Crédité de plus de 30%
d’intentions de vote aux élections législatives anticipées, le Rassemblement national
pourrait gouverner la France à partir du 8 juillet prochain. Cette perspective
fait bondir les professionnels du droit, tant dans les pays où l’extrême droite
est arrivée au pouvoir la magistrature et le principe de séparation des
pouvoirs ont été systématiquement attaqués.
Un coup de tonnerre : à la
suite des élections européennes du 9 juin dernier et au score de 31% des voix
exprimées en faveur du Rassemblement national, Emmanuel Macron a annoncé la
dissolution de l’Assemblée nationale. La campagne législative expresse qui en a
découlé pourrait faire basculer la France, les 30 juin et 7 juillet prochains, du
côté de l’extrême-droite.
Cette éventualité a provoqué
une vague d’oppositions de la part de plusieurs syndicats et associations du
monde de la justice, ainsi
que l’a documenté le JSS. De nombreux barreaux ont communiqué, à cette
occasion, leur attachement à l’État de droit et aux principes fondamentaux de
la démocratie, à l’image du Conseil national des barreaux, de la Conférence
régionale des bâtonniers d’Ile-de-France ou encore des Conseils de l’Ordre des
barreaux de Toulouse, de Clermont-Ferrand, de Nanterre, de Nantes, de
Montpellier…
L’inquiétude qui sous-tend ces
prises de positions publiques est en partie nourri par le noir bilan de l’extrême-droite
au pouvoir en matière de respect de l’institution judiciaire. « On a vu l'exemple d'autres gouvernements nationalistes en
Europe, comme en Pologne ou en Hongrie, qui s'en sont vraiment pris à
l'autorité judiciaire, rappelait dans le JSS
Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats. Elle était
considérée comme un contre-pouvoir qui n'était pas acceptable. » Tour
d’horizon international des coups de boutoir portés par l’extrême-droite à
l’État de droit.
En
Pologne, une « purge » des magistrats
Le parti d’extrême droite
Droit et justice (PiS) a quitté la gouvernance du pays en 2023, après presque
10 ans au pouvoir, entre 2005 et 2007, puis de 2015 à 2023. Jaroslaw Kaczynski,
cofondateur du PiS, s’est attelé, tout au long de son mandat, à réformer
l’institution judiciaire, provoquant un bras de fer avec l’Union européenne
(UE). En 2017, le PiS promulgue plusieurs lois durant l’été : les membres du
Conseil national de la magistrature sont désormais choisis par le Parlement, et
les présidents des tribunaux sont nommés par le ministre de la Justice.
Le PiS réforme aussi le
Tribunal constitutionnel et la Cour suprême de justice polonaise, malgré les
critiques de la Commission européenne et d’une partie de l’opinion publique.
Jaroslaw Kaczynski, alors Premier ministre, défend ses réformes de la justice
comme un « instrument nécessaire
pour purger l’influence de l’ère communiste et réprimer la corruption ».
A la suite d’une réforme mise
en œuvre en 2020, la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise est
autorisée à sanctionner directement les magistrats en fonction de leurs
verdicts, notamment en réduisant leurs salaires, en les suspendant ou même en
levant leur immunité : les poursuites pénales à l’encontre des juges sont donc
autorisées.
Les règles qui régissent les
relations entre tribunaux sont modifiées, les juges ne pouvant plus mettre en
doute l’impartialité des autres ou bien de contrôler la légalité de leurs
nominations. Et pour cause : un tiers des magistrats de la Cour suprême polonaise
sont des nouveaux juges, dont la nomination est souvent opaque, et dont
certains sont soupçonnés d’être affiliés au parti d’extrême droite en place.
Le PiS ira plus loin, puisqu’en
2021, le Tribunal constitutionnel polonais remet en cause la primauté du droit
européen, indiquant que le droit polonais lui est supérieur, contrairement au
principe de subsidiarité. Ces réformes provoquent des résistances de la part
des magistrats et juges polonais, qui se basent sur des arrêts de la Cour de justice
de l’Union européenne (CJUE) pour tenter de défendre leur indépendance.
