A l’occasion
de la journée nationale de l’accès au droit, le 24 mai, les professionnels du
droit des Hauts-de-Seine étaient réunis autour d’objectifs communs : garantir à
chacun l’accès à ses droits et promouvoir une justice de proximité. Un enjeu
crucial à l’ère du numérique, alors que près de dix millions de personnes en
France sont concernées par la fracture numérique.
« Il
n’y a plus d'humains pour traiter les cas humains. » Ce constat, partagé
par un délégué territorial de la Défenseure des droits, résume l’inquiétude des
professionnels du droit face à la montée en puissance de la dématérialisation
des services de l’État. Réunis le 24 mai à la Défense, à Nanterre (92), à l’occasion
de la journée nationale de l’accès au droit, juristes et associatifs ont insisté
sur l’urgence à garantir l’effectivité de l’accès aux droits, à l’heure ou près
de dix millions de Français sont victimes de la fracture numérique.
L'association
Tous au web, qui aide les personnes vulnérables ou en situation d'illectronisme
à effectuer leurs démarches administratives et les former au numérique, constate
une demande croissante d'accompagnement, notamment pour les retraites et les
titres de séjour. La prise de rendez-vous en ligne reste le premier obstacle,
notamment pour les rendez-vous en préfecture difficiles à obtenir par manque de
créneaux.
80% des
saisines de la Défenseure des droits concernent des difficultés avec les
services publics, souvent liées à la dématérialisation. Ce phénomène
affecte particulièrement les personnes âgées, mais aussi un quart des jeunes
entre 18 et 24 ans. La Défenseure des droits soulignait dans un rapport que ce manque d'accès aux droits génère un
sentiment d'éloignement des services publics, obligeant les usagers à accomplir
eux-mêmes des tâches qui devraient incomber aux administrations.
Des
dysfonctionnements dans le traitement des demandes
Face
à cette déconnexion, les conseillers départementaux d’accès au droit (CDAD) apportent
une solution de proximité à travers un accompagnement physique et personnalisé
gratuit dans des points d’accès au droit (PAD), des maisons du droit ou des
guichets France services. Des endroits où les citoyens sont « soulagés
de pouvoir enfin parler à quelqu’un », rapporte une agente des Hauts-de-Seine.
Mais
la concentration des administrations dans ces guichets (France travail, La Poste,
Caf, Cnav…) pose un double problème de sursollicitation de leurs services et de
manque de spécialisation des agents qui y officient, comme le signale la
Défenseure des droits. L’organisme constate également que les fermetures de
guichets de la Caf se poursuivent.
« Ce
que nous observons, c’est que la Caf, qui est l’une des administrations censées
protéger les personnes les plus précaires, ne propose plus d’accueil humain.
Désormais, il faut se rendre sur le site, aller dans son espace personnel, puis
prendre rendez-vous mais très souvent il n’y en a plus », souligne une
déléguée de la Défenseure des droits dans les Hauts-de-Seine.
Également
dans le viseur de l’institution : les erreurs algorithmiques de la Caf, qui
suspecte parfois à tort des fraudes et peut bloquer des aides vitales jusqu’à
plusieurs mois, laissant des foyers sans ressources. « Certains peuvent
se retrouver sans revenu pendant des mois car ils n’arrivent pas à appeler
quelqu’un. »
Les
services de la Défenseure des droits observent par ailleurs la multiplication
de fraudes, comme l’achat de faux rendez-vous en ligne. « On a déjà vu
certains de ces réclamants venir au rendez-vous avec une sorte de certificat
d’achat. Ils ont payé en échange d’un rendez-vous, mais évidemment c’est une
arnaque. C’est le principe du passeur. On en parle peu mais ça existe », rapporte la déléguée
de la Défenseure des droits, déplorant que cette sorte de marché parallèle soit
rendu possible par les défaillances du service public.
Rapprocher
les plus précaires de la justice
La
numérisation présente un autre problème méconnu : celui d’une justice plus
opaque et moins accessible pour les populations les plus vulnérables. Jérôme
Giusti, avocat au barreau de Paris et co-directeur de l’Observatoire justice et
sécurité de la Fondation Jean-Jaurès, a présidé l’association Droit d’urgence,
qui gère trois points d’accès au droit (PAD) dans la capitale. Selon lui, ces
points d’accès sont très utiles pour un public de « petite classe
moyenne » mais ne permettent pas de toucher « les plus
fragiles et les plus démunis ».
C’est
la raison pour laquelle l’association a mis en place des permanences dans des
lieux fréquentés par des personnes éloignées de la justice comme des hôpitaux
publics et psychiatriques ou des associations telles que la Croix Rouge. « Nous
sommes partis du constat que la justice est enfermée dans les tribunaux et que
l’accès au droit se traduit souvent par le citoyen qui doit aller vers les
tribunaux, expose Jérôme Giusti. Chez nous, ce sont les avocats qui vont
vers les personnes. Cela permet de toucher [celles qui sont] en
situation de forte exclusion sociale. »
Assurer
une médiation numérique
Sur
la dématérialisation
des services de justice, l’avocat
estime nécessaire « d’assurer une médiation numérique ». « Remplir
un dossier d'aide juridictionnelle requiert un accompagnement et un suivi,
cette étape constituant le premier obstacle à l'accès à la justice », assure
le juriste, qui porte également son attention sur la situation des détenus :
« Si un prisonnier n’a pas accès à Internet en prison, alors [il]
doit pouvoir sortir à un moment pour avoir accès à un ordinateur. »
En France,
les plus de 70 000 détenus sont interdits d’accès au web, sauf exceptions.
En 2022, plus de 600 personnalités et organisations dont la Cimade, le Syndicat
des avocats de France et le Syndicat de la magistrature avaient adressé un
courrier à la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne, afin de demander
l’installation d’Internet dans les prisons françaises, dénonçant une « double
peine » et un obstacle à la réinsertion.
En
définitive, « le numérique, c’est très bien pour les personnes qui y
sont éduquées », insiste Jérôme Giusti. L’avocat suggère que les
économies réalisées avec la dématérialisation de certaines procédures, comme
les conflits commerciaux, puissent être réinjectées dans un accompagnement plus
personnalisé de la justice à destination des plus démunis et qu’il n’y ait plus
de délais déraisonnables. Avec à la clef, plus d’accueil dans les tribunaux et
une meilleure explication des décisions de justice.
Juliette Bezat