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Construction et assurance - Colloque annuel du cabinet PHPG : forfaits, globalisation des sinistres et incendie

Construction et assurance - Colloque annuel du cabinet PHPG : forfaits, globalisation des sinistres et incendie
Publié le 11/10/2021 à 15:58

Les associés du cabinet Preel Hecquet Payet-Godel (PHPG) se sont succédé pour rythmer cette matinée de discussions, organisée dans le cadre de son colloque annuel, le 15 septembre dernier. Jean-Baptiste Payet-Godel a introduit les débats animés tour à tour par les avocats Charlotte Roger, Romain Bruillard et Françoise Hecquet. Ces derniers ont abordé trois thèmes avec leurs invités : les marchés forfaitaires, la globalisation des sinistres et les enjeux assurantiels des incendies. Jean-Marie Preel, cofondateur du cabinet, a clôturé la manifestation.

 



Les forfaits dans les marchés de travaux

Charlotte Roger, avocate associée au sein du cabinet PHPG, Christelle Repellin, responsable juridique du pôle business France Artelia (maître d’œuvre), et Marc Sauvage, directeur général adjoint des achats de la région Île-de-France (maître d’ouvrage), développent le sujet des marchés et des contrats à prix forfaitaire.

Charlotte Roger indique qu’en droit privé, le prix forfaitaire n’est pas défini par le Code civil. Son article 1793 lui est malgré tout consacré : « Lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’augmentation de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changement ou d’augmentation fait sur ce plan, si ces changements ou augmentations n’ont pas été autorisés par écrit et le prix convenu avec le propriétaire. » À la lecture de cet article, la principale caractéristique du marché à prix forfaitaire est donc qu’il ne peut faire l’objet, sauf exception très stricte, d’une augmentation de prix. Dans beaucoup de cas, l’article 1793 est invoqué, or, y sont mentionnés une construction et un contrat conclu avec le propriétaire du sol. En dehors de ce cadre, le texte est-il applicable ? Non, celui-ci ne s’applique pas, par exemple, pour des contrats de sous-traitance ou sans construction. Les parties peuvent néanmoins accepter de se soumettre à un forfait en dehors des cas prévus par l’article 1793 du Code civil. Dans cette situation, la liberté contractuelle reprend ses droits. Il appartient donc aux parties de préciser le régime qu’elles entendent voir appliquer au forfait. Si le forfait se caractérise par un prix intangible, alors les clauses qui auraient pour objet de rendre le prix imprécis heurtent le principe du forfait. En présence de telles clauses, un magistrat pourra donc considérer que le marché n’est pas forfaire. Pour pouvoir s’engager sur un prix déterminé et invariable, il faut en outre que les parties soient en mesure de connaître la nature des travaux ou de la prestation objet du contrat. Car si l’objet du contrat est insuffisamment défini, on prive d’effet le forfait et celui-ci ne joue pas. En résumé, retenons comme caractéristiques principales à ce type de marché/contrat, son prix invariable et un projet clairement déterminé. L’article 1793 fait d’ailleurs appel à la notion de « plan arrêté et convenu » avec le maître d’ouvrage. Ledit plan ne doit pas s’entendre restrictivement.

Il s’agit de tout document contractuel qui décrit le marché et la prestation. Quel est donc le régime applicable aux marchés forfaitaires ? Tout d’abord, les augmentations imprévues de matériaux et de main-d’œuvre nécessaires à la réalisation de l’ouvrage n’ouvrent pas de droit à rémunération complémentaire. Les entreprises doivent donc apprécier leur prix final avec perspicacité au moment de la consultation, faute de quoi elles prennent le risque, en cas de sous-estimation, de devoir assumer les charges supplémentaires.

