DROIT

Homicide routier : « mesure phare » ou « gadget législatif » ?

Homicide routier : « mesure phare » ou « gadget législatif » ?
Publié le 18/06/2024 à 18:35

Le 31 janvier dernier, l’Assemblée nationale adoptait en première lecture la proposition de loi visant à créer l’homicide routier et à mieux lutter contre la violence routière. « Une réforme symbolique » pour certains, « une nécessité » pour d’autres, en tout cas un thème qui, au regard du vote, faisait consensus toutes tendances politiques confondues, et devrait donc perdurer.

Malgré les nombreux efforts du législateur français pour contrôler la violence routière, celle-ci demeure marquée depuis des décennies. Les statistiques révèlent une augmentation du désordre sur les routes, due aux comportements inadaptés et irresponsables de quelques automobilistes. Selon l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière, en 2022, les accidents mortels causés par des facteurs comportementaux tels que la vitesse excessive (28 %), la conduite en état d'ivresse (23 %) et la consommation de stupéfiants (13 %) sont en augmentation. 

« Le nombre de condamnations prononcées par la justice est également un indicateur important, démontrant l'aggravation des comportements des chauffards. Deux tiers des affaires, portant sur des atteintes involontaires, ont été commises avec une ou plusieurs circonstances aggravantes », précise Jean-Michel Haziza, docteur en droit pénal, à l’occasion d’une conférence sur ce sujet organisée à l’Institut de Sciences criminelles et de la justice de Bordeaux.

La proposition de loi, adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 31 janvier 2024, puis par le Sénat le 27 mars, entend apporter des changements significatifs au cadre juridique actuel. Face aux conducteurs au comportement délibérément dangereux sur la route, le caractère involontaire de l'infraction, de l'homicide ou des blessures causés à d'autres usagers pose des problèmes croissants, de l'avis des associations de victimes qui ont pu s’exprimer auprès du gouvernement. Ainsi, « elles ont considéré que le terme 'involontaire' n'était plus pertinent et plus adapté à la réalité », souligne Jean-Michel Haziza. Selon la Fédération nationale des victimes de la route, la nouvelle qualification permettra de faire évoluer les mentalités et les comportements, favorisant ainsi une prise de conscience supplémentaire.

Les peines changent peu

Les changements proposés comprennent la rédaction d'un chapitre inédit dans le Code pénal intitulé « des homicides et blessures routières ». Il qualifie et sanctionne ces infractions de manière autonome et indépendante. L'homicide routier y est réprimé par l’article 221-18 du Code pénal. L’homicide involontaire demeure.

« Cette nouvelle proposition de loi n’est-elle que symbolique ? À mon sens, non. Effectivement, les peines resteront inchangées. Toutefois, il y aura cinq nouvelles circonstances aggravantes », précise le docteur en droit pénal. « Ces circonstances incluent la consommation volontaire de drogue ou d’alcool, l'omission de porter secours, l'usage du téléphone portable, le refus d’obtempérer, et le rodéo urbain. Mais il n'y aura pas d'aggravation de l’amende. Les peines pour homicide commis avec une circonstance aggravante restent de 7 ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende, et de 10 ans et 150 000 euros d'amende avec deux circonstances aggravantes. Il y a un léger changement formel, mais non pas sur le fond. »

De rares peines complémentaires obligatoires plus sévères sont toutefois prévues, telles que l'annulation du permis de conduire et l'interdiction de conduire un véhicule sans système anti-démarrage pour les condamnés en état d’ébriété. « La grande nouveauté, c’est la confiscation du véhicule du propriétaire qui aura prêté son véhicule à une autre personne en sachant que ce conducteur allait commettre une infraction », conclut Jean-Michel Haziza.

Patrick Dupérié, avocat à Bordeaux, rebondit sur cette hypothèse : « C’est très compliqué à prouver. On se rajoute des difficultés. »

Les évènements médiatisés catalyseurs de propositions de loi ?

