Responsable d’études et de
formations au sein de l’association ISM Corum depuis 2004, Fabrice Foroni souligne
l’intérêt des audits en entreprise pour lutter contre les discriminations dans
le monde du travail, alors que gouvernement vient de dévoiler son plan de lutte
contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine,
comprenant un volet consacré aux entreprises et prévoyant de systématiser le testing
à l’embauche et dans le monde du travail.
Journal
Spécial des Sociétés : pouvez-vous revenir sur votre parcours et nous présenter
ISM Corum ?
Fabrice Foroni : ISM Corum est une association
qui réalise des diagnostics de prévention des discriminations en entreprise,
mais aussi dans le logement, la santé ou l’éducation.
J’y suis arrivé un peu par
hasard. J’ai une formation en histoire et en démographie, avec une approche
mêlant statistiques et sciences sociales. J’ai intégré ISM Corum en 2004, au
moment où cet organisme s’engageait dans des diagnostics pour mesurer les
discriminations dans l’emploi. J’ai renforcé ma formation en 2010 par un master
en ressources humaines, pour mieux comprendre les logiques et les outils des
personnes – responsables RH, recruteurs, managers – que j’avais face à moi dans
les organisations de travail.
JSS :
Toutes les entreprises sont-elles concernées par les diagnostics que vous
réalisez ?
F.F : Elles devraient l’être !
Mais nous travaillons avec les entreprises qui viennent nous voir, dont
certaines réitèrent des diagnostics très régulièrement.
Leurs attentes consistent
avant tout à vérifier l’existence – ou l’absence – de risques discriminatoires
dans leurs pratiques RH. Mais de plus en plus, les questions de
non-discrimination et d’inclusion sont associées plus globalement aux
problématiques de qualité de vie et de conditions de travail.
Souvent, les zones de risque
de discrimination sont plus fortes quand les outils et l’organisation RH n’ont
pas été suffisamment travaillés, quand il n’y a pas eu suffisamment de formation-sensibilisation
des personnes en charge des recrutements et des carrières, ou quand le
processus se fait dans l’urgence. Beaucoup de gens recrutent alors que ce n’est
pas leur métier et qu’il s’agit d’une de leurs multiples tâches au quotidien,
ce qui augmente là aussi les risques de biais discriminatoires.

« Dans un contexte de pénurie de candidatures, beaucoup d’entreprises viennent désormais nous voir afin de mieux comprendre les raisons pour lesquelles elles peinent à recruter. »
À l’inverse, quand on sent
qu’une sensibilisation régulière est faite au sein de l’entreprise, avec des
gens à qui on laisse le temps de travailler et qui sont spécialement formés
pour recruter, ce qui est de plus en plus souvent le cas dans les grandes
entreprises, on sait qu’il y a moins de risques.
Dans les petites entreprises,
cette question est avant tout liée à la personnalité et aux valeurs du dirigeant
ou de la personne qui gère les ressources humaines. Là aussi, il y a des risques
de pratiques discriminatoires, mais également des cas – y compris dans les
entreprises de très petite taille – où l’on innove en matière RH, avec des gens
qui réfléchissent et font évoluer leurs pratiques pour favoriser la diversité
et l’inclusion.
Quand des écarts
discriminatoires sont détectés, il faut aller examiner les pratiques en
question, comprendre les dysfonctionnements et identifier les besoins éventuels
des personnes à l’origine de ces pratiques. Quand aucun écart discriminatoire n’est
constaté, il est également intéressant d’aller voir les pratiques sous-jacentes
qui permettent l’absence de discrimination, afin de les préconiser à d’autres
managers ou employeurs évoluant dans des contextes similaires.
Dans tous les cas, il s’agit
d’être ferme et clair sur l’obligation de non-discrimination qui s’impose aux
employeurs, tout en veillant à rester dans la bienveillance et éviter toute
posture accusatoire qui entrainerait toute crispation, afin d’inciter les
personnes concernées à changer si besoin leurs pratiques.
JSS : Quels
sont précisément les types de diagnostics que vous proposez ?