Christelle Repellin remarque que le droit public est parfaitement similaire au droit privé sur ce point. Le prix forfaitaire est global, fixe. Il comprend toute augmentation de matériau ou de main-d’œuvre. Nul article aussi précis que l’article 1793 du Code civil ne se retrouve dans le Code de la commande publique qui se borne à distinguer deux sortes de prix : unitaire et forfaitaire. L’article R. 21 12-6 dudit Code énonce que le prix des prestations faisant l’objet d’un marché est soit unitaire, proportionnel aux quantités réellement livrées, soit forfaitaire, appliqué à tout ou partie du marché, quelles que soient les quantités livrées ou exécutées. À l’inverse de l’article 1793, le Code de la commande publique ne se borne pas à viser les contrats de construction d’un bâtiment, il vise tout type de marché. Marché privé ou public, la société, qui intervient moyennant un prix global et forfaitaire, fait son affaire des éventuels dépassements pour honorer le contrat correctement. Cependant, Marc Sauvage estime que si l’entreprise est sachante et prend ce risque, les grands maîtres d’ouvrage qui gèrent des millions de m², notamment pour l’État, le sont également. Ils doivent assumer leurs responsabilités dans certains cas. Ainsi, beaucoup de sondages de recherche d’amiante ou autre sont réalisés de manière incomplète parce qu’autrement, ils seraient destructifs. Dans le cadre d’observations par échantillonnage, il paraît difficile de demander à une entreprise d’assumer le risque à 100 % là où les données sont parcellaires. De la même façon, lorsque, par exemple, les plans de sol sont incomplets, imprécis, ou bien si les réseaux ne sont pas repérés, cela semble irresponsable de la part du maître d’ouvrage de laisser l’entreprise endosser tout le risque. Ce risque à prendre en compte se traduit par des protocoles, des compromis qui définissent qui est responsable de quoi, où s’arrête la responsabilité que peut prendre le maître d’ouvrage.

Charlotte Roger souligne qu’il faut distinguer ici les augmentations de main d’œuvre et de matériaux nécessaires à la réalisation d’une prestation, et le cas où des prestations supplémentaires, que l’entreprise n’avait pas anticipées, s’imposent aux fins de réaliser un ouvrage. Et c’est effectivement une seconde conséquence du prix forfaitaire : les prestations supplémentaires indispensables restent en principe à la charge de l’entreprise, sauf accord préalable avec le maître d’ouvrage. On pourrait néanmoins réserver un sort distinct aux découvertes en cours de chantier qui justifient des prestations supplémentaires. Néanmoins, le droit privé est strict : ces prestations supplémentaires restent à la charge de l’entreprise en l’absence d’accord préalable du maître d’ouvrage. L’aléa technique pèse donc, in fine, sur l’entreprise.

Et cela va même plus loin, puisqu’à la lecture de l’article 1793, les prestations supplémentaires consécutives à des modifications de programme demandées par le maître d’ouvrage restent également à la charge de l’entreprise si celle-ci les a exécutées sans accord préalable du maître d’ouvrage sur le prix.

La règle est complètement différente en droit public, souligne Christelle Repellin. Le Code de la commande publique favorise davantage la prise en charge des aléas que l’article 1793. La possibilité est offerte au maître d’ouvrage public, qui a prérogative de puissance publique, de modifier unilatéralement le contrat public. En contrepartie, il doit indemniser le titulaire du marché public. Ce principe fondamental émane de l’article 6 du Code de la commande publique. Selon l’article R. 21 94-3, les prestations supplémentaires ou modificatives demandées par l’acheteur au titulaire d’un marché public de travaux qui sont nécessaires au bon achèvement de l’ouvrage et ont une incidence financière sur le marché public font l’objet d’une contrepartie permettant une juste rémunération du titulaire du contrat. Ce texte insiste sur deux critères. Premièrement, les travaux sont demandés par le maître d’ouvrage. Une grande partie de la jurisprudence souligne que la validation des travaux supplémentaires peut être expresse ou tacite. Deuxièmement, les travaux sont nécessaires au bon achèvement de l’ouvrage.

Le prix unitaire, qui semble moins favorable au maître d’ouvrage, n’est pas défini dans le Code civil ni dans les normes appliquées aux marchés privés (type NF P 03-001). Dans la doctrine et dans la jurisprudence, il se conçoit plutôt par opposition au prix forfaitaire. Au regard de cette absence de définition, finalement, la forme optée du prix répond davantage aux caractéristiques du marché qu’à un choix du maître d’ouvrage. En présence d’une description claire des prestations à exécuter, l’entreprise peut répondre via un prix forfaitaire. Le risque est alors encadré, sinon, il est recommandé de ne pas s’engager à la forfaitisation du prix.

Par ailleurs, la jurisprudence administrative reconnait la notion de travaux indispensables à la réalisation de l’ouvrage conformément aux règles de l’art. Avec cette catégorie de prestations, le titulaire du marché à droit à être indemnisé quand bien même il n’y a pas eu d’ordre du maître d’ouvrage.

