CHRONIQUE. Audience
du pôle social, le 15 mai à Pontoise : un ancien salarié de l’ascensoriste Otis
attaque l’entreprise pour « faute inexcusable », l’estimant
responsable de son exposition prolongée à la poussière d’amiante, dont il
résulte une maladie incurable.
Au début de
l’audience, à 13h30 (mais elle ne débutera qu’à 14h15), la minuscule salle n°6
du tribunal judiciaire de Pontoise est pleine à craquer. Elle juge des affaires
du « pôle social ». Les dossiers sont pris les uns après les autres,
et la salle se vide au fur et à mesure.
Elle était
encore bien pleine quand Louro P. a répondu « présent » à
l’appel de son dossier, et que son avocate s’est dirigée de son banc au
prétoire (deux pas ont suffi). Elle a introduit l’instance : Monsieur Louro P.
a travaillé pour la société Otis du 11 janvier 1988 au 16 juin 2023 en qualité
de technicien de maintenance, et en 2019 une maladie lui a été diagnostiquée.
Cette maladie (des plaques pleurales dont certaines sont déjà calcifiées) est
liée à son exposition à l’amiante. De ce fait, l’avocate demande que la « faute
inexcusable » de la société Otis (leader mondial français de
l’ascenseur) soit reconnue par le tribunal.
Dans ce type
d’audience, deux parties s’affrontent et le tribunal écoute. La partie
requérante expose ses arguments, auxquels le défendeur réplique. Deux longues
plaidoiries, forcément techniques (ascenseur, médecine) ; deux monologues rhétoriques
qui se succèdent ; un débat que le tribunal tranchera après plusieurs semaines
de réflexion.
Compte tenu
du temps de latence (avéré) des maladies liées à la contamination à la
poussière d’amiante (plusieurs décennies), c’est la période 1988-1998 qui
intéresse l’avocate. « Ce qui est scientifiquement avéré aujourd’hui,
c’est qu’une exposition environnementale, indirecte, suffit à engendrer un
cancer », dit l’avocate. Puis, elle cite un arrêt de la chambre
sociale (2022) qui estime qu’il n’y a pas de seuil « en deçà duquel
l’amiante ne serait pas dangereuse ».
L’avocate est
aguerrie aux dossiers d’amiante ; elle a déjà représenté des collègues de Louro
P., un gaillard rablé au dernier rang, peau tannée et t-shirt, jean et bottines
noires. Elle dit : « la faute inexcusable avait été reconnue, car la
société n’avait pas informé son employé des risques encourus en étant exposé à
l’amiante, et n’avait pris aucune mesure pour le protéger ». Sur son
banc, Louro porte son poing à sa bouche et tousse.
L’avocate
détaille le travail de son client, qui intervenait quotidiennement sur des
ascenseurs, notamment ceux qui présentaient des dispositifs contenant des
garnitures de frein et des bobines de soufflage (des isolants et des
pare-flammes) composés d’amiante. Pendant toute sa carrière, il a été chargé de
la maintenance et de la réparation. « Ce que va dire mon contradicteur
c’est que seulement 1% des ascenseurs contenaient de l’amiante, et qu’on ne
devait changer ces pièces qu’une fois dans la vie de l’ascenseur ». C’est
effectivement ce qu’il dira. « Mais pour les ouvriers, c’était quotidien. »
Il le contredira avec véhémence.
Sur son banc,
Louro tousse.
Elle décrit
en détails les faits et gestes de Louro P. dans les machineries d’ascenseur,
l’amenant à être au contact de l’amiante. Il devait d’abord diagnostiquer la
panne. « Il n’y avait pas de cartographie donc il devait opérer à
l’aveugle. Les éléments étaient découpés, percés, usinés, sans aucune
protection. »
L’avocate
cite à toute vitesse des rapports estimant que les interventions des ouvriers
de maintenance étaient réalisées en dehors de tout cadre réglementaire, par la
faute d’Otis.
Elle cite le
témoignage d’un collège de Louro, intervenu en 1996 dans le chantier de
désamiantage de Jussieu, « sans protection ni masque ». Louro
acquiesce. Elle ajoute que Louro n’a reçu aucune formation, information ni
prévention, en 34 ans de carrière. « Ouais, ouais », acquiesce
Louro depuis son banc. Elle demande 86 000 euros de dédommagement. Il est tombé
malade « à 42 ans et vit avec la crainte d’une aggravation ».
En défense
d’Otis, un avocat volubile refait la carrière de Louro, poste par poste, sur 35
ans, pour isoler les périodes où ce dernier peut affirmer avoir été exposé à
l’amiante, puis - c’est surprenant - il énonce : « L’amiante est un terme
masculin aux propriétés minérales exceptionnelles, qui s’est révélé
malheureusement nocif pour la santé. » Puis : « Ce n’est pas parce
que vous avez de l’amiante devant vous que vous êtes mort. » L’avocat
donne sincèrement l’impression de réciter un tract publicitaire pour l’amiante.
Il évoque un rapport du Sénat de 1997, « qui dit : il y a des
certitudes pour ceux qui ont été exposés massivement à la poussière d’amiante,
et jamais les activités d’Otis n’ont conduit ses employés à ce type
d’exposition. »
Il dit que
Louro P. n’a été exposé que de façon indirecte. « A la lecture des
écritures de ma consœur, on a l’impression qu’on baigne dans l’amiante. Faut
pas exagérer. Où trouve-t-on de l’amiante dans les ascenseurs ? »
« Partout »,
marmonne Louro sur son banc.
« Les
freins changés qu’une fois dans la vie d’un ascenseur », assène
l’avocat.
« Faux »,
dit Louro tout bas.
« Les
bobines de soufflage : c’est une entreprise de mystification. Les opérations de
remplacements étaient tellement rares qu’elles n’intervenaient qu’une fois dans
la carrière d’un technicien de maintenance. Quand j’entends qu’il fallait les
changer régulièrement, c’est un mensonge. Il est plus que probable que Monsieur
P. n’ait jamais vu une bobine de soufflage de sa carrière », s’emporte
l’avocat.
Louro pouffe.
« A
l’époque où Louro occupait un poste qui l’exposerait à l’amiante, l’amiante
avait quasiment disparu », poursuit-t-il.
« N’importe
quoi », souffle Louro.
L’avocat
continue à dérouler une série d’affirmations qui contredisent le récit du
plaignant, qui se retient d’éclater de rire et au lieu de cela empoigne le banc
comme s’il voulait s’ancrer dedans. Pour être certain de ne pas bondir.
Il conclut :
« 86 080 euros pour de simples plaques pleurales ! C’est manifestement
exagéré et injustifié. » L’avocat demande que l’ex-employé soit
débouté de ses demandes.
La juge a mis
la décision du tribunal en délibéré au 9 juillet.
Julien Mucchielli