CHRONIQUE. La 12e chambre correctionnelle du
tribunal judiciaire de Créteil jugeait une affaire de « mule », comme
elle en voit souvent. Autrement dit, le transport d'une importante quantité de
cocaïne, par une « petite main » du trafic de drogue.
Antonio s’avance
dans le box des prévenus, le regard un peu perdu, laissant voir les signes d’un
âge avancé, qu’on devine autour de la soixantaine.
Quelques jours
avant l’audience, cet agriculteur vénézuélien a atterri à Orly après un vol en
provenance de Bogota, avec une escale à Lisbonne. La fouille de ses bagages a
permis au service des douanes de saisir des « plaques contenant
de la cocaïne liquide », mais aussi de la cocaïne en poudre,
dissimulée dans les semelles de ses chaussures. Le tout représentait un peu
plus de 4,5 kilogrammes. Largement de quoi le placer en détention, et le faire
comparaître devant un tribunal.
« Le SMIC là-bas, c’est trois dollars »
Le juge président
d’audience questionne Antonio, avec l’aide d’une interprète en espagnol :
« Pouvez-vous expliquer
pourquoi avoir transporté ce produit, qui est interdit dans la majorité des
pays ?
-
La vérité, c'est que je viens
de la campagne. Je travaille dans l'agriculture, dans mon village. La réalité,
c'est qu'ils m'ont proposé de gagner de l’argent. En 15 jours, c'est le montant
que je gagne pour toute une année. Le SMIC là-bas, c'est trois dollars. Et moi,
on me donne plus de travail à cause de mon âge. Je sais que j'ai mal fait. Je
demande pardon, dans cette salle, devant le tribunal. Je sais que ça ne va pas
se reproduire. »
Le magistrat
voudrait savoir pourquoi le prévenu n’a pas fait part de ce projet à sa femme :
« Pourquoi cette démarche, c'est-à-dire de gagner de l'argent
pour pouvoir être tranquille pendant un an, il n'en a pas parlé avec la femme
qui partage sa vie ?
- Elle ne savait rien.
- Ma famille... Maintenant, ils me reprochent ce que j'ai fait. Ils
n'étaient pas au courant. »
« J'ai plusieurs vaches et des cochons »
L’avocat
d’Antonio peut, à son tour, questionner le prévenu :
« J’ai remarqué pendant
la procédure qu’en garde à vue, vous n’avez pas été assisté d’un avocat. Vous
avez refusé d’être assisté à ce stade. Est-ce que vous pouvez expliquer au
tribunal ce que vous ont dit les policiers sur l'assistance d'un avocat ?
L’interprète
traduit à nouveau :
- Que ça n'était pas
nécessaire, que devant le tribunal ou la police, il fallait que je dise la
vérité. »
Après un temps
d’arrêt, il ajoute, un peu au hasard, peut-être pour mieux faire comprendre ses
choix : « Le traitement dont j'ai
besoin pour me soigner par rapport aux problèmes de santé que j'ai, et la
médecine, me coûtent de l'argent. Et je n'ai pas les moyens ».
Le juge reprend
son interrogatoire, adressé à l’interprète :
« Il a déjà eu affaire à
la justice ?
-
Non, jamais.
-
Il nous a indiqué qu’il était
agriculteur ?
-
Oui, j'ai plusieurs vaches et
des cochons. Avec ça, je me maintiens.
-
Il est propriétaire de sa
ferme ?
-
Oui. »
On apprend aussi
qu’Antonio est marié à sa femme depuis 44 ans. Ensemble, ils ont eu six
enfants, dont trois vivent au Venezuela. Les autres sont établis en Argentine,
et leur envoient parfois de l’aide matérielle. Le prévenu a également douze
petits-enfants et deux arrière-petits-enfants. Interrogé sur ses problèmes de
santé, il mentionne un problème à la prostate, un côlon enflammé, des calculs
rénaux et un problème de diabète.
