Larguez les amarres ! Le 30 juin et 1er
juillet, les experts-comptables ont envahi la ville de Saint-Malo, à l’occasion
du 30e Congrès de l’Institut français des experts-comptables. Lors de cet
événement, il a notamment été question d’interprofessionnalité. Concrétisé par
la SPE – la société pluriprofessionnelle d’exercice – issue de la loi dite «
Macron » de 2015, le concept, pourtant attrayant sur le papier, ne semble pas
séduire en pratique. En cause notamment : la lourdeur de sa gestion et un
manque de règles clairement définies.
Les 30 juin et 1er juillet, l’Institut
français des experts-comptables, premier syndicat de la profession comptable,
qui célèbre cette année son 60e anniversaire, faisait escale à Saint-Malo, à
l’occasion de son 30e Congrès annuel.
Le 1er juillet, le président
de l’IFEC, Christophe Priem a réuni les représentants des divers ordres
concernés, pour évoquer en plénière le sujet brûlant de
l’interprofessionnalité. Objectif : s’interroger sur les opportunités de la loi
dite « Macron » de 2015 (visant à faciliter la création de sociétés ayant pour
objet l’exercice en commun de plusieurs professions réglementées du droit et du
chiffre), son efficacité, ses freins, afin d’en tirer un bilan et « d’esquisser
les perspectives pour l’avenir » selon Christophe Priem.
« Traditionnellement, les experts-comptables,
avocats, notaires, huissiers de justice, commissaires-priseurs, administrateurs
judiciaires ou encore conseillers en propriété industrielle étaient habitués à
s’allier ou à nouer des partenariats en mode projet » indique le président
de l’Institut. Avec la loi Macron de 2015, puis les ordonnances et décrets de
mars 2016 et mai 2017, le législateur a voulu fluidifier le fonctionnement des
activités des professions réglementées du droit et du chiffre qui travaillaient
déjà ensemble de façon informelle, en leur offrant la possibilité d’exercer en
commun au sein d’une même structure . Rassembler tous les corps de métiers
devait permettre de diversifier les services et de proposer une offre sur
mesure aux clients.
SPE : un projet prometteur
Sur le papier, le projet semble
séduisant, et a d’ailleurs convaincu. « Aujourd’hui, on sent que les
professionnels comprennent l’intérêt et la pertinence d’avoir des liens de
proximité avec les professions. Cela a du sens dans la capacité à apporter
toujours plus de service aux clients », assure Yannick Ollivier, président
de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes. Un rapprochement qui
s’inscrit dans la pluridisciplinarité engagée par la profession, qui revendique
le souci de proposer une offre de services « toujours plus élargie ». Même si
les experts-comptables et les commissaires aux comptes (CAC) n’ont pas attendu
ce texte pour travailler en réseau et en proximité avec leurs partenaires,
vouloir donner plus de substance à ce lien à travers une structure juridique
distincte apparaît judicieux. Ce projet permet en effet un « partage de
valeurs communes », précise le président de la CNCC. « C’est
gagnant-gagnant pour tous les professionnels. »
Aux dires d’Emmanuel Raskin aussi, la
SPE présente une belle avancée pour les professionnels du droit et du chiffre .
Et l e président de l’Association des Avocats Conseils d’Entreprises (ACE) sait
de quoi il parle, car dans la profession, on revient de loin. Il rappelle en
effet que chez les avocats, la possibilité de s’associer date seulement de
1954, limitée à l’époque à trois personnes . Et la possibilité d’exercer leur activité
professionnelle au sein d’une même société en constituant une SCP ( s o c i é t
é civile professionnelle) ne date que de 1966. « Puis il y a eu la SEL
(sociétés d’exercice libéral), où l’interprofessionnalité était prévue, mais on
n’a jamais eu les décrets d’application, ajoute Emmanuel Raskin. Il aura
donc fallu attendre les SPE pour envisager travailler à plusieurs
professionnels de différentes spécialités », explique le président de
l’ACE.
