, elles m’ont
répondu : “on a besoin de cette main d’œuvre étrangère”. »
Curieusement,
observe la présidente de l’IHEDN, à Londres, où l’immigration était très forte,
la population a voté en faveur du maintien dans le Royaume-Uni, tandis que dans
les régions présentant un faible taux d’immigration, elle a plutôt voté contre.
Pour illustrer ce paradoxe, Sylvie Bermann cite un reportage de la chaîne BBC
qui sondait des passants pour connaître leur position ; « pro »
ou « anti » Brexit. À une personne qui affirmait qu’elle avait voté
pour le Brexit car « il y a trop de migrants », le journaliste
avait demandé : « vous en avez déjà vu ? »
Réponse : « non, jamais, mais je sais qu’ils sont partout ».
Aujourd’hui, la diplomate rit un peu jaune, car finalement, cette perception
s’est imposée, notamment favorisée par le représentant du parti nationaliste et
xénophobe anglais, Nigel Farage.
Sylvie Bermann entourée de Patrick Dixneuf, président du Cercle Turgot (à gauche), Jean-Claude Trichet, président du grand jury, et Jean-Louis Chambon, président du prix Turgot
Hormis
l’immigration, c’est aussi l’idée de souveraineté « complètement
illusoire » qui a mené au Brexit, soutient Sylvie Bermann. « Au
Royaume-Uni, vous avez les Anglais et les Britanniques (Ecossais, Gallois,
Irlandais). Or, les Anglais sont profondément nationalistes et se plaignent de
pas avoir de Parlement qui leur est dédié, alors qu’avec la réforme de Tony
Blair en 1999, il y a eu des Parlements dans les nations écossaise, galloise et
irlandaise ; d’où leur frustration », explique-t-elle. Une partie
d’entre eux est par ailleurs très conservatrice, voire passéiste, pointe la
diplomate. Quand on a demandé aux Brexiteurs, lors d’un sondage, ce qu’ils
attendaient de la sortie du Royaume-Uni, quatre souhaits sont revenus en
majorité : le retour au passeport bleu purement britannique, le
rétablissement de la peine de mort, le rétablissement des châtiments corporels
et le retour aux mesures impériales. Rien d’étonnant, estime Sylvie Bermann,
puisque ce sont généralement ces mêmes personnes « qui ont le sentiment
que leur pays a gagné seul la Seconde Guerre mondiale ».
Sidération
Pour autant, cette sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, même les
pro-Brexit n’y croyaient pas. Quand les « remainers »
promettaient jusqu’au dernier moment : « Don’t worry, we will stay »,
les « brexiters » se résignaient : « On veut
partir, mais on sait très bien qu’on va rester », témoigne Sylvie
Bermann. L’ambassadrice se trouvait à la soirée électorale avec les membres de
la campagne pour le maintien, le soir du 23 juin 2016. Elle se souvient :
« Dans la nuit, les choses se sont retournées ». Au
final, le lendemain matin, le résultat s’est avéré en faveur du « out »,
avec 51,9 % des votes.
Pour la diplomate, ce score s’explique notamment car David Cameron a fait
une « très mauvaise » campagne : le Premier ministre de
l’époque « ne pensait pas pouvoir perdre ». « Il a dit
à tous les Européens qu’il était un gagnant et sûr de gagner. Sa campagne était
uniquement basée sur un slogan : "safer, stronger, better off",
mais Cameron ne s’adressait jamais aux individus en leur détaillant :
"voilà ce que vous accorde l’UE”. Dans ces conditions, c’était difficile
de se transformer, en quelques semaines, en champion de l’Europe. »
Malgré tout, le 24 juin, « Pour tous, le choc a été incroyable.
D’ailleurs, dans les jours qui ont suivi, les Britanniques ont cherché
frénétiquement ce qu’était l’Union européenne qu’ils venaient de quitter. »
Deux mots qui sont même devenus à cette période les plus tapés dans Google,
« ce qui en dit long », juge l’ancienne ambassadrice. Après le
référendum, les manifestations ont été légion. « Des millions de gens
ont défilé dans le monde et brandi des drapeaux européens. Pour les jeunes,
c’était clair : on leur volait leur avenir. »
Le résultat a aussi été un choc pour Boris Johnson : le leader du
camp pro-Brexit a renoncé à briguer la succession de David Cameron, suite à la
démission de l’ex-Premier ministre. « Il ne voulait pas vraiment
gagner, seulement être le représentant d’une tendance forte au Royaume-Uni »,
analyse la diplomate.
