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30e Congrès de l’IFEC : derrière un concept séduisant, l’interprofessionnalité peine à s’imposer

30e Congrès de l’IFEC : derrière un concept séduisant, l’interprofessionnalité peine à s’imposer
Publié le 03/08/2022 à 16:50


Larguez les amarres ! Le 30 juin et 1er juillet, les experts-comptables ont envahi la ville de Saint-Malo, à l’occasion du 30e Congrès de l’Institut français des experts-comptables. Lors de cet événement, il a notamment été question d’interprofessionnalité. Concrétisé par la SPE – la société pluriprofessionnelle d’exercice – issue de la loi dite « Macron » de 2015, le concept, pourtant attrayant sur le papier, ne semble pas séduire en pratique. En cause notamment : la lourdeur de sa gestion et un manque de règles clairement définies.


Les 30 juin et 1er juillet, l’Institut français des experts-comptables, premier syndicat de la profession comptable, qui célèbre cette année son 60e anniversaire, faisait escale à Saint-Malo, à l’occasion de son 30e Congrès annuel.


Le 1er juillet, le président de l’IFEC, Christophe Priem a réuni les représentants des divers ordres concernés, pour évoquer en plénière le sujet brûlant de l’interprofessionnalité. Objectif : s’interroger sur les opportunités de la loi dite « Macron » de 2015 (visant à faciliter la création de sociétés ayant pour objet l’exercice en commun de plusieurs professions réglementées du droit et du chiffre), son efficacité, ses freins, afin d’en tirer un bilan et « d’esquisser les perspectives pour l’avenir » selon Christophe Priem.


« Traditionnellement, les experts-comptables, avocats, notaires, huissiers de justice, commissaires-priseurs, administrateurs judiciaires ou encore conseillers en propriété industrielle étaient habitués à s’allier ou à nouer des partenariats en mode projet » indique le président de l’Institut. Avec la loi Macron de 2015, puis les ordonnances et décrets de mars 2016 et mai 2017, le législateur a voulu fluidifier le fonctionnement des activités des professions réglementées du droit et du chiffre qui travaillaient déjà ensemble de façon informelle, en leur offrant la possibilité d’exercer en commun au sein d’une même structure . Rassembler tous les corps de métiers devait permettre de diversifier les services et de proposer une offre sur mesure aux clients.



SPE : un projet prometteur


Sur le papier, le projet semble séduisant, et a d’ailleurs convaincu. « Aujourd’hui, on sent que les professionnels comprennent l’intérêt et la pertinence d’avoir des liens de proximité avec les professions. Cela a du sens dans la capacité à apporter toujours plus de service aux clients », assure Yannick Ollivier, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes. Un rapprochement qui s’inscrit dans la pluridisciplinarité engagée par la profession, qui revendique le souci de proposer une offre de services « toujours plus élargie ». Même si les experts-comptables et les commissaires aux comptes (CAC) n’ont pas attendu ce texte pour travailler en réseau et en proximité avec leurs partenaires, vouloir donner plus de substance à ce lien à travers une structure juridique distincte apparaît judicieux. Ce projet permet en effet un « partage de valeurs communes », précise le président de la CNCC. « C’est gagnant-gagnant pour tous les professionnels. »


Aux dires d’Emmanuel Raskin aussi, la SPE présente une belle avancée pour les professionnels du droit et du chiffre . Et l e président de l’Association des Avocats Conseils d’Entreprises (ACE) sait de quoi il parle, car dans la profession, on revient de loin. Il rappelle en effet que chez les avocats, la possibilité de s’associer date seulement de 1954, limitée à l’époque à trois personnes . Et la possibilité d’exercer leur activité professionnelle au sein d’une même société en constituant une SCP ( s o c i é t é civile professionnelle) ne date que de 1966. « Puis il y a eu la SEL (sociétés d’exercice libéral), où l’interprofessionnalité était prévue, mais on n’a jamais eu les décrets d’application, ajoute Emmanuel Raskin. Il aura donc fallu attendre les SPE pour envisager travailler à plusieurs professionnels de différentes spécialités », explique le président de l’ACE.