Finalement, le forfait suppose que les entreprises anticipent de potentielles conséquences qui s’avèrent parfois lourdes. Elles peuvent cependant prendre des dispositions pour essayer de les limiter. Deux possibilités se présentent. La première consiste à recourir à des marchés mixtes, rémunérés pour partie à prix unitaire et pour partie à prix forfaitaire. La seconde revient à faire appel à la notion de forfait imparfait. Dans ce cas, les parties décident de mettre en place des clauses qui vont permettre non pas de sortir du forfait, mais d’encadrer son extension. Exemple de clause : si les conditions d’exécution du contrat sont modifiées, les parties se rencontrent pour rediscuter du prix, des délais ou autre, sur la base de propositions faites par l’entreprise. Pour éviter que le juge estime que l’accord sort du cadre du marché forfaitaire, les parties doivent définir ce qu’elles entendent par modification des conditions d’exécution dans des conjonctures précises : dépassement de délai, changement de programme ou de prestation, transformation des prévisions du contrat entraînant une augmentation d’au moins 10 % du coût. Ces adaptations permettent d’étendre le caractère forfaitaire à des circonstances particulières.

Charlotte Roger soulève un autre point crucial : souvent, la durée du chantier est multipliée par deux ou trois. L’entreprise sollicite alors une indemnisation au maître d’ouvrage qui oppose qu’elle s’est engagée pour un prix forfaitaire censé être indépendant de la durée de réalisation. Notons qu’un allongement de délai n’existe pas en soi.

En réalité, il a une cause :

s’il trouve son origine dans une augmentation de matériau indispensable, cela est couvert par le forfait. L’entreprise ne peut pas demander de rémunération complémentaire  ;

s’il trouve son origine dans des travaux indispensables du fait d’un événement extérieur qui impose des prestations supplémentaires, cela n’est pas couvert dans un marché forfaitaire privé, mais ça l’est dans un marché forfaitaire public.

La cause de l’allongement de délai régit la question de sa rémunération. Généralement, face à cette occurrence, le réflexe est de demander au maître d’ouvrage d’indemniser l’entreprise. Il ne faut toutefois pas oublier que le caractère forfaitaire d’un marché n’exonère pas le maître d’ouvrage de remplir ses obligations. Par ailleurs, les autres intervenants à la construction, s’ils ont concouru aux allongements de délai par leur faute, ont également engagé leur responsabilité et doivent participer à l’indemnisation. Côté droit public, avec la réforme des cahiers des clauses administratives générales (CCAG) entre en vigueur au printemps 2021, notamment avec la création du CCAG maîtrise d’œuvre, le problème a évolué. Dans le CCAG maîtrise d’œuvre, une clause dite de « rendez-vous » stipule qu’à partir du moment où le maître d’œuvre parvient à justifier une augmentation du délai de plus de 10 % par rapport aux prévisions du contrat ou au marché d’entreprise, les parties doivent se rencontrer pour en évaluer les conséquences.

La pénurie de matériau consécutive à la crise sanitaire entraîne des retards et une augmentation de leur coût, témoigne Marc Sauvage. Des avenants ont été passés pour des allongements de délais en raison du Covid. Il convient de se livrer à une analyse entre ce qui est effectivement lié au Covid et ce qui ne l’est pas pour éviter d’être taxé de libéralité. L’entreprise ne peut pas assumer seule le risque Covid. Les hausses de prix du métal, du bois et du transport ont nécessité avenants et protocoles. Les risques financiers, juridiques et politiques sont importants.

Charlotte Roger fait observer que la question est ici de savoir si une entreprise, qui a accepté un prix forfaitaire, peut solliciter une rémunération complémentaire du fait de l’augmentation du coût des matières premières indispensables à la réalisation de son contrat, ou au titre des retards que les difficultés d’approvisionnement de ces matières, ou le Covid, ont générés.

Elle remarque que depuis longtemps, le droit public a pris en compte l’existence de telles circonstances exceptionnelles (aléa économique).

Le Code de la commande publique prévoit que lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant qui en poursuit l’exécution a droit à une indemnité. C’est précisément le sujet de la pénurie actuelle de matériaux et de l’augmentation des coûts. Il s’agit d’aléas économiques qui déséquilibrent substantiellement le modèle du marché conclu. Dans ces situations-là, en application du Code de la commande publique et de la jurisprudence, l’entreprise a droit à une indemnité dont elle peut discuter avec le maître d’ouvrage.

De la même manière, la jurisprudence rappelle avec constance que les difficultés imprévisibles rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ouvrent droit à indemnisation au profit de l’entreprise lorsqu’elle justifie que ces difficultés ont pour origine des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat. L’aléa technique est donc pris en charge par le maître d’ouvrage, à la condition toutefois qu’il ait déséquilibré l’économie du contrat de son cocontractant.

