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(92) A la JNAD, la dématérialisation des services publics inquiète les professionnels de l’accès aux droits

(92) A la JNAD, la dématérialisation des services publics inquiète les professionnels de l’accès aux droits
Près de dix millions de Français sont victimes de la fracture numérique
Publié le 03/06/2024 à 17:59
A l’occasion de la journée nationale de l’accès au droit, le 24 mai, les professionnels du droit des Hauts-de-Seine étaient réunis autour d’objectifs communs : garantir à chacun l’accès à ses droits et promouvoir une justice de proximité. Un enjeu crucial à l’ère du numérique, alors que près de dix millions de personnes en France sont concernées par la fracture numérique. 

« Il n’y a plus d'humains pour traiter les cas humains. » Ce constat, partagé par un délégué territorial de la Défenseure des droits, résume l’inquiétude des professionnels du droit face à la montée en puissance de la dématérialisation des services de l’État. Réunis le 24 mai à la Défense, à Nanterre (92), à l’occasion de la journée nationale de l’accès au droit, juristes et associatifs ont insisté sur l’urgence à garantir l’effectivité de l’accès aux droits, à l’heure ou près de dix millions de Français sont victimes de la fracture numérique.

L'association Tous au web, qui aide les personnes vulnérables ou en situation d'illectronisme à effectuer leurs démarches administratives et les former au numérique, constate une demande croissante d'accompagnement, notamment pour les retraites et les titres de séjour. La prise de rendez-vous en ligne reste le premier obstacle, notamment pour les rendez-vous en préfecture difficiles à obtenir par manque de créneaux.

80% des saisines de la Défenseure des droits concernent des difficultés avec les services publics, souvent liées à la dématérialisation. Ce phénomène affecte particulièrement les personnes âgées, mais aussi un quart des jeunes entre 18 et 24 ans. La Défenseure des droits soulignait dans un rapport que ce manque d'accès aux droits génère un sentiment d'éloignement des services publics, obligeant les usagers à accomplir eux-mêmes des tâches qui devraient incomber aux administrations.

Des dysfonctionnements dans le traitement des demandes

Face à cette déconnexion, les conseillers départementaux d’accès au droit (CDAD) apportent une solution de proximité à travers un accompagnement physique et personnalisé gratuit dans des points d’accès au droit (PAD), des maisons du droit ou des guichets France services. Des endroits où les citoyens sont « soulagés de pouvoir enfin parler à quelqu’un », rapporte une agente des Hauts-de-Seine.

Mais la concentration des administrations dans ces guichets (France travail, La Poste, Caf, Cnav…) pose un double problème de sursollicitation de leurs services et de manque de spécialisation des agents qui y officient, comme le signale la Défenseure des droits. L’organisme constate également que les fermetures de guichets de la Caf se poursuivent.  

« Ce que nous observons, c’est que la Caf, qui est l’une des administrations censées protéger les personnes les plus précaires, ne propose plus d’accueil humain. Désormais, il faut se rendre sur le site, aller dans son espace personnel, puis prendre rendez-vous mais très souvent il n’y en a plus », souligne une déléguée de la Défenseure des droits dans les Hauts-de-Seine.

Également dans le viseur de l’institution : les erreurs algorithmiques de la Caf, qui suspecte parfois à tort des fraudes et peut bloquer des aides vitales jusqu’à plusieurs mois, laissant des foyers sans ressources. « Certains peuvent se retrouver sans revenu pendant des mois car ils n’arrivent pas à appeler quelqu’un. »

Les services de la Défenseure des droits observent par ailleurs la multiplication de fraudes, comme l’achat de faux rendez-vous en ligne. « On a déjà vu certains de ces réclamants venir au rendez-vous avec une sorte de certificat d’achat. Ils ont payé en échange d’un rendez-vous, mais évidemment c’est une arnaque. C’est le principe du passeur. On en parle peu mais ça existe », rapporte la déléguée de la Défenseure des droits, déplorant que cette sorte de marché parallèle soit rendu possible par les défaillances du service public. 

Rapprocher les plus précaires de la justice

La numérisation présente un autre problème méconnu : celui d’une justice plus opaque et moins accessible pour les populations les plus vulnérables. Jérôme Giusti, avocat au barreau de Paris et co-directeur de l’Observatoire justice et sécurité de la Fondation Jean-Jaurès, a présidé l’association Droit d’urgence, qui gère trois points d’accès au droit (PAD) dans la capitale. Selon lui, ces points d’accès sont très utiles pour un public de « petite classe moyenne » mais ne permettent pas de toucher « les plus fragiles et les plus démunis ».

C’est la raison pour laquelle l’association a mis en place des permanences dans des lieux fréquentés par des personnes éloignées de la justice comme des hôpitaux publics et psychiatriques ou des associations telles que la Croix Rouge. « Nous sommes partis du constat que la justice est enfermée dans les tribunaux et que l’accès au droit se traduit souvent par le citoyen qui doit aller vers les tribunaux, expose Jérôme Giusti. Chez nous, ce sont les avocats qui vont vers les personnes. Cela permet de toucher [celles qui sont] en situation de forte exclusion sociale. » 

Assurer une médiation numérique

Sur la dématérialisation des services de justice, l’avocat estime nécessaire « d’assurer une médiation numérique ». « Remplir un dossier d'aide juridictionnelle requiert un accompagnement et un suivi, cette étape constituant le premier obstacle à l'accès à la justice », assure le juriste, qui porte également son attention sur la situation des détenus : « Si un prisonnier n’a pas accès à Internet en prison, alors [il] doit pouvoir sortir à un moment pour avoir accès à un ordinateur. »

En France, les plus de 70 000 détenus sont interdits d’accès au web, sauf exceptions. En 2022, plus de 600 personnalités et organisations dont la Cimade, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature avaient adressé un courrier à la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne, afin de demander l’installation d’Internet dans les prisons françaises, dénonçant une « double peine » et un obstacle à la réinsertion.

En définitive, « le numérique, c’est très bien pour les personnes qui y sont éduquées », insiste Jérôme Giusti. L’avocat suggère que les économies réalisées avec la dématérialisation de certaines procédures, comme les conflits commerciaux, puissent être réinjectées dans un accompagnement plus personnalisé de la justice à destination des plus démunis et qu’il n’y ait plus de délais déraisonnables. Avec à la clef, plus d’accueil dans les tribunaux et une meilleure explication des décisions de justice.

Juliette Bezat

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