Malgré ces avantages, cinq ans après, la SPE peine toutefois à s’imposer. Seules 87 sociétés pluriprofessionnelles d’exercice ont vu le jour depuis 2017. « C’est peu », constate le président du Conseil national de l’Ordre des experts-comptables de France, Lionel Canesi.



Un besoin criant de simplification


Selon Emmanuel Raskin, pour les professionnels du droit et pour les professionnels du chiffre, la SPE est une belle avancée. Mais est-ce suffisant ? « Assurément non », estime-t-il. En effet, dans la pratique, « c’est très compliqué, soutient Yannick Ollivier. Un certain nombre d’éléments pose problème », en ce qui concerne par exemple les enjeux de responsabilités et les enjeux patrimoniaux. Malgré l’enrichissement apporté par d’autres partenaires, le manque d’engouement face aux SPE viendrait principalement de la lourdeur imposée : « Même si les SPE ouvrent beaucoup de possibilités, leur conception demande beaucoup d’efforts. Les règles du jeu ont besoin d’être ajustées et clarifiées », explique le président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes. La réussite de la SPE demanderait selon lui trop d’énergie à ses fondateurs, et les interrogations liées à la gestion prendraient le pas sur son développement.


Le président de l’ACE constate lui aussi ces difficultés, et relève notamment la rigidité capitalistique qui pèse sur la SPE, laquelle reste un projet « attendu mais pas abouti ». « Avec les différentes réformes qui se sont succédé, c’est un véritable chaos, on en perd notre latin », avoue l’avocat. « Les rouages ne sont pas assez huilés. Nous sommes demandeurs, mais la forme proposée n’est pas assez fluide », résume-t-il.



La SPE souffre d’un manque de précision


Pour Yannick Ollivier, à cette lourdeur de gestion s’ajoutent des « règles encore floues ». Des propos confirmés par Emmanuel Raskin, qui pointe lui aussi un manque de précision.


En outre, certaines professions ne semblent pas séduites par le projet, et font preuve de résistance à son égard. Elles expriment notamment leurs craintes dans l’application de la déontologie, explique le président de l’ACE, qui s’interroge sur le fait que cette même déontologie soit applicable à tous les domaines. Il relève également la question des activités commerciales dérogatoires, rappelant que les règles déontologiques de la profession d’avocat s’appliquent à l’avocat qui, dans le cadre d’une société commerciale distincte de son cabinet, procède à la commercialisation, à titre accessoire, de biens ou de services connexes à l’exercice de la profession d’avocat, si ces biens ou services sont destinés à des clients ou à d’autres membres de la profession.


Enfin, au sein de la structure elle-même, des doutes persistent quant à l’organisation : peut-on envisager le fonctionnement avec des filiales ? questionne l’avocat. « Le texte ne le dit pas vraiment », regrette-t-il. Selon lui, la SPE est « un beau projet » qui nécessite d’aller plus loin.


Ce manque de précision, le créateur de SPE Jean-Loup Rogé le constate lui aussi tous les jours . S’il reconnaît les atouts offerts par cette structure, l’expert-comptable et commissaire aux comptes en mesure aussi les freins. « Si l’on veut que cela fonctionne, il faut que les règles soient claires, sans risque d’interprétation des uns ou des autres » considère-t-il , réclamant davantage d’homogénéisation.


La création de la forme SPE répondait-elle finalement à un réel besoin ? s’interroge le président du CNOEC. Yannick Ollivier dit croire en la SPE, mais la trouve davantage utile dans les domaines spécifiques qui proposent une offre de services plus pointue.