Malgré ces avantages, cinq ans après,
la SPE peine toutefois à s’imposer. Seules 87 sociétés pluriprofessionnelles
d’exercice ont vu le jour depuis 2017. « C’est peu », constate le
président du Conseil national de l’Ordre des experts-comptables de France,
Lionel Canesi.
Un besoin criant de simplification
Selon Emmanuel Raskin, pour les
professionnels du droit et pour les professionnels du chiffre, la SPE est une
belle avancée. Mais est-ce suffisant ? « Assurément non », estime-t-il. En
effet, dans la pratique, « c’est très compliqué, soutient Yannick
Ollivier. Un certain nombre d’éléments pose problème », en ce qui concerne par
exemple les enjeux de responsabilités et les enjeux patrimoniaux. Malgré l’enrichissement
apporté par d’autres partenaires, le manque d’engouement face aux SPE viendrait
principalement de la lourdeur imposée : « Même si les SPE ouvrent beaucoup
de possibilités, leur conception demande beaucoup d’efforts. Les règles du jeu
ont besoin d’être ajustées et clarifiées », explique le président de la
Compagnie nationale des commissaires aux comptes. La réussite de la SPE
demanderait selon lui trop d’énergie à ses fondateurs, et les interrogations
liées à la gestion prendraient le pas sur son développement.
Le président de l’ACE constate lui
aussi ces difficultés, et relève notamment la rigidité capitalistique qui pèse
sur la SPE, laquelle reste un projet « attendu mais pas abouti ». «
Avec les différentes réformes qui se sont succédé, c’est un véritable chaos, on
en perd notre latin », avoue l’avocat. « Les rouages ne sont pas assez
huilés. Nous sommes demandeurs, mais la forme proposée n’est pas assez fluide
», résume-t-il.
La SPE souffre d’un manque de précision
Pour Yannick Ollivier, à cette lourdeur
de gestion s’ajoutent des « règles encore floues ». Des propos confirmés
par Emmanuel Raskin, qui pointe lui aussi un manque de précision.
En outre, certaines professions ne
semblent pas séduites par le projet, et font preuve de résistance à son égard.
Elles expriment notamment leurs craintes dans l’application de la déontologie,
explique le président de l’ACE, qui s’interroge sur le fait que cette même
déontologie soit applicable à tous les domaines. Il relève également la
question des activités commerciales dérogatoires, rappelant que les règles
déontologiques de la profession d’avocat s’appliquent à l’avocat qui, dans le
cadre d’une société commerciale distincte de son cabinet, procède à la
commercialisation, à titre accessoire, de biens ou de services connexes à l’exercice
de la profession d’avocat, si ces biens ou services sont destinés à des clients
ou à d’autres membres de la profession.
Enfin, au sein de la structure
elle-même, des doutes persistent quant à l’organisation : peut-on envisager le
fonctionnement avec des filiales ? questionne l’avocat. « Le texte ne le dit
pas vraiment », regrette-t-il. Selon lui, la SPE est « un beau projet
» qui nécessite d’aller plus loin.
Ce manque de précision, le créateur de
SPE Jean-Loup Rogé le constate lui aussi tous les jours . S’il reconnaît les
atouts offerts par cette structure, l’expert-comptable et commissaire aux
comptes en mesure aussi les freins. « Si l’on veut que cela fonctionne, il
faut que les règles soient claires, sans risque d’interprétation des uns ou des
autres » considère-t-il , réclamant davantage d’homogénéisation.
La création de la forme SPE
répondait-elle finalement à un réel besoin ? s’interroge le président du CNOEC.
Yannick Ollivier dit croire en la SPE, mais la trouve davantage utile dans les
domaines spécifiques qui proposent une offre de services plus pointue.