Les instances européennes
entament alors un bras de fer avec Varsovie, forçant la Pologne à destituer la
chambre disciplinaire de la Cour suprême pour la remplacer par une chambre de
responsabilité professionnelle en 2022… qui garde le pouvoir de sanctionner les
juges. Six mois plus tard, la Pologne fait un pas de plus en dépouillant cette
chambre de ses fonctions, pour la remplacer par une nouvelle cour, sous
autorité de la Cour suprême administrative.
Mais cela ne suffit pas pour les
instances européennes : une décision de la CJUE de juin 2023 estime que les
réformes polonaises sont contraires au droit européen. « Les mesures ainsi adoptées par le législateur polonais sont
incompatibles avec les garanties d’accès à un tribunal indépendant, impartial
et établi préalablement par la loi », indique la juridiction
européenne. De même, elle rejette l’obligation pour les juges polonais de
déclarer leur appartenance à un parti, une association ou une fondation. A la
suite de cette décision, le ministre polonais de la Justice, Zbigniew Ziobro, avait
considéré que la CJUE était un « tribunal
corrompu ».
Si le PiS n’est plus au
pouvoir depuis 2023, le retour vers l’État de droit paraît difficile en
Pologne, après près de 10 ans d’extrême-droite au pouvoir. Le nouveau Premier
ministre polonais, Donald Tusk, s’attèle depuis un an à amender la Constitution
et à faciliter le fonctionnement du Tribunal constitutionnel pour lui garantir
une indépendance par rapport au pouvoir exécutif.
« Il
faudra donc attendre, patiemment, la nomination en décembre de trois nouveaux
juges au Tribunal constitutionnel, l’élection présidentielle en mai 2025, ainsi
que celle de deux autres magistrats constitutionnels… Et pendant ce temps, le
PiS reste puissant et dangereux »,
analyse dans le
Nouvel Obs Marcin Matczak, avocat au barreau de Varsovie.
En mai 2024 pourtant, la
Commission européenne met fin à la procédure de sanction lancée en 2017 contre
la Pologne, saluant les mesures de Donald Tusk pour restaurer l’indépendance de
la justice, et estimant qu’il « n’y
a plus de risque clair de violation grave de l’Etat de droit »...
Jusqu’aux prochaines élections ?
En
Hongrie, le coup de force constitutionnel de Viktor Orban
Depuis son retour au pouvoir
en 2010, après un premier mandat de 1998 à 2002, le Premier ministre Viktor
Orban, issu du Fidesz, un parti d’extrême-droite, n’a cessé de montrer à toute
l’Europe son conservatisme, dans tous les domaines. « [La] culture [démocratique] est menacée
par l’extrême droite, dont les idées sont incompatibles avec [ses] principes, comme on le voit dans les pays où l’extrême droite est
arrivée au pouvoir, en Hongrie par exemple », rappelle le chercheur
néerlandais en sciences politiques Matthijs Rooduijn à
Mediapart.
A peine arrivé au pouvoir, Viktor
Orban décide d’engager une vaste réforme de la justice, notamment en abaissant
l’âge de départ à la retraite des juges, de 70 à 62 ans. La Commission
européenne émettra plusieurs avis défavorables, avant que la CJUE condamne
cette mesure comme discriminatoire, et que la Hongrie abandonnera en 2012.
La même année, une vaste
révision constitutionnelle voulue par Viktor Orban gravant dans le marbre les
valeurs du « christianisme » et de la « famille
traditionnelle » entre en vigueur. Cette nouvelle constitution,
intitulée « Loi fondamentale de la Hongrie », renforce l’emprise du
gouvernement sur la justice. Les compétences de la Cour constitutionnelle sont
réduites, et son contrôle ne peut être demandé que par le gouvernement, un
quart des députés ou par le Médiateur des droits fondamentaux. Le nombre de
membres de la Cour constitutionnelle passe de 11 à 15, et leur mandat grimpe de
9 à 12 ans, pour asseoir l’ancrage du pouvoir exécutif à travers les
nominations.