Le droit privé, pour sa part, est bien plus « timoré » : non seulement il semble que l’imprévision, désormais consacrée par l’article 1195 du Code civil, ne soit pas compatible avec les marchés forfaitaires, mais en outre, le « bouleversement de l’économie du contrat » est restrictivement entendu par la jurisprudence.

En conclusion, l’avocate note que le droit public paraît précurseur concernant la prise en charge des aléas potentiels rencontrés dans un chantier.

 

 

Cause technique unique et globalisation des sinistres

Cette nouvelle table ronde a réuni Mariane Blanchi-Chevalier, responsable indemnisation construction et RC intensité de la société Marsh ; Kevin Dutheil, inspecteur sinistre chez AXA-XL ; et Romain Bruillard, avocat associé au sein du cabinet PHPG.

Le principe en matière de sinistre de responsabilité civile, lorsque des sinistres successifs se produisent au cours d’une même année d’assurance, est de les évaluer individuellement. Une franchise s’applique pour chaque sinistre, et tous imputent les plafonds de garantie. Avec l’assurance de responsabilité civile, une réclamation correspond à un sinistre. Néanmoins, se produisent des situations qui sortent de cette logique, notamment celle des sinistres en série, remarque Kevin Dutheil. Ils se rencontrent fréquemment dans le secteur médical (prothèse PIP), celui de la grande distribution (salmonelle) ou encore celui de la construction. Pour en harmoniser la gestion lorsque des milliers de sinistres similaires arrivent simultanément, et aussi pour se prémunir de l’effort financier brutal que cela peut réclamer, les assureurs ont mis en place diverses clauses de globalisation conventionnelles. En 2002, le droit s’est saisi du sujet, et la loi About a introduit un article au Code des assurances : « constitue un sinistre pour les risques mentionnés à l’article L. 1142-2 du Code de la santé publique, tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers engageant la responsabilité de l’assuré, résultant d’un fait dommageable ou d’un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique imputable aux activités de l’assuré garanties par le contrat et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations ». Cette solution, initialement dédiée au domaine médical, a ensuite été élargie. La loi du 1er août 2003 ajoute au Code des assurances l’article L. 124-1-1 : « constitue un sinistre tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers engageant la responsabilité de l’assuré, résultant d’un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage. Un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique est assimilé à un fait dommageable unique. » La cause technique occupe la place centrale de cet article. Malheureusement, elle n’est pas définie. Par suite, la doctrine a adopté deux courants. Le premier déduit de l’article qu’il y aurait deux causes, l’une juridique, celle du fait dommageable, l’autre extra juridique, celle technique. Le second ne fait pas de distinction et estime que cause technique et fait dommageable se confondent en une seule et même chose. L’essence de la globalisation repose sur la répétition d’un même phénomène soit matériel, soit intellectuel.

Pour l’assureur qui transpose l’article L. 124-1 du Code des assurances, une réclamation se rattache à une cause technique ou à un fait dommageable unique. Cela entraîne autant de réclamations que de sinistres. Conformément au contrat d’assurance, une franchise contractuelle est appliquée selon la nature du sinistre. L’ensemble des sinistres vient épuiser le plafond de garantie attachée à la réclamation ou au fait dommageable. Parfois, plusieurs réclamations viennent d’un fait dommageable unique. Mariane Blanchi-Chevalier prend l’exemple de la chute d’une grue qui détruit plusieurs maisons. Chaque propriétaire dépose sa réclamation pour son préjudice propre. L’assureur indemnisera les victimes en considération du fait dommageable ou de la cause technique unique. Il fait ainsi application d’une seule franchise et agrège les indemnisations sur le seul plafond de la première des réclamations. Ce dispositif qui protège globalement les victimes semble équilibré. Cependant, elles se verront opposer une franchise diminuée par autant de réclamants. Quant au responsable, les multiples indemnisations seront limitées par un seul et même plafond de garantie qui aboutira éventuellement, en cas de dépassement, à une insolvabilité de l’entreprise, voire à une contribution personnelle. Autre possibilité, plusieurs réclamations peuvent avoir pour origine plusieurs faits dommageables ayant la même cause technique. Avec l’exemple de la grue, elle pourrait être affectée d’un défaut de conception. La série de grues avec ce même défaut de conception va alors s’effondrer sur plusieurs chantiers distincts. Dans ce cas, la temporalité intervient. Évidemment, les machines ne s’écrouleraient pas au même instant sur tous les sites. Les premiers événements génèrent une procédure de rappel, mais la détermination de la cause technique peut s’avérer très longue (deux ou trois ans). Surcroît de difficulté, le responsable qui a conçu les grues a parfois changé d’assureur entre-temps. Ce type de conjoncture aboutit couramment à une partie de ping-pong entre assureurs.