Des risques à ne pas négliger
Les représentants des différentes
professions présents au Congrès de l’IFEC ont également évoqué d’autres risques
liés à la SPE, en abordant notamment la problématique du secret professionnel. Au
sein de la SPE de Jean-Loup Rogé, c’est par ordre du client que les différentes
professions, ou plutôt les différentes personnes qui travaillent sur ledit
dossier, partagent les informations.
Les intervenants ont également relevé
les risques quant aux relations avec les autres professionnels, extérieurs à la
SPE. Aussi, particulièrement dans les petites villes, la SPE pourrait provoquer
de mauvaises relations avec certains experts, « exclus » de cette relation de
travail.
Enfin, notamment dans les affaires spécifiques,
en rassemblant différentes professions au sein d’une même structure, « on en
vient à imposer un interlocuteur au client », lequel aurait potentiellement
préféré se diriger vers un autre professionnel, davantage spécialisé dans le
domaine concerné.
Les professions ouvertes à
l’enrichissement des compétences
Malgré les freins évoqués, hors de
question pour les professionnels de ne pas gagner en compétence. Pour Lionel
Canesi, l’essor de la numérisation amène l’expert-comptable à s’interroger sur
ses offres et à gagner en services. En effet, les outils digitaux vont libérer
du temps à l’expert, lui offrant la possibilité d’acquérir des compétences
nouvelles, d’asseoir sa valeur ajoutée et d’être davantage présent dans son
accompagnement de dirigeant. « L’expert-comptable va devenir un interprète
des flux numériques », considère le président du CNOEC.
Dans ce contexte, l'enjeu de la data est capital : prenant l’exemple de la facture numérique, loin d’associer à
cette réforme l’automatisation de la comptabilité, ce dernier préfère y voir
des opportunités offertes. « Avec l’envoi de l’information de façon
quotidienne, la temporalité de la donnée va changer », analyse Lionel Canesi.
Face à cette quasi instantanéité, le conseil va lui aussi changer, assure-t-il,
et s’adapter à ce nouveau rythme ainsi qu’à une connaissance plus pointue et
immédiate de l’entreprise. Disposer d’une information récente doit permettre à
l’expert-comptable de gagner en compétence et d’affiner son accompagnement
auprès des entreprises. Cette mutation va, selon lui, placer l’humain au cœur
du processus.
À Jean-Loup Rogé non plus, l’avènement
du numérique et des plateformes ne fait pas peur. C’est une opportunité à
saisir, qui fera gagner du temps aux professionnels sur la restitution des
analyses des données, laquelle, de son côté, ne pourra être remplacée par des
algorithmes.
Et cette transformation des métiers doit,
selon Lionel Canesi, se répercuter sur la formation des futurs experts. C’est à
cet égard qu’ont été créés les labels des écoles de la profession, qui
permettent d’un côté de recueillir les problèmes à l’embauche rencontrés à la
sortie de l’école, et de l’autre, de faire remonter les besoins concrets des
experts-comptables correspondant à la réalité d’exercice de la profession. Il
faut enfin communiquer sur ce changement. Selon le président de l’Ordre des
experts-comptables, cette mutation est une occasion de rendre la profession
plus attractive. Aujourd’hui, la profession perd en notoriété : en effet,
seulement 16 % des personnes recommanderaient à leur enfant un métier dans
l’expertise comptable. En réponse, sur le modèle de ce qui se fait déjà au
Canada, Lionel Canesi souhaite investir tous les ans entre 3 et 4 millions
d’euros pour la communication. Mais outre les campagnes, l’attractivité de la
profession passe aussi par l’engagement de chacun : « Nous sommes tous des
ambassadeurs d’attractivité. », affirme le président du CNOEC.
Dans le prolongement de
l’interprofessionnalité, face aux défis et réformes à venir, Christophe Priem
appelle à l’union : « Nous devons tous être unis et solidaires. » Un
message qui fait écho aux propos de l’avocat Emmanuel Raskin : « Nous sommes
avec vous, professions du chiffre, pour que nous avancions ensemble. »
Constance
Périn