D’après Patrick Dupérié, la réaction des parlementaires sur le sujet est arrivée à la suite d’accidents très médiatisés. Il mentionne deux affaires marquantes : celle de l’humoriste Pierre Palmade, impliqué dans un accident mortel en février 2023, et celle du restaurateur multi-étoilé Yannick Alléno, dont le fils a été tué par un automobiliste ivre et sans permis en mai 2022. « Ces incidents, soulignés par les médias, ajoutés au nombre incommensurable de personnes victimes de comportements complètement irresponsables, ont poussé le législateur à agir », observe l'avocat.

La qualification spécifique d'homicide routier a pour objectif de renforcer la valeur symbolique de l’infraction telle que l’indique la 10e recommandation du comité interministériel de la sécurité routière de juillet 2023. Pour le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, « la justice, parfois, par son langage, ajoute au malheur des victimes et de leurs familles »« C'est pourquoi il est de notre devoir que notre droit n'aggrave pas, par ses mots, la souffrance des victimes. » La terminologie choisie vise ainsi à rendre le texte plus compréhensible et acceptable socialement.

Le texte connait des oppositions, dont celle de la FNUJA

Le texte ne fait toutefois pas l'unanimité. Certaines le considèrent comme « une mesure phare », tandis que d'autres le voient comme une initiative politique ou un simple « gadget législatif ». Le sénateur Francis Szpiner, rapporteur à la chambre haute, exprime par exemple des réserves quant à la distinction entre les homicides routiers et les homicides involontaires. Il dénonce la catégorisation « des victimes de première classe et des victimes de seconde classe ». La sénatrice Marie-Pierre de La Gontrie lui répond : « Tous les deuils se valent, mais tous les actes répréhensibles ne se valent pas. »

Patrick Dupérié résume : « … beaucoup de vrai dans cette réponse, mais le débat reste ouvert ». Parallèlement à une poignée de parlementaires, se manifeste la divergence de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA), qui critique sévèrement la proposition de loi, qualifiant l'initiative de « scandaleuse ». L'association formule principalement trois reproches.

D’abord, selon elle, l’atteinte à la distinction entre infractions intentionnelles et non intentionnelles, le texte proposé mélange des comportements volontaires (comme la consommation d'alcool ou l'utilisation du téléphone au volant) avec des résultats involontaires (les accidents), définissant ainsi une infraction hybride. Ensuite, il crée un délit mixte qui heurte, selon la FNUJA, la logique juridique traditionnelle. Enfin, le texte serait une atteinte aux délais imposés par la loi Badinter de 1985. La FNUJA s’oppose à l'impact potentiel de cette loi sur les procédures d'indemnisation des victimes d'accidents.

Faut-il de la clémence ou de la sévérité ?

Patrick Dupérié revient sur un cas récent jugé par le tribunal correctionnel de Lille, qui illustre la complexité et les controverses entourant les peines infligées dans le cadre de la législation actuelle sur les homicides et blessures routiers.

C’est le cas d'une femme de 30 ans, jugée le 10 mai 2024 pour un accident survenu quatre ans plus tôt, qui cumulait plusieurs infractions : conduite sous l’emprise de l'alcool et du cannabis, récidive de conduite sans permis, et excès de vitesse (plus de 100 km/h dans une zone limitée à 50 km/h). La conductrice avait percuté un véhicule de police en intervention, tuant le fonctionnaire au volant et blessant grièvement son collègue passager.

Après une détention provisoire de trois mois, la prévenue a été placée sous contrôle judiciaire. Lors de son procès, le parquet a requis sept ans de prison ferme, une amende de 750 euros et une interdiction de repasser le permis de conduire pendant dix ans. Le tribunal l’a finalement condamnée à six ans de prison ferme avec mandat de dépôt différé, annulant son permis de conduire, avec interdiction de le repasser durant trois ans. La réaction ne s'est pas fait attendre : immédiatement, les avocats des parties civiles ont dénoncé une peine dérisoire et insultante.

L'expérience de Patrick Dupérié l’amène à pointer la difficulté de concilier les attentes des victimes et de la société avec les principes de justice. De son point de vue, les théoriciens du droit, détachés, offrent une perspective plus équilibrée que les praticiens, souvent émotionnellement impliqués. Ce cas lillois illustre bien les défis et les désaccords inhérents à l'application de la loi sur les accidents routiers.

Hugo Bouqueau

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