La Cour constitutionnelle a
moins de compétence pour contrôler le pouvoir législatif, mais peut contrôler
le pouvoir judiciaire, et être saisie par n’importe quel citoyen pour annuler
un jugement. De plus, cette constitution bannit explicitement le droit à
l’avortement, l’union des couples de même sexe, donne le droit à la légitime
défense et introduit la peine de perpétuité effective. La Commission européenne
adressera en 2012 trois mises en demeure à la Hongrie pour non-conformité de sa
nouvelle Constitution vis-à-vis des traités européens.
En 2020, un accord de l’UE
change la donne : les fonds européens sont conditionnés au respect de l’État de
droit par les États membres. Un « chantage de Bruxelles »
selon le ministre des affaires étrangères Peter Szijjarto, alors que la Hongrie
doit selon l’UE renforcer « l’indépendance et l’impartialité des
tribunaux et des juges établis par la loi ». La Hongrie, pour laquelle
ces fonds européens représentent 10% du PIB, cherche un compromis avec la
Commission européenne. De nouvelles réformes sont entreprises par le Parlement
hongrois, qui renforcent l’indépendance de la justice et limitent les
prérogatives de l’Office national de la justice, l’organe administratif du
système judiciaire, qui avait jusqu’alors un pouvoir jugé excessif.
Mais ce n’est qu’en mai 2023
que Budapest lance une réelle et vaste réforme de la justice, selon 27 points
élaborés par la Commission européenne. Le texte renforce l’autonomie du Conseil
national de la magistrature, interdit d’effectuer plus d’un mandat à la
présidence de la Cour suprême et préserve celle-ci d’être dirigée par une
personne sans expérience judiciaire. Autant de réformes que le gouvernement
hongrois espère suffisantes pour libérer les 13 milliards d’euros du fonds de
cohésion retenus par la Commission européenne.
En
Italie, Giorgia Meloni en guerre ouverte contre la magistrature
Marquée par des années de
gouvernement Berlusconi, l’Italie place à sa tête en 2022 Giorgia Meloni,
charismatique membre du Mouvement social italien. Dès l’été 2023, la nouvelle
Première ministre lance par l’intermédiaire de son ministre de la Justice,
Carlo Nordio, un projet de loi qui vise à supprimer le délit d’abus de pouvoir
et le recours aux écoutes téléphoniques. Critiqué par de nombreux juges
anti-mafia, ces derniers affirment que ce projet de loi renforcera l’impunité
des organisations criminelles.
A la même période, Giorgia Meloni
est en guerre ouverte avec le monde de la justice, notamment à cause de
plusieurs affaires dans lesquelles ses ministres sont englués : la ministre du
tourisme fait l’objet d’une enquête pour faillite et fausse comptabilité, le
sous-secrétaire de la justice a été mis en examen pour divulgation du secret de
fonction et le fils du président du Sénat est accusé de viol.
« Ils
pensent que nous ne pouvons pas gouverner parce que nous serions racistes,
fascistes, homophobes. Et ils essaient de nous faire tomber en utilisant des
magistrats isolés », avait alors affirmé dans les
médias italiens une source des Frères d’Italie, parti de Giorgia Meloni. Ces « magistrats
isolés » et politisés seraient en guerre contre son gouvernement, ce
qui a provoqué la colère de l'Association nationale des magistrats (ANM) italiens
qui a dénoncé « une accusation très
grave ». « Si un magistrat est sectaire ou politiquement aligné, il
n'est tout simplement pas un magistrat. »
En mai dernier, le garde des
Sceaux, Carlo Nordio, propose une nouvelle réforme constitutionnelle visant à
réorganiser le pouvoir judiciaire en combattant les « juges rouges »,
qui seraient partisans de l’opposition. Cette « réforme historique » selon Giorgia Meloni veut « donner
aux Italiens une confiance totale dans le pouvoir judiciaire ». Ce
texte cherche également à rétablir une égalité entre la défense et
l’accusation, la droite italienne estimant qu’il existe une trop grande
proximité entre procureurs et juges. Les carrières seraient donc séparées, avec
pour chaque fonction la création d’un Conseil supérieur de la magistrature et
la création d’une Haute cour de discipline.
