Les
Journées de l’Association française des trésoriers d’entreprise, présidée par
Daniel Biarneix, se sont tenues à Paris, au palais Brongniart, les 15 et 16
novembre 2022. Elles avaient pour titre « Trésoriers, un univers en
expansion ». L'un des ateliers était dédié à la question de l’avenir de la
relation avec la banque face à l’expansion de la finance décentralisée (DeFi).
Compte rendu.
Crypto,
blockchain, tokenisation, MiCA… l’accélération de la fréquence à laquelle ces
mots sont prononcés reflète la marche en avant de la DeFi. Une question
lancinante accompagne ce mouvement. Devrons-nous nous passer de nos banquiers ?
Des
applications adoptées
Hugo
Bordet, responsable des affaires réglementaires au sein de l’Association pour
le développement des actifs numériques (ADAN), explique que la finance
décentralisée repose sur un écosystème d’applications de services véhiculées
par les réseaux blockchain. Elles sont complémentaires et non pas alternatives
à celles du secteur traditionnel. Depuis son émergence lors du DeFi Summer en
2020, la finance décentralisée a fait l’objet d’une adoption croissante. Elle
communique sur une image qui correspond aux attentes de certains consommateurs.
Ainsi, le code de ces applications, écrit en open source, les rend
transparentes et accessibles à tous, copiables, et son modèle favorise
l’inclusion. En France, avec un taux de bancarisation à 99 %, cet enjeu
transparaît peu. Mais ailleurs sur la planète, banquiers inaccessibles, frais
prohibitifs, monnaies instables, constituent des obstacles réels, notamment en
Amérique du Sud ou en Afrique. L’inclusion financière a un véritable impact
dans ces zones économiques. Un autre point essentiel de la DeFi est à souligner
: il s'agit de son interopérabilité. Tous les services proposés sont conçus
pour interagir entre eux. Les protocoles s’interfacent.
Pour
un trésorier, la DeFi offre une myriade d’usages. Le plus connu est le recours
aux 10 sanctuary exchange qui permettent de s’échanger des cryptoactifs de pair
à pair, sans intermédiaire central. La plupart des decentralized exchange (DEX)
fonctionnent sur un système d’automated market maker (AMM) ouvert. Typiquement,
un trésorier d’entreprise pourrait devenir apporteur de liquidités (liquidity
provider) sur ces marchés, et mettre en place une stratégie pour en percevoir
un rendement. Un deuxième point d’intérêt est celui des prêts/emprunts en
cryptoactifs. Ce service, appelé lending boring, ressemble à celui d’une
banque. Néanmoins, il se produit de pair à pair, et la gestion du risque de
contrepartie s’opère sans KYC (know your customer), sans identification ni
définition du profil client. Pour assumer le risque, il est donc nécessaire
d’apporter un collatéral, c’est-à-dire une somme en cryptoactifs. Le staking
apporte une troisième pratique courante. Sur une blockchain, seul le détenteur
d’un nœud entier du réseau (environ 40 000 $) peut devenir validateur. Or
aujourd’hui, les protocoles de pool de staking de la DeFi permettent à chacun
de participer à la validation des transactions sur les réseaux pour toucher des
rendements.
Usage
des cryptomonnaies en entreprise
Thibault
Ilhe est responsable des sujets digitaux et innovation au sein du groupe
L’Oréal. Il se souvient que sa société a commencé à se pencher sur les actifs
numériques en 2020. À cette période, le Bitcoin était promu comme le moyen de
paiement du futur. La question, face à des milliers de clients, était
d’accepter ce type de moyen de règlement si le public venait effectivement à le
plébisciter. Par anticipation, il a fallu se brancher à une plateforme
d’échange de ces simili monnaies et créer des portefeuilles (wallet) pour
stocker les actifs. Simultanément, la compagnie s’est intéressée au métavers,
au Web 3, et aux NFT. Elle a exploré les transformations des métiers de la
trésorerie liées à cet univers naissant. L’expérience a permis d’établir
quelques constats. D’abord, les wallets ont été conçus pour les particuliers.
Ils s’insèrent difficilement dans une organisation corporate. Beaucoup
d’éditeurs se positionnent maintenant sur ce segment. Ils conçoivent des services
adaptés aux exigences d’infrastructure, d’architecture et de sécurité des
groupes. Ensuite, le cryptoactif, en tant qu’objet spéculatif, n’a pas
d’intérêt pour une entreprise. Ce qui compte, c’est son opérabilité, notamment
dans le Web 3.
La
« cryptomonnaie » a été mise en place au moment de la création des blockchains
pour inciter les gens à les faire fonctionner. Une blockchain s’appuie sur un
ensemble d’individus propriétaires d’ordinateurs ou de serveurs qui ensemble la
font vivre. Ces participants allouent une partie de leur puissance informatique
pour supporter le réseau. La blockchain est un réseau. Indépendamment de toute
société mère, ceux qui le maintiennent sont payés en tokens. Plus le système
grossit et plus les personnes qui l’ont rejoint au début vont être rémunérées,
forme de prime au premier entrant. La pérennité du concept est indissociable de
la distribution de « cryptomonnaie ».
Internet
permet de copier-coller l’information dans une multitude d’endroits, alors que
la blockchain, elle, permet de couper-coller, autrement dit de transférer.
Cette capacité convient parfaitement pour les mouvements d’actifs numériques.
Pour une banque, une obligation s’échange dans un système fermé interbancaire.
Prochainement, ce sera le cas partout dans le monde, et plus forcément entre
banquiers.