F.F : Le testing est une
première démarche possible, avec une forte vertu pédagogique et dont le
principe est facile à comprendre par les employeurs. On contrôle complètement
le contenu des CV proposés sur un même emploi, qui sont équivalents à
l’exception d’un critère (sexe, origine, lieu de résidence…) que l’on fait
varier d’une candidature à l’autre.
Nous ne faisons pas de testing
de « name and shame », qui est une démarche différente. Il s’agit plutôt
de testings de mesure statistique, impliquant la réalisation de nombreux
tests et qui sont réalisés à la demande d’entreprises qui souhaitent avoir un
état des lieux objectif de leurs pratiques de recrutement. Les résultats leur sont
destinés et on les aide à les interpréter, qu’ils soient bons ou mauvais.
Même si nous avons parfois pu
mobiliser des candidats-testeurs pour des entretiens, nous procédons majoritairement
par envoi de CV, en nous limitant à la première phase du tri des CV. Nous nous
sommes rendu compte que c’est souvent là que les stéréotypes s’expriment de la
manière la plus intense, en particulier sur des métiers peu qualifiés où le CV
ne donne parfois aucune information pertinente par rapport aux compétences
attendues. Ces opérations conduisent notamment à souligner l’importance et la
persistance de stéréotypes liés au sexe et à l’origine.
Une autre approche
statistique consiste à faire une analyse statistique à partir des données
contenues dans le fichier candidats d’une entreprise. Il faut que celui-ci
comporte plusieurs milliers de candidatures, ainsi qu’une bonne traçabilité des
choix effectués par les recruteurs à chaque étape.
On peut alors vérifier la
probabilité d’être sélectionné à chaque étape selon le sexe, l’origine présumée
ou évoquée, le lieu de résidence, le diplôme ou le niveau d’expérience, et
ainsi repérer d’éventuels biais de sélection.
On peut procéder de même pour
analyser les carrières des salarié.e.s d’une entreprise, via ses fichiers de
gestion RH. Parmi celles et ceux ayant fait une partie de leur carrière dans
l’entreprise, on regarde alors la probabilité d’avoir une promotion, ou de
quitter l’entreprise, ainsi que d’éventuelles répartitions sexuées ou
ethnicisées. Cela implique des analyses statistiques complexes pour comparer
des personnes « à situation équivalente » : embauchées au même
moment, sur les mêmes types de métiers…
Ce type d’analyse statistique
gagne à être effectué en parallèle avec une enquête auprès d’un échantillon de salarié.e.s,
pour interroger leurs ressentis en termes de discrimination et d’inclusion,
pour repérer d’éventuels freins ou au contraire de « bonnes
pratiques » dans la gestion des promotions et des carrières. Elles peuvent
aussi conduire à repérer ce que l’on désigne par l’expression de « micro
agressions » : petits actes du quotidien, des prénoms que l’on
écorche, des allusions s’appuyant sur des stéréotypes, des blagues malvenues…
qui peuvent créer des tensions dans les équipes et susciter un sentiment de
rejet de la part de certains salarié.e.s.
Nous préconisons souvent aux
entreprises d’engager plusieurs de ces approches complémentaires – à la fois
quantitatives et qualitatives – afin d’identifier in fine des pistes d’action.
JSS : Vous arrive-t-il de démarcher
vous-même l’entreprise, ou d’être contacté par des salariés ?
F.F : Non, les CSE des entreprises peuvent
avoir ce type de demande mais s’adressent alors aux organismes qui les
accompagnent habituellement. Nous intervenons plutôt à la demande des directions
des entreprises, ce qui ne nous empêche pas de garder notre indépendance dans la
conduite du diagnostic et les résultats produits. Quand les entreprises font la
démarche d’aller vers nous, elles savent à quoi s’attendre, et surtout elles
ont envie d’identifier les problèmes et de les résoudre.
