JUSTICE

A l'international, le noir bilan de l'extrême-droite en matière de respect de l'indépendance de la justice et de l’État de droit

A l'international, le noir bilan de l'extrême-droite en matière de respect de l'indépendance de la justice et de l’État de droit
La Pologne et la Hongrie ont voté des réformes visant à contrôler le pouvoir des juges
Publié le 21/06/2024 à 12:07
Crédité de plus de 30% d’intentions de vote aux élections législatives anticipées, le Rassemblement national pourrait gouverner la France à partir du 8 juillet prochain. Cette perspective fait bondir les professionnels du droit, tant dans les pays où l’extrême droite est arrivée au pouvoir la magistrature et le principe de séparation des pouvoirs ont été systématiquement attaqués.

Un coup de tonnerre : à la suite des élections européennes du 9 juin dernier et au score de 31% des voix exprimées en faveur du Rassemblement national, Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. La campagne législative expresse qui en a découlé pourrait faire basculer la France, les 30 juin et 7 juillet prochains, du côté de l’extrême-droite.

Cette éventualité a provoqué une vague d’oppositions de la part de plusieurs syndicats et associations du monde de la justice, ainsi que l’a documenté le JSS. De nombreux barreaux ont communiqué, à cette occasion, leur attachement à l’État de droit et aux principes fondamentaux de la démocratie, à l’image du Conseil national des barreaux, de la Conférence régionale des bâtonniers d’Ile-de-France ou encore des Conseils de l’Ordre des barreaux de Toulouse, de Clermont-Ferrand, de Nanterre, de Nantes, de Montpellier…

L’inquiétude qui sous-tend ces prises de positions publiques est en partie nourri par le noir bilan de l’extrême-droite au pouvoir en matière de respect de l’institution judiciaire. « On a vu l'exemple d'autres gouvernements nationalistes en Europe, comme en Pologne ou en Hongrie, qui s'en sont vraiment pris à l'autorité judiciaire, rappelait dans le JSS Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats. Elle était considérée comme un contre-pouvoir qui n'était pas acceptable. » Tour d’horizon international des coups de boutoir portés par l’extrême-droite à l’État de droit.

En Pologne, une « purge » des magistrats

Le parti d’extrême droite Droit et justice (PiS) a quitté la gouvernance du pays en 2023, après presque 10 ans au pouvoir, entre 2005 et 2007, puis de 2015 à 2023. Jaroslaw Kaczynski, cofondateur du PiS, s’est attelé, tout au long de son mandat, à réformer l’institution judiciaire, provoquant un bras de fer avec l’Union européenne (UE). En 2017, le PiS promulgue plusieurs lois durant l’été : les membres du Conseil national de la magistrature sont désormais choisis par le Parlement, et les présidents des tribunaux sont nommés par le ministre de la Justice.

Le PiS réforme aussi le Tribunal constitutionnel et la Cour suprême de justice polonaise, malgré les critiques de la Commission européenne et d’une partie de l’opinion publique. Jaroslaw Kaczynski, alors Premier ministre, défend ses réformes de la justice comme un « instrument nécessaire pour purger l’influence de l’ère communiste et réprimer la corruption ».

A la suite d’une réforme mise en œuvre en 2020, la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise est autorisée à sanctionner directement les magistrats en fonction de leurs verdicts, notamment en réduisant leurs salaires, en les suspendant ou même en levant leur immunité : les poursuites pénales à l’encontre des juges sont donc autorisées.

Les règles qui régissent les relations entre tribunaux sont modifiées, les juges ne pouvant plus mettre en doute l’impartialité des autres ou bien de contrôler la légalité de leurs nominations. Et pour cause : un tiers des magistrats de la Cour suprême polonaise sont des nouveaux juges, dont la nomination est souvent opaque, et dont certains sont soupçonnés d’être affiliés au parti d’extrême droite en place.

Le PiS ira plus loin, puisqu’en 2021, le Tribunal constitutionnel polonais remet en cause la primauté du droit européen, indiquant que le droit polonais lui est supérieur, contrairement au principe de subsidiarité. Ces réformes provoquent des résistances de la part des magistrats et juges polonais, qui se basent sur des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour tenter de défendre leur indépendance.