Qu’en
est-il du banquier ?
Isabelle
Martz est crypto intrapreneur au sein du département innovation de la Société
Générale. Elle affirme que pour le milieu bancaire, la technologie ne pose pas
de problème, en revanche l’absence de réglementation constitue un frein énorme,
car la banque évite les terrains type Far West. Les actifs sous gestion dans la
DeFi s’élèvent à peu près à 55 milliards de dollars, selon Isabelle Martz.
Comparativement, l’ensemble des actifs financiers dans le monde se montent à
468 000 milliards de dollars. Le rapport est de 1 à 10 000, ce (petit) marché,
quoique risqué, peut grossir vite. Le premier risque touche les investisseurs
individuels qui perdent de l’argent. Ils ne sont pas protégés et rien ne
supervise les pratiques des opérateurs. Par ailleurs, le dépôt d’actifs sur la
DeFi s’accompagne en général d’une sur-collatéralisation. Autrement dit, pour
emprunter 100, il faut mettre 150 d’une autre crypto devise sur la plateforme.
En
fait, les sommes empruntées sont reposées ailleurs, créant de la re-hypothèque.
Sur les marchés financiers, ce phénomène bien connu s’appelle « créer un effet
de levier ». En cas de run (sortie massive d’actifs), une spirale se met en
place. Le retrait d’actifs déclenche des mécanismes d’auto-liquidation sur
certains protocoles. La vente automatique d’actifs accentue la baisse du prix
et le cycle continue. À la fin, nul garant de dernier ressort, pas de sécurité
juridique, aucune hiérarchie de créanciers, et rien ne peut arrêter le
mouvement. Manquent là clairement les pare-chocs qui existent bien sur les
marchés régulés pour enrayer une telle dégringolade.
Malgré
ce type de biais, les protocoles automatisés intéressent le secteur parce
qu’ils limitent le nombre d’intermédiaires. Ils permettent de répliquer
facilement des prêts, des emprunts, des produits dérivés, des assurances, etc.
De plus, la tokenisation d’actifs débouche sur des moyens inédits : émettre ou
négocier des titres instantanément, sur un périmètre plus large ; changer un
titre en cash sans délai ; ôter le risque de règlement (de contrepartie, de
change) ; automatiser le paiement des coupons, des dividendes, etc. Tout cela
génère des économies majeures dans la gestion des titres. À la Société Générale,
sa filiale SG Forge fait de la tokenisation de titres financiers. Elle émet et
échange sur la blockchain des obligations, des actions et tous types de titres.
D’autres banques émettent de la monnaie sous forme de stablecoins sur les
blockchains. Parties prenantes historiques, les banques défendent la notion
d’une DeFi permissionnée. Dans ce modèle, seuls les acteurs autorisés pénètrent
sur le marché.
Un
besoin de règles
Attention
aux comportements sans scrupules. Ils sont rares mais bien réels. Un faux
projet, un faux token peuvent être affichés sur des plateformes. Les escrocs
sollicitent l’apport d’un maximum de liquidités autour de leur jeton en
proposant des taux d’intérêt attractifs. Lorsque les sommes déposées dans le
smart contract et dans le portefeuille de conservation des fonds sont
suffisamment importantes pour eux, ils disparaissent avec.
Des
blocs économiques expérimentent des fintechs avec leurs régulateurs. Par
exemple, à Singapour, l’autorité monétaire mène deux tests sur la DeFi. Le premier,
le projet Gardian, fait intervenir JP Morgan et DBS sur plusieurs mois pour
réaliser des échanges d’obligations, des swaps entre devises avec des
protocoles exclusivement décentralisés. Le deuxième, le projet Mariana, utilise
les opérateurs de marché automatisés pour régler les opérations de change et
les règlements en monnaie de banques centrales. Dans cette méthode pragmatique,
le système légal en construction passe par la collaboration des banques
commerciales, centrales, des fintechs, des régulateurs.
Cette
révolution complète l’offre de services antérieure des banques et des
assurances. Toutefois, à l’heure actuelle, pour le trésorier, ces
investissements manquent de sécurité. Mieux vaut donc encore s’adresser à des
acteurs régulés qui proposent de se brancher à des services de finances
décentralisés afin de limiter la prise de risques, principalement
technologiques. Les enjeux d’écriture comptable et de fiscalité, difficiles à
transcrire, ne doivent pas être ignorés non plus.
L’Europe
a entrepris de se doter d’une réglementation idoine, car la DeFi soulève des
interrogations qui n’existaient pas avec les intermédiaires financiers
classiques, centralisés par nature. Le système traditionnel fonctionne avec des
licences. L’acteur est établi dans un pays où se trouve son siège social. Il
est autorisé à opérer dans cet État. La finance décentralisée, au contraire,
est par nature apatride. Ses contributeurs sont établis partout à travers le
monde et se comptent parfois en milliers. En conséquence, la réglementation
territoriale ne convient pas, et les outils juridiques de la finance établie ne
peuvent pas simplement être calqués à cet environnement autre.
À
propos des textes en gestation, observons que les Européens leur attribuent un
rôle assez défensif, tandis qu’aux États-Unis, Joe Biden a annoncé que cette
tâche donnait à son pays l’occasion d’améliorer sa compétitivité. Toutefois,
les Américains ne se pressent pas d’encadrer le marché qui se fait presque
exclusivement en dollars. Ils le laissent donc filer temporairement sans
grandes contraintes, favorisant ainsi son développement et leur profit.
C2M