Des arrêts ont été rendus : un le 24 septembre 2020, deux le 26 novembre 2020 et dix le 27 mai 2021. Un point commun relie ces affaires explique Romain Bruillard. Un particulier souhaite défiscaliser ses revenus. Un investissement dans le secteur photovoltaïque lui est proposé. Pour bénéficier de la défiscalisation dans un tel projet, il faut que l’installation soit raccordée avant le 31 décembre. Dans le cas contraire, le particulier est soumis à un redressement fiscal. Si cela se produit, il invoque un manquement au devoir de conseil et d’information pour ne pas avoir été prévenu du risque de redressement. Il va chercher à engager la responsabilité soit de son gestionnaire de patrimoine, soit de l’auteur du montage. À chaque fois, le débat sur la globalisation du sinistre s’est conclu par la reconnaissance d’une cause technique unique, celle d’une erreur d’analyse quant à l’étendue des risques fiscaux attachés à ces produits. Selon l’attendu de la Cour de cassation : « les dispositions de l’article L. 124-1 du Code des assurances consacrant la globalisation du sinistre ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel en cas de manquement à ses obligations d’information et de conseil, celles-ci, individualisées par nature, excluant l’existence d’une cause technique au sens de ce texte permettant de les assimiler à un fait dommageable unique ». Autrement dit, le sinistre sériel ne joue pas en présence de l’inexécution répétée d’une même obligation d’information et de conseil.

Le courtier en assurance propose une prestation intellectuelle. Il doit répondre à une obligation d’information et de conseil. Selon la Cour de cassation, cette prestation ne pourrait jamais être considérée comme globalisée car individuelle par nature. Dans le cas d’espèce, faut-il vraiment voir la prestation comme individuelle par nature ? Pour Mariane Blanchi-Chevalier, cette appréciation est erronée. L’information et le conseil sont effectivement attachés à un client et à ses besoins. Cependant, l’information exposée se compose de données brutes non individualisées sur les caractéristiques d’un produit ou d’un service. Le conseil s’en distingue parce que lui est effectivement individualisé. Par exemple, sur la notice d’information présente dans une boîte de médicaments, les indications sont générales. Le médecin qui prescrit ce médicament en revanche conseille le patient de manière adaptée à son organisme particulier et à sa pathologie. Si l’on étend le dispositif de l’arrêt, toute erreur dans une notice de médicament ne pourra jamais constituer un sinistre sériel. Il semble que l’objectif de la Cour de cassation est d’exclure le sinistre en série pour toute prestation intellectuelle. Pourtant, un professionnel incompétent peut répéter un conseil faux bien que personnalisé à plusieurs clients. En cas de réclamations multiples de ceux-ci au titre de la responsabilité civile du conseiller, la nature sérielle ne saurait être retenue. Or, la globalisation s’apprécie d’après l’article L. 124-1-1 du Code des assurances en fonction de la source du dommage. Le défaut de connaissance du conseiller est bien l’origine unique de l’ensemble des réclamations. D’autres domaines risquent-ils d’être exclus du champ de la globalisation des sinistres ? Romain Bruillard en voit trois. Le premier touche à l’obligation de sécurité. Beaucoup de sinistres sériels concernent les produits défectueux qui blessent leurs utilisateurs. Obligation de sécurité et d’information sont intimement liées. L’article 1245-3 du Code civil définit l’obligation de sécurité : « un produit est défectueux au sens du présent chapitre, lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Justement, « la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre » dépend souvent de l’information reçue. Il y aura par exemple inexécution de l’obligation de sécurité lorsque l’utilisateur n’est pas prévenu qu’il doit porter un masque, des gants, des lunettes pour manipuler un produit dangereux. L’arrêt pourrait être transposé à tous les sinistres qui ont pour origine l’inexécution d’une obligation de sécurité parce qu’elle est liée à celle d’information. Comme l’obligation d’information est individualisée par nature, la qualification de sinistre sériel ne serait pas retenue.