L’association nationale des
magistrats italiens, l’ANM, a réagi en fustigeant une « réforme punitive » qui veut « faire contrôler les juges par les politiques », faisant
planer la menace d’une grève. Giorgia Meloni, quant à elle, a expliqué « ne pas considérer les magistrats
comme [ses] ennemis ».
Aux
États-Unis, Donald Trump inculpé pour « complot » contre son pays
Le passage de Donald Trump à
la Maison Blanche n’a pas été sans conséquence sur la santé de l’État de droit
aux États-Unis. En cause : le rôle de l’ancien animateur télé dans
l’insurrection du Capitole du 6 janvier 2021, lors de laquelle une fraction de ses
partisans, qui refusaient de reconnaître l’échec de leur candidat à la
présidentielle, avaient pris d’assaut le siège du pouvoir législatif. Acquitté
en février 2021 d’une procédure d’impeachment par le Sénat, faute d’une
majorité des deux tiers des votes à la chambre haute, l’ancien président reste
accusé d’avoir incité cet assaut en coulisses et à travers ses prises de parole
publiques après l’élection.
En août 2023, la justice
fédérale annonce la mise en examen de Donald Trump pour « complot
contre les États-Unis », imitée deux semaines plus tard par l’État de
Géorgie. En février dernier, la demande d’immunité pénale demandée par la
défense de l’ancien président dans ce dossier est rejetée. La procédure suit donc
son cours, même si un procès avant l’élection présidentielle du 5 novembre
prochain auquel le Républicain est candidat paraît improbable.
Donald Trump a aussi
profondément remodelé le paysage juridique des États-Unis avec ses nominations
à la Cour suprême, plus haute juridiction du pays qui a le pouvoir, par sa
jurisprudence, de dicter des normes au niveau fédéral. L’ancien président des
États-Unis a nommé trois des neuf juges actuels durant son mandat, dont la
célèbre conservatrice anti-avortement soutenue par la droite religieuse, Amy
Coney Barrett.
En renforçant la majorité
conservatrice dans cette institution, à six juges conservateurs contre trois
progressistes, tous nommés à vie, Donald Trump a pu convertir à sa cause
réactionnaire la plus haute juridiction du pays. La Cour suprême a ainsi validé
une réforme limitant le remboursement de la contraception quand les employeurs
ont des objections religieuses, ou ont ouvert la voie au financement d’écoles
religieuses par des fonds publics.
Mais surtout, en 2022, la plus
haute juridiction du pays a abrogé le droit constitutionnel à l'avortement, dans
une décision historique annulant l'arrêt Roe vs Wade de 1973. En conséquence,
de nombreux États américains ont restreint, voire ont interdit le droit à
l’avortement.
En
Slovaquie et aux Pays-Bas, l’extrême-droite au gouvernement fragilise l’État de
droit
Si dans ces pays,
l’extrême-droite n’est pas à la tête du gouvernement, elle en fait partie. Comme
en Slovaquie, où le Premier ministre Robert Fico (centre-gauche) s’est allié au
parti d’extrême droite SNS. Depuis, il s’attaque aux médias et à la justice, en
détricotant les mesures anticorruption et en supprimant le parquet spécial qui
enquêtait sur le crime organisé. Une réforme du code pénal a même réduit les
peines encourues pour les crimes financiers et la corruption. Certains
chapitres de cette réforme ont été suspendus par la Cour constitutionnelle
slovaque, après que la Commission européenne a déclaré qu’ils n’étaient pas
conformes aux règles européennes en matière d’État de droit.
Du côté des Pays-Bas, le
Parti pour la liberté (PVV), d’extrême-droite, a largement gagné les élections
de novembre 2023. Son dirigeant, Geert Wilders, sera l’homme fort de la
coalition au pouvoir. Au sein des accords négociés pendant des mois entre les
partis de l’attelage politique qui entrera en fonction dans les prochains jours,
se trouvent une « loi d’urgence » qui maintiendra toutes les
demandes d’asile en suspens pendant deux ans, un renforcement des contrôles aux
frontières et des expulsions plus rapides. Le centre-droit a aussi décroché la
promesse de l’instauration d’un nouveau système électoral et d’une Cour
constitutionnelle.
Pauline
Ferrari