ÉCONOMIE

Conflit russo-ukrainien, la valse des acheteurs d'énergie

Conflit russo-ukrainien, la valse des acheteurs d'énergie
Publié le 29/05/2024 à 07:00

Outre les affrontements militaires et médiatiques qui opposent depuis deux ans l’Ukraine et la Russie, l’organisation mondiale des flux énergétiques s’est trouvée chamboulée. Retour sur les récentes évolutions du marché depuis l’est européen, à l’aune des sanctions économiques européennes imposées à l’agresseur.

« Guerre Russo-Ukrainienne : la région de la mer Noire au cœur de la reconfiguration des flux énergétiques ». Il s’agit de l’intitulé du 17e rapport rédigé par l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques (OSFME), organisation coordonnée par l'Institut des Relations internationales et Stratégiques (IRIS), dans le cadre d’un contrat avec la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS). L’objectif essentiel de cette enquête : analyser le degré d’impact des sanctions européennes mises en place depuis deux ans, contre Moscou. Les auteurs, chercheurs en géopolitique, ont rendu les conclusions de leurs travaux fin avril.

Retour sur les sanctions européennes à l’égard de Moscou

Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS et responsable scientifique de l’OSFME, revient sur les faits relatifs à la guerre qui déchire une partie de l’est de l’Europe. Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Le pays assailli est soutenu militairement et financièrement par l’Union européenne et l’Organisation du traité nord-atlantique (OTAN). L’invasion russe marque alors un tournant géopolitique pour le continent européen. En effet, en réaction, l’Union européenne prononce des sanctions économiques historiques à l’encontre de la Russie. Son but affiché, selon les propos d’Emmanuel Hache : « entraver l’effort de guerre russe ».

Les sanctions de l’Union européenne concernant les exportations de pétrole russe par voies maritimes entrent donc en vigueur entre décembre 2022 et février 2023. Elles ont eu pour conséquence une baisse de 90 % des importations de produits pétroliers russes, selon le rapport de l’OSFME et les publications de la Commission européenne. Simultanément, l’Union européenne n’émet pas l’idée de s’en prendre aux importations de gaz russes, puisque le continent demeure très dépendant de cette ressource énergétique (notamment la Hongrie). Les clients ont tout de même réduit leur dépendance à la filière russe d’approvisionnement. Les importations de gaz en provenance de Russie représentaient 45 % de part de marché européen, en 2021, contre 15 %, en 2023. Cette réduction s’explique aussi en partie par la volonté des Russes de diminuer leurs exportations de gaz vers l’Europe, en réponse aux sanctions, notamment au départ du gazoduc Nord Stream. À plus long terme, l’Union européenne se fixe pour objectif la fin totale des importations énergétiques russes à l’horizon 2027.

Pour rappel, avant la guerre en Ukraine, la Russie était le premier fournisseur énergétique de l’Union européenne, avec des approvisionnements massifs en gaz, charbon et pétrole. Ce commerce énergétique profitable rapportait environ 300 milliards d’euros à Moscou, soit l’une de ses principales sources de revenus. En s’adressant ailleurs, l’Union européenne pensait pouvoir porter atteinte à l’économie de guerre de l’envahisseur, en affectant ses exportations énergétiques. Mais les chercheurs de l’OSFME restent dubitatifs quant à la véritable efficacité des sanctions européennes. Emmanuel Hache développe : « Malgré les sanctions européennes et russes, de nombreux échanges se poursuivent le plus souvent aux frontières de la légalité ».

L’Union européenne tente de contourner les réseaux énergétiques russes

L’Union européenne a soutenu économiquement et politiquement la construction de routes alternatives afin d’acheminer les matières premières et les marchandises, en provenance d’autres pays. Ces voies récentes sont considérées par les Européens comme un moyen de se libérer de leur dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou, et de pérenniser leurs partenariats commerciaux avec la Chine. Avant même la guerre russo-ukrainienne, l’UE a investi dans le « Corridor du milieu ». Il s’agit d’un partenariat de transport multimodal, cumulant les voies maritimes, ferroviaires et routières, créé en 2014 (date de l’annexion de la Crimée par la Russie). Il va de la côte pacifique chinoise à la frontière orientale kazakhe. Les marchandises transitent ensuite par la mer Caspienne, le sud-Caucase, la mer Noire ou la Turquie, jusqu’en Europe.

Avec ce corridor, « les pays du sud-Caucase et d’Asie centrale, riches en hydrocarbures et en minerais » peuvent se désenclaver et acheminer leurs ressources jusqu’en Europe, précise le rapport de l’OSFME. Ainsi, les pays au centre du continent eurasiatique - tels que le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie ou le Turkménistan – ne seront plus « tributaires des réseaux d’infrastructures construits sous l’ère soviétique qui transitent par la Russie », détaille le document.

