Outre les affrontements militaires et médiatiques qui opposent depuis
deux ans l’Ukraine et la Russie, l’organisation mondiale des flux énergétiques
s’est trouvée chamboulée. Retour sur les récentes évolutions du marché depuis
l’est européen, à l’aune des sanctions économiques européennes imposées à l’agresseur.
« Guerre Russo-Ukrainienne : la région de la mer Noire au cœur de la
reconfiguration des flux énergétiques ». Il s’agit de l’intitulé du 17e rapport rédigé par l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières
énergétiques (OSFME), organisation coordonnée par l'Institut des
Relations internationales et Stratégiques (IRIS), dans le cadre d’un contrat
avec la Direction générale des relations internationales et de la stratégie
(DGRIS). L’objectif essentiel de cette enquête : analyser le degré d’impact des
sanctions européennes mises en place depuis deux ans, contre Moscou. Les
auteurs, chercheurs en géopolitique, ont rendu les conclusions de leurs travaux
fin avril.
Retour
sur les sanctions européennes à l’égard de Moscou
Emmanuel Hache, directeur de
recherche à l’IRIS et responsable scientifique de l’OSFME, revient sur les
faits relatifs à la guerre qui déchire une partie de l’est de l’Europe. Le 24
février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Le pays assailli est soutenu
militairement et financièrement par l’Union européenne et l’Organisation du
traité nord-atlantique (OTAN). L’invasion russe marque alors un tournant
géopolitique pour le continent européen. En effet, en réaction, l’Union
européenne prononce des sanctions économiques historiques à l’encontre de la
Russie. Son but affiché, selon les propos d’Emmanuel Hache : « entraver l’effort de guerre russe ».
Les sanctions de l’Union
européenne concernant les exportations de pétrole russe par voies maritimes entrent
donc en vigueur entre décembre 2022 et février 2023. Elles ont eu pour
conséquence une baisse de 90 % des importations de produits pétroliers russes,
selon le rapport de l’OSFME et les publications de la Commission européenne. Simultanément,
l’Union européenne n’émet pas l’idée de s’en prendre aux importations de gaz
russes, puisque le continent demeure très dépendant de cette ressource
énergétique (notamment la Hongrie). Les clients ont tout de même réduit leur
dépendance à la filière russe d’approvisionnement. Les importations de gaz en
provenance de Russie représentaient 45 % de part de marché européen, en 2021, contre
15 %, en 2023. Cette réduction s’explique aussi en partie par la volonté des Russes
de diminuer leurs exportations de gaz vers l’Europe, en réponse aux sanctions,
notamment au départ du gazoduc Nord
Stream. À plus long terme, l’Union européenne se fixe pour objectif la fin
totale des importations énergétiques russes à l’horizon 2027.
Pour rappel, avant la guerre
en Ukraine, la Russie était le premier fournisseur énergétique de l’Union
européenne, avec des approvisionnements massifs en gaz, charbon et pétrole. Ce
commerce énergétique profitable rapportait environ 300 milliards d’euros à Moscou,
soit l’une de ses principales sources de revenus. En s’adressant ailleurs,
l’Union européenne pensait pouvoir porter atteinte à l’économie de guerre de l’envahisseur,
en affectant ses exportations énergétiques. Mais les chercheurs de l’OSFME
restent dubitatifs quant à la véritable efficacité des sanctions européennes.
Emmanuel Hache développe : « Malgré les
sanctions européennes et russes, de nombreux échanges se poursuivent le plus
souvent aux frontières de la légalité ».
L’Union
européenne tente de contourner les réseaux énergétiques russes
L’Union européenne a soutenu
économiquement et politiquement la construction de routes alternatives afin
d’acheminer les matières premières et les marchandises, en provenance d’autres
pays. Ces voies récentes sont considérées par les Européens comme un moyen de se
libérer de leur dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou, et de pérenniser leurs
partenariats commerciaux avec la Chine. Avant même la guerre russo-ukrainienne,
l’UE a investi dans le « Corridor du milieu ». Il s’agit d’un partenariat de
transport multimodal, cumulant les voies maritimes, ferroviaires et routières,
créé en 2014 (date de l’annexion de la Crimée par la Russie). Il va de la côte
pacifique chinoise à la frontière orientale kazakhe. Les marchandises
transitent ensuite par la mer Caspienne, le sud-Caucase, la mer Noire ou la
Turquie, jusqu’en Europe.
Avec ce corridor, « les pays du sud-Caucase et d’Asie centrale,
riches en hydrocarbures et en minerais » peuvent se désenclaver et
acheminer leurs ressources jusqu’en Europe, précise le rapport de l’OSFME.
Ainsi, les pays au centre du continent eurasiatique - tels que le Kazakhstan,
l’Azerbaïdjan, la Géorgie ou le Turkménistan – ne seront plus « tributaires des réseaux d’infrastructures
construits sous l’ère soviétique qui transitent par la Russie », détaille
le document.