Le deuxième domaine vise tous les contrats d’entreprise. Le propre d’un contrat d’entreprise – qui le distingue d’un contrat de vente – est de porter sur un travail spécifique pour les besoins particuliers exprimés par un client. La fabrication de produits à la chaine engendre des contrats de vente, alors que répondre à une commande sur mesure amène à un contrat d’entreprise. Satisfaire les besoins particuliers exprimés par un client correspond à une obligation individualisée par nature, donc incompatible avec le sinistre sériel selon la Cour de cassation. Tout auteur d’un travail à façon se trouverait automatiquement hors du champ des sinistres sériels parce qu’il répond à des besoins particuliers exprimés par son client. Il exécute un contrat d’entreprise. Il peut donc indéfiniment reproduire la même erreur technique, toujours pour la même raison, et générer des sinistres continûment sans que ceux-ci ne constituent un sinistre sériel. Finalement, toute l’exécution des contrats d’entreprise pourrait être exclue du champ de la globalisation des sinistres.

S’agissant du troisième domaine, on se demande si toute obligation, par nature, n’est pas individualisée ? Elle répond au besoin d’un créancier. Tout contrat est individualisé, lié à une seule personne. Par exemple, pour les prothèses PIP, un sinistre sériel a été retenu avec une cause technique identique suite à une non-conformité des prothèses. Qu’est-ce qui, plus qu’une prothèse, est individualisé à chaque patient ? Il s’agit donc que sa pose ait une obligation individualisée par nature. La qualification de sinistre sériel serait chassée de ce périmètre. C’est pourtant bien celle que la jurisprudence a retenue sans débat. L’article L. 124-1 précité n’exige pas que l’obligation soit identique. On peut admettre des variations dans l’obligation, notamment concernant son étendue. En revanche, ce qui doit être identique, c’est l’inexécution et ce qui la cause.

Dans sa décision, la Cour de cassation a soulevé le moyen d’office. Les parties à la procédure à aucun moment n’ont souhaité se prévaloir de l’absence de globalisation des sinistres. En se prononçant, la Cour de cassation a changé les bases sur lesquelles, dans la pratique de marché, les parties à un contrat s’appuyaient pour conclure un accord, créant ainsi de l’insécurité juridique et par suite économique. Ce contexte ne contribue pas à apaiser un secteur déjà difficile, précise Kevin Dutheil. La tarification prend en compte un ensemble de facteurs dont bien entendu la globalisation. Y renoncer en matière de prestation intellectuelle, de devoir d’information et de conseil, bouscule l’équilibre du modèle.

Chargé de la conclusion de cette table ronde, Romain Bruillard observe que la série d’arrêts a porté sur le champ d’application de la globalisation des sinistres et non sur la définition de la cause technique qui reste toujours autant imprécise. Cette imprécision est pourtant préjudiciable tant pour les assureurs que pour les assurés.

 

 

Incendie : origine et enjeux assurantiels

Hervé Lefebvre, président de la 18e Chambre du tribunal de commerce de Paris, délégué général aux mesures d’instruction et à la taxation ; Thierry Hubert Dupon, président de la 4e Chambre spécialisée en transport et assurances du tribunal de commerce de Paris ; et Richard Lelait, responsable technique règlements construction, responsabilité civile, transports terrestres, plaisance et caution chez AXA France, entouraient Françoise Hecquet, avocate associée au cabinet PHPG, pour développer ce dernier sujet.

En introduction, Françoise Hecquet énumère quelques chiffres : le bilan annuel publié par le ministère de l’Intérieur fait état de plus de 4 290 000 interventions des pompiers en 2020, dont 282 000 pour des incendies. Les feux sont classés par type : habitations, 64 000 ; établissements recevant du public, plus de 6 000 ; locaux industriels et entrepôts, plus de 4 000 ; locaux artisanaux, 1 000 ; locaux agricoles, 2 400. Par comparaison, les feux de véhicules représentent, 48 000 interventions et ceux de végétation, 59 000. L’incendie constitue un enjeu majeur pour les assureurs. D’après la fédération française de l’assurance, 1,4 milliard d’euros d’indemnités ont été réglés pour 194 000 incendies. Comparativement, les 1 183 000 dégâts des eaux déclarés ont donné lieu au versement d’1,3 milliard d’euros d’indemnités. L’incendie se pose comme l’un des principaux risques pour les entreprises, quelle que soit leur taille, car ses conséquences financières sont lourdes. Aux dommages matériels s’ajoutent souvent des préjudices immatériels, voire des victimes blessées ou pire (environ 400 décès par an). En matière d’incendie, la détermination de l’origine et de la cause va impliquer des conséquences juridiques et assurantielles que Richard Lelait va développer.