D’ailleurs, dans un contexte de pénurie de candidatures, beaucoup
d’entreprises viennent désormais nous voir afin de mieux comprendre les raisons
pour lesquelles elles peinent à recruter. Cela vaut également pour la
gestion des carrières, dans un contexte d’injonctions gouvernementales en
termes d’égalité professionnelle femme/homme, mais aussi en raison d’une
meilleure prise en compte des enjeux de qualité des conditions de travail et de
conciliation entre vies professionnelle et personnelle.
JSS : Combien de temps dure un audit en entreprise ?
F.F : Cela dépend de plusieurs
paramètres, et notamment de la durée de la phase « juridique », nécessaire
pour répondre aux contraintes légales du RGPD, avec un processus de validation
interne qui peut être plus ou moins long selon les entreprises.
Une fois cette étape passée, si
les données à analyser sont disponibles et de bonne qualité, le diagnostic peut
se faire dans un délai d’un à deux mois pour une analyse de fichiers candidats,
et entre deux et trois mois pour une analyse de fichiers de carrières.
Un audit (avec examen des
process et entretiens individuels) peut en revanche être un peu plus long, en
raison notamment de la disponibilité des équipes RH et des salarié.e.s à
impliquer. Cela peut durer entre trois et six mois selon le périmètre à auditer
et le nombre de personnes à interroger.
JSS : Globalement, la lutte contre les discriminations en entreprise va-t-elle dans le bon sens d’après vos diagnostics ?
F.F : Indéniablement oui. Certains
critères et comportements sont maintenant mieux pris en compte dans les
entreprises. Beaucoup d’entreprises sont par exemple plus vigilantes sur le
respect de l’identité de genre, sur la lutte contre les actes et propos racistes,
ou encore le harcèlement et les violences sexistes. Même si certains de ces
comportements n’ont pas disparu du monde du travail, on sent que le combat
contre ces actes avance parfois plus vite en entreprise que dans la société en
général, où la parole aurait au contraire plutôt tendance à se lâcher sur ces
différents sujets…
Quand on compare également
avec l’ampleur des discriminations qui persistent dans l’accès au logement, on
perçoit mieux les progrès réalisés dans l’emploi depuis vingt ans.
Pourtant, quand on interroge
les candidats et les jeunes en général, ils ont toujours une suspicion très
forte à l’encontre des employeurs, notamment au moment du recrutement, comme
l’indique par exemple le baromètre annuel du Défenseur des droits sur la
perception des discriminations dans l’emploi.
Il y a un climat de défiance
à l’encontre des entreprises en général. Celles-ci doivent le prendre en compte
pour modifier de manière durable leurs pratiques, puis le faire savoir. Certaines
le font déjà et essaient de communiquer dessus, en veillant à ne pas « se
survendre », car les personnes embauchées s’en rendront compte très vite
et repartiront.
C’est encore plus le cas dans
le contexte actuel d’inversion du rapport de force entre employeurs et
candidats. Ceux-ci ont davantage le choix et ne sont plus prêts à tout
accepter. Cela déstabilise certaines entreprises, mais elles doivent s’adapter
à ce nouveau contexte.
JSS : De nouveaux diagnostics sont-ils à l’étude au sein d’ISM
Corum ?
F.F : On a un éventail déjà assez
large de diagnostics. Mais nous nous efforçons désormais de proposer des
accompagnements spécifiques aux PME-TPE, avec des solutions concrètes adaptées
à leurs attentes et leurs moyens.
En termes de mesures
statistiques, les entreprises continuent de nous demander des diagnostics sur
le sexe et l’origine, mais aussi sur d’autres critères comme le handicap et
l’âge.
Sur ce critère de l’âge, beaucoup
d’entreprises savent qu’elles ne sont pas bonnes en termes de recrutement comme
de gestion des carrières. Par exemple, l’avancement en âge s’accompagne dans
beaucoup d’entreprises d’une réduction des perspectives de mobilité et de
promotion.
C’est enfin un sujet qui
émerge et sur lequel des entreprises commencent à se pencher, encore timidement.
L’éventualité d’un index seniors – comparable à l’index d’égalité professionnelle
femmes-hommes – contribuera peut-être à renforcer cette tendance.
Espérons-le !
Propos
recueillis par Alexis Duvauchelle