Ce partenariat commercial connait
le succès. Le rapport de l’OSFME observe une importante augmentation des
échanges entre les pays d’Asie centrale et l’Europe, depuis le début de la
guerre en Ukraine. « En 2022, le volume
des échanges de marchandises » transitant par ce corridor « a été multiplié par 2,5, et a atteint 1,5
million de tonnes ». Le filon n’est pas près de s’essouffler. Les pays
signataires se sont fixés pour objectif d’atteindre les 4 millions de tonnes de
marchandises échangées en 2024. Mais pour atteindre cet ambitieux chiffre, la
Géorgie, le Kazakhstan ou encore l'Azerbaïdjan doivent investir dans le
développement de leurs infrastructures et de leurs ports, avec l’aide de
l’Union européenne. Pour le moment, ces pays ne sont pas en capacité d’assurer
un tel volume de transit et de stockage, selon Noémie Rebière, chercheuse
associée à l’IRIS et co-autrice du rapport de l’OSFME.
Les
« flottes fantômes » russes pour outrepasser les sanctions européennes
Face aux tentatives
européennes de se détourner des ressources énergétiques russes en diversifiant les partenariats, « le système de
contournement des sanctions que la Russie va mettre en place va lui permettre
d’exporter la quasi-totalité de sa production pétrolière, en échappant
quasiment à tout contrôle », poursuit Noémie Rebière. En effet, les équipes
de l’IRIS ont observé le phénomène de « flottes fantômes », organisées par
les autorités russes, dans les détroits contrôlés par la Turquie.
Concrètement, deux types de
flottes fantômes chargées de pétrole, existent. D’une part, les flottes
référencées au nom de sociétés écrans, créées afin de masquer l’origine russe
des navires. Ce type de flotte comprendrait 900 navires qui transporteraient
2,6 millions de barils par jour, selon Noémie Rebière. Et d’autre part, des
flottes de navires anciens et défectueux qui désactivent leur système
d’identification automatique (tel un GPS), à leur entrée et à leur sortie des
détroits stratégiques, leur permettant de passer sous les radars des autorités
turques.
De ce fait, « la guerre en Ukraine va permettre à la
Turquie de se positionner comme intermédiaire privilégié pour la Russie et pour
l’Union européenne, pour contourner le régime de sanctions », ajoute la
chercheuse. D’autant plus que la Turquie n'a pas ratifié le régime européen de
sanctions et n’a donc aucune obligation légale quant à son application. Noémie
Rebière ajoute : « La Turquie qui
contrôle les détroits et les infrastructures de raffinages sur son territoire
va jouer un rôle clé dans le blanchiment du pétrole russe pour le réexporter
vers le marché mondial ».
Un
autre « tour de passe-passe » par le Solidarity ring
Une autre stratégie permet à
la Russie de blanchir ses exportations, mais de gaz cette fois-ci, au-delà de
2027 (date à laquelle l’Union européenne projette d’arrêter toute importation
énergétique russe). Le stratagème s’appuie sur le projet Solidarity ring. En 2023, l’entreprise d’État énergétique turque BOTAS signe un accord commercial de 13
ans avec l’entreprise d’État Bulgare, Bulgargaz.
Cet accord permet à la Turquie de s’implanter durablement en tant que
fournisseur de gaz au sein de la région, en signant des contrats avec la
Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, l’Azerbaïdjan, et la Slovaquie, notamment.
Sami Ramdani, chercheur à
l’IRIS et co-auteur du rapport de l’OSFME, explique : « Il sera impossible de certifier avec certitude l’origine du gaz vendu
par BOTAS sur les marchés européens, et donc, on a ici l’opportunité pour
l’entreprise turque, de réexporter du gaz russe, en le faisant passer pour du
gaz azerbaïdjanais ou turc ». Il ajoute : « Le tour de passe-passe visant à blanchir le gaz russe en le faisant
passer pour du gaz venant d’ailleurs en Turquie, pourrait passer par cet accord
». Un accord qui permettrait, selon lui, « la
pénétration du gaz russe sur les marchés européens », bien au-delà de 2027.
Pourquoi l’Union européenne
n’émet pas de sanction à l’encontre de BOTAS
? Pour Sami Ramdani, il est « très
difficile » de sanctionner
l’entreprise turque « étant donné que la
Turquie est un partenaire essentiel de la stratégie de diversification des
approvisionnements européens ». La Turquie, qui a les pleins pouvoirs en
matière de contrôle de l’origine du gaz, est notamment un acteur clé au sein
des routes alternatives prévues par le « corridor du milieu ».
Des
détournements russes qui « arrangent » tout le monde ?
Pour Noémie Rebière, l’Union
européenne - et en particulier l’Allemagne – continue d’exporter des biens à
double usage (civil ou militaire), vers la Russie. En ce sens, il serait plus
opportun pour l’Union européenne de « fermer
les yeux » sur la fiabilité des certificats d’origine émis par la Turquie
afin de continuer à exporter ces types de marchandises vers la Russie. La
chercheuse lance : « Je pense que ça
arrange bien tous les acteurs d’avoir cette espèce de flou autour de l’origine
et de la destination des biens ». De plus, l’objectif affiché du Solidarity Ring, d'ici à 5 ans, est
d’atteindre les 19 milliards de mètres cubes de gaz importés. Dans cette quantité se mélangerait l’ensemble du gaz turc, azerbaïdjanais et russe. « Or, le seul acteur capable de remplir cet
objectif en termes de volume, c’est la Russie », précise Noémie Rebière.
Clairement, le régime
européen de sanctions ne parvient pas à affaiblir « l’effort de guerre russe », en touchant à son économie. Les
chiffres le prouvent. En 2023, le produit intérieur brut (PIB) russe observait
une hausse de 3,6 %, tandis qu’entre 2021 et 2023, le budget militaire du pays
a triplé.
Inès
Guiza