Les incendies peuvent avoir des retombées corporelles, financières, médiatiques. Juridiquement, l’origine de l’incendie, selon Richard Lelait, est une condition à l’obligation de la dette, alors que la cause de l’incendie est plus une condition concernant la contribution de la dette. La nuance entre obligation à la dette et contribution à la dette a son importance parce que les garanties d’assurances mobilisées s’en inspirent. Il existe des assurances de choses et des assurances de responsabilité. Les assurances de choses regroupent les garanties contenues dans les polices des entreprises en cours de chantier. Elles couvrent l’article 1788 du Code civil (la charge des risques pèse sur l’ouvrier avant réception) pour les événements fortuits et soudains, c’est-à-dire accidentels. Quelle que soit la cause, l’entreprise va devoir reprendre son ouvrage et l’assureur interviendra dans la mesure où l’incendie affecte la prestation du client. À propos de la notion de contribution à la dette, l’assureur s’intéresse à la cause de l’incendie puisqu’il peut entreprendre des recours. Les conclusions de l’expertise amiable ou judiciaire en conditionnent les voies.

La police tous risques chantier (TRC) protège le maître d’ouvrage et les entreprises contre beaucoup de dommages. Là aussi, des recours peuvent être initiés. Néanmoins, ils présentent l’inconvénient de figer le chantier en attendant la détermination de la cause et donc d’entraîner l’application d’éventuelles pénalités de retard. Les assurances de choses s’attachent à l’origine de l’incendie qui déclenche la garantie, puis sa cause motive éventuellement des recours contre des fournisseurs ou des tiers.

En cours de chantier, l’article 1789 du Code civil qui s’applique aux cas où l’ouvrier ne fournit pas la matière prévoit une présomption de faute. L’entreprise doit alors prouver qu’elle s’est conformée aux mesures attendues. Il faut prendre garde à ne pas confondre présomption de responsabilité avec présomption d’imputabilité. Pour qu’une société soit présumée responsable, il convient d’abord d’apporter la preuve que l’incendie provient des travaux qu’elle a réalisés. Quelle est la responsabilité de l’entreprise concernant les existants ? En avait-elle la garde ?

Pour les incendies se produisant après la réception du chantier, moins nombreux, des questions restent en suspens, notamment quant au champ d’application de la responsabilité décennale. La Cour de cassation distingue cause et origine. La responsabilité décennale s’applique dès lors que le demandeur apporte la preuve que l’incendie a une origine de construction. Il revient au constructeur de renverser la présomption en prouvant une cause étrangère. À l’inverse, dans l’hypothèse où l’origine constructive n’est pas rapportée, la responsabilité décennale du constructeur est écartée.

Pour la pose d’éléments d’équipements sur existants, la même distinction s’opère. Si la preuve est rapportée que l’incendie a pour origine la pose d’un élément d’équipement sur un existant, la responsabilité décennale des constructeurs pourra être engagée lorsqu’il y a impropriété à la destination ou atteinte à la solidité de l’existant. L’origine de l’incendie est également importante dans ce qu’on appelle le process. Par exemple, si un bâtiment brûle, la présomption de responsabilité des constructeurs va immanquablement être invoquée. Or, si l’origine de l’incendie trouve sa cause dans un élément d’équipement à vocation professionnelle au sens de l’article  1792-7, la responsabilité décennale des constructeurs ne s’appliquera pas, mais plutôt la responsabilité contractuelle ou une responsabilité extra contractuelle.

L’application de la responsabilité décennale ne signifie pas celle de l’assurance obligatoire. Normalement, cette dernière ne s’applique pas aux existants divisibles. En matière de responsabilité décennale, la cause importe. Le constructeur peut, dans le cadre de la contribution à la dette, obtenir des recours en garantie et diviser ainsi la dette. Le contenu du rapport d’expertise permet à l’assureur d’exonérer son client ou de mobiliser ses garanties.

L’assureur dispose d’outils pour limiter les incendies des constructeurs sur les chantiers. Le Code du travail réglemente les permis de feu. Modifiable au fil du chantier, fourni par le chef d’établissement, il donne connaissance aux intervenants de l’existant, du contenu de l’ouvrage et de ses spécificités. Certaines polices prévoient des sanctions en cas de non-utilisation ou de non-respect du permis de feu. En général, elles modifient les plafonds de garantie (baisse) ou les franchises (hausse). Par ailleurs, l’absence totale de garantie est possible pour les sinistres non aléatoires. En effet, certains chantiers laissent à penser que le sinistre était inéluctable. Dans ce cas, l’assureur interroge sur la présence d’un aléa. L’année dernière, la deuxième Chambre civile, qui traite les affaires d’assurance, a rendu deux décisions sur le dol. Pour Richard Lelait, la Cour de cassation a redonné son autonomie à la faute dolosive. En mai 2020, la chambre a considéré que « l’incendie témoignait de la volonté de provoquer une forte explosion, et si l’incendie n’avait pas pour motivation principale la destruction de matériel ou de tout ou partie de l’immeuble, celle-ci était inévitable et ne pouvait être ignorée de l’incendiaire. » À l’avenir, le secteur de la construction sera peut-être affecté par cette décision. Les comportements, quels qu’ils soient, doivent-ils être tous supportés par la mutualité ?