Une « banalisation » de ce genre d’affaires
La procureure
prend la parole : elle évoque une « forme de banalité » de ce type d’affaires. Elle pointe la
motivation financière mise en avant par Antonio, remarquant que « parmi les personnes en difficulté
financière, toutes ne versent pas dans la délinquance ». Ainsi,
dit-elle, « le tribunal devra
tenir compte de cette particularité, de cette capacité à verser dans ce type de
comportement ». La magistrate affirme aussi que les juges devront « tenir compte de la quantité », et rappelle
les effets de la cocaïne, son « caractère
létal », et ses effets sur « l’économie souterraine et la santé des gens ». Tout en
évoquant les cartels et le « risque
de se retrouver avec une balle dans la tête », quand on participe à ce
type de trafic. Elle requiert la
condamnation du Vénézuélien à deux ans d’emprisonnement ferme, avec un maintien
en détention.
La défense
l’accorde à la procureure : il y a une « certaine banalisation, dans les dossiers concernant les mules ». « À
force d'en voir, on tombe parfois dans la facilité », regrette-t-il. Il
argumente : « J'ai
insisté auprès de Monsieur pour qu'il prenne un avocat, pas parce que j'avais
une idée particulière, mais simplement pour qu'il soit accompagné, parce que
faire plusieurs jours de garde-à-vue quand on est un vieil homme comme lui,
c'est parfois un peu compliqué. J’ai été assez étonné de voir qu’on ne m’a pas
appelé pour la suite de la procédure. Et Monsieur m'a expliqué, comme il l'a
dit tout à l'heure, que les policiers lui ont dit de ne pas prendre d'avocat,
que ça ne servait à rien. Donc la banalisation, dans un sens, elle a aussi des
méfaits concernant les droits de la défense. Je ne plaide aucune nullité, mais
je voulais le souligner ».
L’avocat affirme ensuite
qu’Antonio a « fait le choix
de la sincérité et de l'honnêteté ». Les motivations financières que
la procureure présente comme des « excuses », « c’est
la réalité aussi du monde dans lequel on vit », dit-il. Et de rappeler
qu’« au Venezuela, trois personnes
sur quatre vivent dans une situation d'extrême pauvreté ». Il poursuit
: « On peut facilement tomber
dans l’appât du gain, quand on vous explique qu'un trajet en Europe correspond
à un an de salaire. Pour lui, c'est très compliqué : quand on a une
famille à nourrir et douze petits-enfants, et qu'on essaye d'exister un petit
peu dans ce monde qui est très compliqué, notamment au niveau des villages, par
rapport à la situation de la crise économique et politique de ce pays, que ces
pauvres gens vivent de plein fouet ».
Si l’avocat admet
que son client sera condamné, il appelle les juges à tenir compte de sa « sincérité »,
mais aussi du fait qu’Antonio est un « monsieur de 65 ans, avec des soucis de santé, pour qui la prison va
être très compliquée ».
Après une
suspension de séance, le tribunal revient prononcer les jugements d’une
première série d’audiences. La première de l’après-midi concernait une jeune
femme de vingt ans, jugée pour des faits similaires de transport de cocaïne.
Elle est condamnée à 18 mois d’emprisonnement dont neuf avec sursis, et neuf
sous forme de peine aménagée à domicile (avec exécution provisoire), sous bracelet
électronique. Après une trajectoire familiale compliquée, sa peine a pris en
compte la main tendue par sa tante, qui devrait l’héberger.
Antonio est quant
à lui relaxé pour les faits de transport et d’infraction douanière, et condamné
pour toutes les autres infractions relevées (soit le transport, l’acquisition
et la détention de stupéfiants, à Orly, en Colombie, au Brésil et au Portugal).
Il est condamné à une peine de trente mois d’emprisonnement, dont quinze avec
sursis. Antonio n’a pas bien entendu, et le juge répète, expliquant en détail
les règles du sursis. Le tribunal prononce aussi une interdiction du territoire
français, pour dix ans, à l'encontre d'Antonio. Il est également condamné à une
amende douanière de 10 000 euros, et va être maintenu en détention. Il réagit,
de sa voix monocorde :
« Mais comment je vais pouvoir payer une amende de 10 000
euros ?
- Ça, il verra avec le Trésor public français. Et s’il travaille en
détention, il pourra payer une partie. Au revoir, Monsieur. »
Antonio semble un
peu sonné : le regard perdu dans le vide, il se tourne pour quitter le box des
prévenus.
Etienne Antelme