Des risques à ne pas négliger


Les représentants des différentes professions présents au Congrès de l’IFEC ont également évoqué d’autres risques liés à la SPE, en abordant notamment la problématique du secret professionnel. Au sein de la SPE de Jean-Loup Rogé, c’est par ordre du client que les différentes professions, ou plutôt les différentes personnes qui travaillent sur ledit dossier, partagent les informations.


Les intervenants ont également relevé les risques quant aux relations avec les autres professionnels, extérieurs à la SPE. Aussi, particulièrement dans les petites villes, la SPE pourrait provoquer de mauvaises relations avec certains experts, « exclus » de cette relation de travail.


Enfin, notamment dans les affaires spécifiques, en rassemblant différentes professions au sein d’une même structure, « on en vient à imposer un interlocuteur au client », lequel aurait potentiellement préféré se diriger vers un autre professionnel, davantage spécialisé dans le domaine concerné.



Les professions ouvertes à l’enrichissement des compétences


Malgré les freins évoqués, hors de question pour les professionnels de ne pas gagner en compétence. Pour Lionel Canesi, l’essor de la numérisation amène l’expert-comptable à s’interroger sur ses offres et à gagner en services. En effet, les outils digitaux vont libérer du temps à l’expert, lui offrant la possibilité d’acquérir des compétences nouvelles, d’asseoir sa valeur ajoutée et d’être davantage présent dans son accompagnement de dirigeant. « L’expert-comptable va devenir un interprète des flux numériques », considère le président du CNOEC.


Dans ce contexte, l'enjeu de la data est capital : prenant l’exemple de la facture numérique, loin d’associer à cette réforme l’automatisation de la comptabilité, ce dernier préfère y voir des opportunités offertes. « Avec l’envoi de l’information de façon quotidienne, la temporalité de la donnée va changer », analyse Lionel Canesi. Face à cette quasi instantanéité, le conseil va lui aussi changer, assure-t-il, et s’adapter à ce nouveau rythme ainsi qu’à une connaissance plus pointue et immédiate de l’entreprise. Disposer d’une information récente doit permettre à l’expert-comptable de gagner en compétence et d’affiner son accompagnement auprès des entreprises. Cette mutation va, selon lui, placer l’humain au cœur du processus.


À Jean-Loup Rogé non plus, l’avènement du numérique et des plateformes ne fait pas peur. C’est une opportunité à saisir, qui fera gagner du temps aux professionnels sur la restitution des analyses des données, laquelle, de son côté, ne pourra être remplacée par des algorithmes.


Et cette transformation des métiers doit, selon Lionel Canesi, se répercuter sur la formation des futurs experts. C’est à cet égard qu’ont été créés les labels des écoles de la profession, qui permettent d’un côté de recueillir les problèmes à l’embauche rencontrés à la sortie de l’école, et de l’autre, de faire remonter les besoins concrets des experts-comptables correspondant à la réalité d’exercice de la profession. Il faut enfin communiquer sur ce changement. Selon le président de l’Ordre des experts-comptables, cette mutation est une occasion de rendre la profession plus attractive. Aujourd’hui, la profession perd en notoriété : en effet, seulement 16 % des personnes recommanderaient à leur enfant un métier dans l’expertise comptable. En réponse, sur le modèle de ce qui se fait déjà au Canada, Lionel Canesi souhaite investir tous les ans entre 3 et 4 millions d’euros pour la communication. Mais outre les campagnes, l’attractivité de la profession passe aussi par l’engagement de chacun : « Nous sommes tous des ambassadeurs d’attractivité. », affirme le président du CNOEC.


Dans le prolongement de l’interprofessionnalité, face aux défis et réformes à venir, Christophe Priem appelle à l’union : « Nous devons tous être unis et solidaires. » Un message qui fait écho aux propos de l’avocat Emmanuel Raskin : « Nous sommes avec vous, professions du chiffre, pour que nous avancions ensemble. »

 

Constance Périn

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