Ce partenariat commercial connait le succès. Le rapport de l’OSFME observe une importante augmentation des échanges entre les pays d’Asie centrale et l’Europe, depuis le début de la guerre en Ukraine. « En 2022, le volume des échanges de marchandises » transitant par ce corridor « a été multiplié par 2,5, et a atteint 1,5 million de tonnes ». Le filon n’est pas près de s’essouffler. Les pays signataires se sont fixés pour objectif d’atteindre les 4 millions de tonnes de marchandises échangées en 2024. Mais pour atteindre cet ambitieux chiffre, la Géorgie, le Kazakhstan ou encore l'Azerbaïdjan doivent investir dans le développement de leurs infrastructures et de leurs ports, avec l’aide de l’Union européenne. Pour le moment, ces pays ne sont pas en capacité d’assurer un tel volume de transit et de stockage, selon Noémie Rebière, chercheuse associée à l’IRIS et co-autrice du rapport de l’OSFME.

Les « flottes fantômes » russes pour outrepasser les sanctions européennes

Face aux tentatives européennes de se détourner des ressources énergétiques russes en diversifiant les partenariats, « le système de contournement des sanctions que la Russie va mettre en place va lui permettre d’exporter la quasi-totalité de sa production pétrolière, en échappant quasiment à tout contrôle », poursuit Noémie Rebière. En effet, les équipes de l’IRIS ont observé le phénomène de « flottes fantômes », organisées par les autorités russes, dans les détroits contrôlés par la Turquie.

Concrètement, deux types de flottes fantômes chargées de pétrole, existent. D’une part, les flottes référencées au nom de sociétés écrans, créées afin de masquer l’origine russe des navires. Ce type de flotte comprendrait 900 navires qui transporteraient 2,6 millions de barils par jour, selon Noémie Rebière. Et d’autre part, des flottes de navires anciens et défectueux qui désactivent leur système d’identification automatique (tel un GPS), à leur entrée et à leur sortie des détroits stratégiques, leur permettant de passer sous les radars des autorités turques.

De ce fait, « la guerre en Ukraine va permettre à la Turquie de se positionner comme intermédiaire privilégié pour la Russie et pour l’Union européenne, pour contourner le régime de sanctions », ajoute la chercheuse. D’autant plus que la Turquie n'a pas ratifié le régime européen de sanctions et n’a donc aucune obligation légale quant à son application. Noémie Rebière ajoute : « La Turquie qui contrôle les détroits et les infrastructures de raffinages sur son territoire va jouer un rôle clé dans le blanchiment du pétrole russe pour le réexporter vers le marché mondial ».

Un autre « tour de passe-passe » par le Solidarity ring

Une autre stratégie permet à la Russie de blanchir ses exportations, mais de gaz cette fois-ci, au-delà de 2027 (date à laquelle l’Union européenne projette d’arrêter toute importation énergétique russe). Le stratagème s’appuie sur le projet Solidarity ring. En 2023, l’entreprise d’État énergétique turque BOTAS signe un accord commercial de 13 ans avec l’entreprise d’État Bulgare, Bulgargaz. Cet accord permet à la Turquie de s’implanter durablement en tant que fournisseur de gaz au sein de la région, en signant des contrats avec la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, l’Azerbaïdjan, et la Slovaquie, notamment.

Sami Ramdani, chercheur à l’IRIS et co-auteur du rapport de l’OSFME, explique : « Il sera impossible de certifier avec certitude l’origine du gaz vendu par BOTAS sur les marchés européens, et donc, on a ici l’opportunité pour l’entreprise turque, de réexporter du gaz russe, en le faisant passer pour du gaz azerbaïdjanais ou turc ». Il ajoute : « Le tour de passe-passe visant à blanchir le gaz russe en le faisant passer pour du gaz venant d’ailleurs en Turquie, pourrait passer par cet accord ». Un accord qui permettrait, selon lui, « la pénétration du gaz russe sur les marchés européens », bien au-delà de 2027.

Pourquoi l’Union européenne n’émet pas de sanction à l’encontre de BOTAS ? Pour Sami Ramdani, il est « très difficile » de sanctionner l’entreprise turque « étant donné que la Turquie est un partenaire essentiel de la stratégie de diversification des approvisionnements européens ». La Turquie, qui a les pleins pouvoirs en matière de contrôle de l’origine du gaz, est notamment un acteur clé au sein des routes alternatives prévues par le « corridor du milieu ».

Des détournements russes qui « arrangent » tout le monde ?

Pour Noémie Rebière, l’Union européenne - et en particulier l’Allemagne – continue d’exporter des biens à double usage (civil ou militaire), vers la Russie. En ce sens, il serait plus opportun pour l’Union européenne de « fermer les yeux » sur la fiabilité des certificats d’origine émis par la Turquie afin de continuer à exporter ces types de marchandises vers la Russie. La chercheuse lance : « Je pense que ça arrange bien tous les acteurs d’avoir cette espèce de flou autour de l’origine et de la destination des biens ». De plus, l’objectif affiché du Solidarity Ring, d'ici à 5 ans, est d’atteindre les 19 milliards de mètres cubes de gaz importés. Dans cette quantité se mélangerait l’ensemble du gaz turc, azerbaïdjanais et russe. « Or, le seul acteur capable de remplir cet objectif en termes de volume, c’est la Russie », précise Noémie Rebière.

Clairement, le régime européen de sanctions ne parvient pas à affaiblir « l’effort de guerre russe », en touchant à son économie. Les chiffres le prouvent. En 2023, le produit intérieur brut (PIB) russe observait une hausse de 3,6 %, tandis qu’entre 2021 et 2023, le budget militaire du pays a triplé.

Inès Guiza

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