Les instances européennes entament alors un bras de fer avec Varsovie, forçant la Pologne à destituer la chambre disciplinaire de la Cour suprême pour la remplacer par une chambre de responsabilité professionnelle en 2022… qui garde le pouvoir de sanctionner les juges. Six mois plus tard, la Pologne fait un pas de plus en dépouillant cette chambre de ses fonctions, pour la remplacer par une nouvelle cour, sous autorité de la Cour suprême administrative.

Mais cela ne suffit pas pour les instances européennes : une décision de la CJUE de juin 2023 estime que les réformes polonaises sont contraires au droit européen. « Les mesures ainsi adoptées par le législateur polonais sont incompatibles avec les garanties d’accès à un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi », indique la juridiction européenne. De même, elle rejette l’obligation pour les juges polonais de déclarer leur appartenance à un parti, une association ou une fondation. A la suite de cette décision, le ministre polonais de la Justice, Zbigniew Ziobro, avait considéré que la CJUE était un « tribunal corrompu ».

Si le PiS n’est plus au pouvoir depuis 2023, le retour vers l’État de droit paraît difficile en Pologne, après près de 10 ans d’extrême-droite au pouvoir. Le nouveau Premier ministre polonais, Donald Tusk, s’attèle depuis un an à amender la Constitution et à faciliter le fonctionnement du Tribunal constitutionnel pour lui garantir une indépendance par rapport au pouvoir exécutif.

« Il faudra donc attendre, patiemment, la nomination en décembre de trois nouveaux juges au Tribunal constitutionnel, l’élection présidentielle en mai 2025, ainsi que celle de deux autres magistrats constitutionnels… Et pendant ce temps, le PiS reste puissant et dangereux », analyse dans le Nouvel Obs Marcin Matczak, avocat au barreau de Varsovie.

En mai 2024 pourtant, la Commission européenne met fin à la procédure de sanction lancée en 2017 contre la Pologne, saluant les mesures de Donald Tusk pour restaurer l’indépendance de la justice, et estimant qu’il « n’y a plus de risque clair de violation grave de l’Etat de droit »... Jusqu’aux prochaines élections ?

En Hongrie, le coup de force constitutionnel de Viktor Orban

Depuis son retour au pouvoir en 2010, après un premier mandat de 1998 à 2002, le Premier ministre Viktor Orban, issu du Fidesz, un parti d’extrême-droite, n’a cessé de montrer à toute l’Europe son conservatisme, dans tous les domaines. « [La] culture [démocratique] est menacée par l’extrême droite, dont les idées sont incompatibles avec [ses] principes, comme on le voit dans les pays où l’extrême droite est arrivée au pouvoir, en Hongrie par exemple », rappelle le chercheur néerlandais en sciences politiques Matthijs Rooduijn à Mediapart.

A peine arrivé au pouvoir, Viktor Orban décide d’engager une vaste réforme de la justice, notamment en abaissant l’âge de départ à la retraite des juges, de 70 à 62 ans. La Commission européenne émettra plusieurs avis défavorables, avant que la CJUE condamne cette mesure comme discriminatoire, et que la Hongrie abandonnera en 2012.

La même année, une vaste révision constitutionnelle voulue par Viktor Orban gravant dans le marbre les valeurs du « christianisme » et de la « famille traditionnelle » entre en vigueur. Cette nouvelle constitution, intitulée « Loi fondamentale de la Hongrie », renforce l’emprise du gouvernement sur la justice. Les compétences de la Cour constitutionnelle sont réduites, et son contrôle ne peut être demandé que par le gouvernement, un quart des députés ou par le Médiateur des droits fondamentaux. Le nombre de membres de la Cour constitutionnelle passe de 11 à 15, et leur mandat grimpe de 9 à 12 ans, pour asseoir l’ancrage du pouvoir exécutif à travers les nominations.

