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(95) Tribunal de Pontoise : « C’est une entreprise de mystification »

(95) Tribunal de Pontoise : « C’est une entreprise de mystification »
Publié le 27/06/2025 à 08:14

CHRONIQUE. Audience du pôle social, le 15 mai à Pontoise : un ancien salarié de l’ascensoriste Otis attaque l’entreprise pour « faute inexcusable », l’estimant responsable de son exposition prolongée à la poussière d’amiante, dont il résulte une maladie incurable.

Au début de l’audience, à 13h30 (mais elle ne débutera qu’à 14h15), la minuscule salle n°6 du tribunal judiciaire de Pontoise est pleine à craquer. Elle juge des affaires du « pôle social ». Les dossiers sont pris les uns après les autres, et la salle se vide au fur et à mesure.

Elle était encore bien pleine quand Louro P. a répondu « présent » à l’appel de son dossier, et que son avocate s’est dirigée de son banc au prétoire (deux pas ont suffi). Elle a introduit l’instance : Monsieur Louro P. a travaillé pour la société Otis du 11 janvier 1988 au 16 juin 2023 en qualité de technicien de maintenance, et en 2019 une maladie lui a été diagnostiquée. Cette maladie (des plaques pleurales dont certaines sont déjà calcifiées) est liée à son exposition à l’amiante. De ce fait, l’avocate demande que la « faute inexcusable » de la société Otis (leader mondial français de l’ascenseur) soit reconnue par le tribunal.

Dans ce type d’audience, deux parties s’affrontent et le tribunal écoute. La partie requérante expose ses arguments, auxquels le défendeur réplique. Deux longues plaidoiries, forcément techniques (ascenseur, médecine) ; deux monologues rhétoriques qui se succèdent ; un débat que le tribunal tranchera après plusieurs semaines de réflexion.

Compte tenu du temps de latence (avéré) des maladies liées à la contamination à la poussière d’amiante (plusieurs décennies), c’est la période 1988-1998 qui intéresse l’avocate. « Ce qui est scientifiquement avéré aujourd’hui, c’est qu’une exposition environnementale, indirecte, suffit à engendrer un cancer », dit l’avocate. Puis, elle cite un arrêt de la chambre sociale (2022) qui estime qu’il n’y a pas de seuil « en deçà duquel l’amiante ne serait pas dangereuse ».

L’avocate est aguerrie aux dossiers d’amiante ; elle a déjà représenté des collègues de Louro P., un gaillard rablé au dernier rang, peau tannée et t-shirt, jean et bottines noires. Elle dit : « la faute inexcusable avait été reconnue, car la société n’avait pas informé son employé des risques encourus en étant exposé à l’amiante, et n’avait pris aucune mesure pour le protéger ». Sur son banc, Louro porte son poing à sa bouche et tousse.

L’avocate détaille le travail de son client, qui intervenait quotidiennement sur des ascenseurs, notamment ceux qui présentaient des dispositifs contenant des garnitures de frein et des bobines de soufflage (des isolants et des pare-flammes) composés d’amiante. Pendant toute sa carrière, il a été chargé de la maintenance et de la réparation. « Ce que va dire mon contradicteur c’est que seulement 1% des ascenseurs contenaient de l’amiante, et qu’on ne devait changer ces pièces qu’une fois dans la vie de l’ascenseur ». C’est effectivement ce qu’il dira. « Mais pour les ouvriers, c’était quotidien. » Il le contredira avec véhémence.

Sur son banc, Louro tousse.

Elle décrit en détails les faits et gestes de Louro P. dans les machineries d’ascenseur, l’amenant à être au contact de l’amiante. Il devait d’abord diagnostiquer la panne. « Il n’y avait pas de cartographie donc il devait opérer à l’aveugle. Les éléments étaient découpés, percés, usinés, sans aucune protection. »

L’avocate cite à toute vitesse des rapports estimant que les interventions des ouvriers de maintenance étaient réalisées en dehors de tout cadre réglementaire, par la faute d’Otis.

Elle cite le témoignage d’un collège de Louro, intervenu en 1996 dans le chantier de désamiantage de Jussieu, « sans protection ni masque ». Louro acquiesce. Elle ajoute que Louro n’a reçu aucune formation, information ni prévention, en 34 ans de carrière. « Ouais, ouais », acquiesce Louro depuis son banc. Elle demande 86 000 euros de dédommagement. Il est tombé malade « à 42 ans et vit avec la crainte d’une aggravation ».

En défense d’Otis, un avocat volubile refait la carrière de Louro, poste par poste, sur 35 ans, pour isoler les périodes où ce dernier peut affirmer avoir été exposé à l’amiante, puis - c’est surprenant - il énonce : « L’amiante est un terme masculin aux propriétés minérales exceptionnelles, qui s’est révélé malheureusement nocif pour la santé. » Puis : « Ce n’est pas parce que vous avez de l’amiante devant vous que vous êtes mort. » L’avocat donne sincèrement l’impression de réciter un tract publicitaire pour l’amiante. Il évoque un rapport du Sénat de 1997, « qui dit : il y a des certitudes pour ceux qui ont été exposés massivement à la poussière d’amiante, et jamais les activités d’Otis n’ont conduit ses employés à ce type d’exposition. »

Il dit que Louro P. n’a été exposé que de façon indirecte. « A la lecture des écritures de ma consœur, on a l’impression qu’on baigne dans l’amiante. Faut pas exagérer. Où trouve-t-on de l’amiante dans les ascenseurs ? »

« Partout », marmonne Louro sur son banc.

« Les freins changés qu’une fois dans la vie d’un ascenseur », assène l’avocat.

« Faux », dit Louro tout bas.

« Les bobines de soufflage : c’est une entreprise de mystification. Les opérations de remplacements étaient tellement rares qu’elles n’intervenaient qu’une fois dans la carrière d’un technicien de maintenance. Quand j’entends qu’il fallait les changer régulièrement, c’est un mensonge. Il est plus que probable que Monsieur P. n’ait jamais vu une bobine de soufflage de sa carrière », s’emporte l’avocat.

Louro pouffe.

« A l’époque où Louro occupait un poste qui l’exposerait à l’amiante, l’amiante avait quasiment disparu », poursuit-t-il.

« N’importe quoi », souffle Louro.

L’avocat continue à dérouler une série d’affirmations qui contredisent le récit du plaignant, qui se retient d’éclater de rire et au lieu de cela empoigne le banc comme s’il voulait s’ancrer dedans. Pour être certain de ne pas bondir.

Il conclut : « 86 080 euros pour de simples plaques pleurales ! C’est manifestement exagéré et injustifié. » L’avocat demande que l’ex-employé soit débouté de ses demandes.

La juge a mis la décision du tribunal en délibéré au 9 juillet.

Julien Mucchielli


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