Les assureurs disposent d’excellents experts qui réalisent chaque année bien plus d’expertises que les experts judiciaires. Un expert judiciaire va mener en moyenne cinq à dix expertises pour des affaires d’incendies par an alors que celui de l’assureur en fait autant chaque semaine. Quand les assureurs s’accordent sur le nom d’un expert dont la désignation sera proposée au tribunal, ils ont déjà tenu des réunions préparatoires et cherchent un troisième avis, le plus souvent avec à l’esprit la volonté de transiger.

En pratique, le tribunal de commerce de Paris a très peu d’affaires d’incendies, souligne Hervé Lefebvre. La sécurité juridique fait partie de ses objectifs principaux. Les juges du premier degré ne sont pas soumis à une censure immédiate de la Cour de cassation, mais considèrent qu’ils participent à l’évolution du droit face à des cas d’espèce. Le TC de Paris ne gère que des contentieux commerciaux ou par nature avec un défendeur commerçant. C’est le cas des compagnies d’assurance, mais pas des mutuelles. C’est pourquoi pour une mutuelle, dès la première audience, le plaideur est invité à s’exprimer sur la compétence du tribunal. Il n’est pas toujours demandé au tribunal de se déclarer incompétent dans cette situation. Ce contentieux est éminemment technique et exige le support d’experts pour éclairer la juridiction. Les juges du contrôle conseillent les juges ordonnateurs sur leur choix. Le tribunal est saisi soit en référé, soit en procédure au fond pour une mission d’expertise. L’expert mandaté donne son avis sur les causes et origines du sinistre et sur le coût des dommages. Il n’énonce pas qui est responsable. Le juge n’est pas tenu de suivre les conclusions de l’expert.

Thierry-Hubert Dupon rappelle que l’instance est l’affaire des parties. Le juge tranche ce qui lui est soumis. Il a un pouvoir de rédaction finale de la mission de l’expert. La juridiction a une chambre spécialisée. Les juges sont tenus de faire référence à des clauses types dans leurs jugements et leurs ordonnances. S’agissant des mises en cause, le tribunal demande aux experts que cela soit fait au tout début de l’expertise. L’apparition de nouveaux éléments ne doit pas avoir un effet dilatoire. La mission du juge du contrôle est d’assurer la bonne exécution de l’expertise qui doit se conclure dans un délai raisonnable et se matérialiser par un rapport clair à un coût approprié. Par ailleurs, selon la loi, les juges n’ont pas à signaler dans leurs ordonnances ou jugements qu’ils autorisent l’expert à s’adjoindre un sapiteur. Cette responsabilité incombe à l’expert. Le texte précise simplement qu’ils doivent avoir des spécialités différentes. Le juge n’intervient pas, il n’a pas à délivrer d’autorisation sur ce point.

Dans leur mission, les experts se prononcent sur les causes et les origines du sinistre, pas nécessairement sur son aggravation déplore Françoise Hecquet. Or, un chantier mal organisé, une maintenance insuffisante, et plus généralement l’environnement global peuvent amplifier les dégâts. Pour le constater, il arrive que l’avocat demande de diligenter d’une expertise comportant des missions spécifiques, et il importe que le tribunal en tienne compte. Des difficultés liées au respect du principe du contradictoire peuvent apparaître lorsque les mises en cause interviennent alors que les constats et prélèvements ne sont plus possibles. Il est également parfois impossible d’avoir accès au site sinistré en raison de sa dangerosité, pour autant, les enjeux liés à la détermination de l’origine de l’incendie supposent que les constats soient contradictoires. Il importe d’avoir accès au juge pour qu’il y ait débat sur ces difficultés. Françoise Hecquet regrette par ailleurs que les magistrats ne désignent pas nécessairement les experts sur le nom desquels les parties s’accordent, alors même que le procès est la chose des parties. Les parties ont pourtant pour objectif d’obtenir un rapport qui soit le moins discutable possible et souvent au meilleur coût. Ce type d’échanges avec les magistrats est important, car il permet un regard croisé des expériences respectives et un enrichissement mutuel pour améliorer ensemble la pratique de l’expertise.

 

C2M

 

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