La Cour constitutionnelle a moins de compétence pour contrôler le pouvoir législatif, mais peut contrôler le pouvoir judiciaire, et être saisie par n’importe quel citoyen pour annuler un jugement. De plus, cette constitution bannit explicitement le droit à l’avortement, l’union des couples de même sexe, donne le droit à la légitime défense et introduit la peine de perpétuité effective. La Commission européenne adressera en 2012 trois mises en demeure à la Hongrie pour non-conformité de sa nouvelle Constitution vis-à-vis des traités européens.

En 2020, un accord de l’UE change la donne : les fonds européens sont conditionnés au respect de l’État de droit par les États membres. Un « chantage de Bruxelles » selon le ministre des affaires étrangères Peter Szijjarto, alors que la Hongrie doit selon l’UE renforcer « l’indépendance et l’impartialité des tribunaux et des juges établis par la loi ». La Hongrie, pour laquelle ces fonds européens représentent 10% du PIB, cherche un compromis avec la Commission européenne. De nouvelles réformes sont entreprises par le Parlement hongrois, qui renforcent l’indépendance de la justice et limitent les prérogatives de l’Office national de la justice, l’organe administratif du système judiciaire, qui avait jusqu’alors un pouvoir jugé excessif.

Mais ce n’est qu’en mai 2023 que Budapest lance une réelle et vaste réforme de la justice, selon 27 points élaborés par la Commission européenne. Le texte renforce l’autonomie du Conseil national de la magistrature, interdit d’effectuer plus d’un mandat à la présidence de la Cour suprême et préserve celle-ci d’être dirigée par une personne sans expérience judiciaire. Autant de réformes que le gouvernement hongrois espère suffisantes pour libérer les 13 milliards d’euros du fonds de cohésion retenus par la Commission européenne.

En Italie, Giorgia Meloni en guerre ouverte contre la magistrature

Marquée par des années de gouvernement Berlusconi, l’Italie place à sa tête en 2022 Giorgia Meloni, charismatique membre du Mouvement social italien. Dès l’été 2023, la nouvelle Première ministre lance par l’intermédiaire de son ministre de la Justice, Carlo Nordio, un projet de loi qui vise à supprimer le délit d’abus de pouvoir et le recours aux écoutes téléphoniques. Critiqué par de nombreux juges anti-mafia, ces derniers affirment que ce projet de loi renforcera l’impunité des organisations criminelles.

A la même période, Giorgia Meloni est en guerre ouverte avec le monde de la justice, notamment à cause de plusieurs affaires dans lesquelles ses ministres sont englués : la ministre du tourisme fait l’objet d’une enquête pour faillite et fausse comptabilité, le sous-secrétaire de la justice a été mis en examen pour divulgation du secret de fonction et le fils du président du Sénat est accusé de viol.

« Ils pensent que nous ne pouvons pas gouverner parce que nous serions racistes, fascistes, homophobes. Et ils essaient de nous faire tomber en utilisant des magistrats isolés », avait alors affirmé dans les médias italiens une source des Frères d’Italie, parti de Giorgia Meloni. Ces « magistrats isolés » et politisés seraient en guerre contre son gouvernement, ce qui a provoqué la colère de l'Association nationale des magistrats (ANM) italiens qui a dénoncé « une accusation très grave ». « Si un magistrat est sectaire ou politiquement aligné, il n'est tout simplement pas un magistrat. »

En mai dernier, le garde des Sceaux, Carlo Nordio, propose une nouvelle réforme constitutionnelle visant à réorganiser le pouvoir judiciaire en combattant les « juges rouges », qui seraient partisans de l’opposition. Cette « réforme historique » selon Giorgia Meloni veut « donner aux Italiens une confiance totale dans le pouvoir judiciaire ». Ce texte cherche également à rétablir une égalité entre la défense et l’accusation, la droite italienne estimant qu’il existe une trop grande proximité entre procureurs et juges. Les carrières seraient donc séparées, avec pour chaque fonction la création d’un Conseil supérieur de la magistrature et la création d’une Haute cour de discipline.