Retour de bâton
Aux yeux de
Sylvie Bermann, la négociation qui s’est ensuivie, après l’annonce du Brexit, a
été « catastrophique » pour les Britanniques : « Ils
pensaient avoir toutes les cartes en main : pendant la campagne, Boris
Johnson avait expliqué qu’ils n’allaient pas quitter l’union douanière, ni le
marché unique ; qu’ils resteraient dans tous les dispositifs de sécurité.
Au final, ils ont dû tout quitter. Ils ont fait le choix d’être un pays tiers,
cela emporte forcément des conséquences. » Même le programme d’échange
étudiant Erasmus a été remplacé là-bas par le programme Turing :
dorénavant, les étudiants britanniques découvrent donc la pratique de la langue
anglaise… en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Canada. Une « fermeture
du pays sur lui-même » que l’ancienne ambassadrice condamne vivement.
« Le
départ du Royaume-Uni est une amputation. Cela dit, on ne pouvait pas faire un
Brexit avec des Britanniques à moitié dedans, à moitié dehors »,
nuance Sylvie Bermann. Si les Britanniques avaient gardé leurs avantages d’État
membre, cela aurait clairement constitué pour les autres une incitation à
quitter l’Union européenne.
Aujourd’hui,
quelques mois après son entrée en vigueur (le 1er janvier
2021), le Brexit est un « échec » sur le plan économique, juge
la présidente de l’IHEDN. Si le Royaume-Uni souhaitait un temps se muer en un
« Singapour sur Tamise », fantasme d’une partie des brexiters
qui rêvaient d’un paradis de la déréglementation, désormais, après le passage
du Covid, le temps est plutôt à un retour à l’intervention de l’État. Par
ailleurs, « Les conséquences négatives du Brexit sont deux fois plus
importantes que celles du Covid en termes de perte de pouvoir d’achat »,
assure Sylvie Bermann. Pénuries dans les magasins, manque de main d'œuvre…
Beaucoup de Polonais, notamment, sont repartis dans leur pays, et même les
travailleurs saisonniers se font rares.
Tout ça pour
quoi ? Rien, jauge l’ancienne ambassadrice : « le Brexit ne
règle pas le problème de la fracture entre le peuple et les élites ».
Un phénomène « durable », selon elle, accéléré par le Covid. À
son avis, tant que Boris Johnson restera aux manettes, la situation n’évoluera
pas. « Le Brexit est son bébé, et il n’a pas d’autre choix que de
prouver que ça fonctionne. »
Global Britain ou Little England ?
Reste que
Boris Johnson a besoin d’un bouc émissaire, estime l’ancienne ambassadrice. Ce
dernier est tout trouvé : l’Europe, et en son sein, la France, qui, sur
les questions de la pêche, de l’émigration, du protocole nord-irlandais
(initialement instauré pour empêcher la création d'une frontière entre la
République d’Irlande et l’Irlande du Nord, laquelle fait partie du RU), est
accusée d’être plus dure que les autres.
En parallèle,
le Premier ministre aspire à un Global Britain, pour tisser des liens
plus forts avec des pays hors de l'UE et rayonner. « Il pense pouvoir
passer par-dessus les frontières européennes pour être planétaire et mondial,
comme si cela allait empêcher l’Allemagne de commercer partout dans le monde ou
la France d’être une puissance mondiale », raille Sylvie Bermann. Mais
alors que le Royaume-Uni a tourné le dos à l’Union européenne, qui lui avait
donné « un espace de respiration », ses liens avec le reste du
monde laissent à désirer, rappelle-t-elle. « Depuis Aukus, l’alliance
militaire entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, dirigée contre
la Chine, les relations sino-britanniques ne sont pas bonnes ; avec la
Russie, les relations sont inexistantes, et avec les États-Unis, le RU fait
office de junior partner. »
Pour
l’ancienne ambassadrice, le risque est d’aboutir non pas à un Global Britain
mais à un Little England ; d’autant que les Ecossais, furieux du Brexit,
cherchent toujours à organiser un référendum d’indépendance.
Bérengère Margaritelli