L’association nationale des magistrats italiens, l’ANM, a réagi en fustigeant une « réforme punitive » qui veut « faire contrôler les juges par les politiques », faisant planer la menace d’une grève. Giorgia Meloni, quant à elle, a expliqué « ne pas considérer les magistrats comme [ses] ennemis ».

Aux États-Unis, Donald Trump inculpé pour « complot » contre son pays

Le passage de Donald Trump à la Maison Blanche n’a pas été sans conséquence sur la santé de l’État de droit aux États-Unis. En cause : le rôle de l’ancien animateur télé dans l’insurrection du Capitole du 6 janvier 2021, lors de laquelle une fraction de ses partisans, qui refusaient de reconnaître l’échec de leur candidat à la présidentielle, avaient pris d’assaut le siège du pouvoir législatif. Acquitté en février 2021 d’une procédure d’impeachment par le Sénat, faute d’une majorité des deux tiers des votes à la chambre haute, l’ancien président reste accusé d’avoir incité cet assaut en coulisses et à travers ses prises de parole publiques après l’élection.

En août 2023, la justice fédérale annonce la mise en examen de Donald Trump pour « complot contre les États-Unis », imitée deux semaines plus tard par l’État de Géorgie. En février dernier, la demande d’immunité pénale demandée par la défense de l’ancien président dans ce dossier est rejetée. La procédure suit donc son cours, même si un procès avant l’élection présidentielle du 5 novembre prochain auquel le Républicain est candidat paraît improbable.

Donald Trump a aussi profondément remodelé le paysage juridique des États-Unis avec ses nominations à la Cour suprême, plus haute juridiction du pays qui a le pouvoir, par sa jurisprudence, de dicter des normes au niveau fédéral. L’ancien président des États-Unis a nommé trois des neuf juges actuels durant son mandat, dont la célèbre conservatrice anti-avortement soutenue par la droite religieuse, Amy Coney Barrett.

En renforçant la majorité conservatrice dans cette institution, à six juges conservateurs contre trois progressistes, tous nommés à vie, Donald Trump a pu convertir à sa cause réactionnaire la plus haute juridiction du pays. La Cour suprême a ainsi validé une réforme limitant le remboursement de la contraception quand les employeurs ont des objections religieuses, ou ont ouvert la voie au financement d’écoles religieuses par des fonds publics.

Mais surtout, en 2022, la plus haute juridiction du pays a abrogé le droit constitutionnel à l'avortement, dans une décision historique annulant l'arrêt Roe vs Wade de 1973. En conséquence, de nombreux États américains ont restreint, voire ont interdit le droit à l’avortement.

En Slovaquie et aux Pays-Bas, l’extrême-droite au gouvernement fragilise l’État de droit

Si dans ces pays, l’extrême-droite n’est pas à la tête du gouvernement, elle en fait partie. Comme en Slovaquie, où le Premier ministre Robert Fico (centre-gauche) s’est allié au parti d’extrême droite SNS. Depuis, il s’attaque aux médias et à la justice, en détricotant les mesures anticorruption et en supprimant le parquet spécial qui enquêtait sur le crime organisé. Une réforme du code pénal a même réduit les peines encourues pour les crimes financiers et la corruption. Certains chapitres de cette réforme ont été suspendus par la Cour constitutionnelle slovaque, après que la Commission européenne a déclaré qu’ils n’étaient pas conformes aux règles européennes en matière d’État de droit.

Du côté des Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV), d’extrême-droite, a largement gagné les élections de novembre 2023. Son dirigeant, Geert Wilders, sera l’homme fort de la coalition au pouvoir. Au sein des accords négociés pendant des mois entre les partis de l’attelage politique qui entrera en fonction dans les prochains jours, se trouvent une « loi d’urgence » qui maintiendra toutes les demandes d’asile en suspens pendant deux ans, un renforcement des contrôles aux frontières et des expulsions plus rapides. Le centre-droit a aussi décroché la promesse de l’instauration d’un nouveau système électoral et d’une Cour constitutionnelle.

Pauline Ferrari

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