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DÉCRYPTAGE (1). Intégration des critères ESG dans la politique de rémunération des dirigeants mandataires sociaux du CAC 40 : où en est-on ?

DÉCRYPTAGE (1). Intégration des critères ESG dans la politique de rémunération des dirigeants mandataires sociaux du CAC 40 : où en est-on ?
Publié le 15/06/2024 à 10:36

La tendance à l’intégration des critères ESG demeure tendanciellement favorable mais encore très prudente, note Viviane de Beaufort. Les travaux menés par le programme Women Board Ready Essec 2023, sous la direction de la professeure, montrent des disparités notables entre entreprises et secteurs au sujet de la qualité des critères ESG utilisés.

Face aux enjeux majeurs que représentent les considérations extra-financières des entités économiques, notamment en matière d’environnement, de social et de gouvernance (ESG), la politique de rémunération des dirigeants mandataires sociaux (DMS) a évolué pour inclure des objectifs ESG au sein de la part variable.

Cette évolution vise à encourager une prise en compte réelle de la dimension extra-financière dans la stratégie de l’entreprise, en incitant le dirigeant à pratiquer une certaine éthique des affaires et en alignant ses intérêts avec la promotion d’une gouvernance d’entreprise plus responsable. Cette question qui peut paraître très technique nous apparaît donc fondamentale dans toute réflexion sur la gouvernance responsable et comme telle a justifié de poursuivre des travaux ciblés au CEDE.

Cette fois, les travaux[1] menés par des participantes du programme Women Board Ready Essec 2023 sur le questionnement du Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) visaient à mettre en lumière les pratiques des sociétés du CAC 40, dont leur stature exige qu’elles montrent l’exemple, et à tenter une approche critique des critères ESG utilisés.

L’importance montante accordée aux thématiques ESG

De cette manière, il a été possible d’émettre des recommandations sur la pertinence et l’effectivité des critères en question, en se fondant notamment sur les rapports publiés entre 2020 et 2023 concernant les réponses du CAC 40 aux questions écrites que le FIR a posées aux assemblées générales des actionnaires de ces grands groupes français. L’étude a été complétée par des éléments publiés dans les documents de l’entreprise, mais aussi via une veille intégrant les rapports d’institutions, comme l’AMF[2] et le HCGE[3], tout comme les controverses dénoncées par les ONG.

Cette analyse des politiques de rémunération des DMS s’inscrit dans une tendance significative d’augmentation de l’engagement actionnarial, notamment des actionnaires individuels - 842 questions écrites posées aux assemblées en 2023 à ajouter aux questions orales -, mais aussi de l’importance montante accordée aux thématiques ESG par ces actionnaires. Les questions écrites relatives aux sujets environnementaux ont quasiment doublé entre 2020 et 2023. En proportion, et excepté 2021 jugée exceptionnelle par le nombre de questions écrites consécutivement à la pandémie Covid-19, les questions ESG n’ont cessé d’occuper une place de plus en plus importante dans le questionnement aux entreprises et dirigeants : en 2020, les questions écrites non-ESG représentaient 23,34% de l’ensemble, en 2022 (18,55%) et en 2023 (18,41%).

De plus, le contexte normatif avec l’instauration du Say on Pay par la loi PACTE en 2019, les recommandations du Code Afep-Medef concernant l’inscription de critères ESG dans la politique de rémunération des DMS et les effets potentiels de  la directive européenne CSRD ( 2021) oeuvrent évidemment à une accélération.

Zoom sur les questions du FIR

Dans le cadre de sa campagne d’engagement, le FIR a, depuis 2020, systématiquement posé une question sur l’intégration des critères environnementaux et sociaux dans les politiques de rémunération variable, à court et long terme, des DMS. En 2023, il insistait sur deux points négligés antérieurement : l’alignement des critères ESG avec les enjeux ESG matériels de l’entreprise et l’inclusion de ces critères dans la politique de rémunération des salariés, au-delà des plans d'intéressement.

C’est ainsi que la question de 2023 est rédigée de cette façon : « Pourriez-vous préciser en quoi les critères E&S intégrés dans les politiques de rémunérations variables à court et long termes (si applicables) de vos dirigeant.e.s reflètent les enjeux E&S les plus matériels auxquels votre entreprise est confrontée ? Comment le Conseil s’assure-t-il de la réalisation des objectifs E&S, en particulier sur la base de quels critères quantitatifs ? Est-ce que le niveau d’exigence est réévalué systématiquement?lorsque les taux d’atteinte sont?élevés ? Pouvez-vous décrire de quelle manière la rémunération?(bonus, long terme, intéressement, autre)?de vos salarié.e.s (hors dirigeant.e.s) intègre des critères environnementaux et sociaux (E&S) ? Merci de préciser le nombre de salarié.e.s concerné.e.s et de détailler de la manière la plus précise possible les critères E&S et leur part dans la rémunération des salarié.e.s. »

En analysant les réponses apportées par le CAC 40 les participantes du Women Board Ready ESSEC 2023 ont identifié une très (trop) grande variété de résultats.

Un écart quantitatif

Le premier constat des travaux porte sur la grande disparité dans la proportion des critères de performance extra-financière susceptibles de donner lieu au versement d’une partie de rémunération supplémentaire au titre de l’ESG. Si 35 sociétés du CAC 40 ont inscrit des critères ESG dans la rémunération de long terme de leurs DMS, seules 10 sociétés ont augmenté cette part dans la rémunération à court ou long terme depuis l’année dernière.

De surcroît, la proportion donnée à l’ESG dans lesdites rémunérations est disparate d’une entreprise à l’autre. Ainsi, 12 sociétés témoignent d’une part ESG inférieure à 20%, tandis que Veolia se distingue avec une proportion de 50 % de critères ESG dans la rémunération de long terme de son dirigeant exécutif.

La tendance à l’intégration des critères ESG demeure tendanciellement favorable mais encore très prudente, les critères financiers restant prédominants.


 

Une qualité variable de la pertinence des critères

Les travaux menés révèlent également des disparités notables entre entreprises et secteurs au sujet de la qualité des critères ESG utilisés.

La première dimension qualitative est celle de la complétude des critères en question, c’est-à-dire de la possibilité pour les parties prenantes de juger de la pertinence du corpus normatif ESG utilisé pour la rémunération fondée sur des considérations extra-financières, au regard du secteur et des activités de l’entreprise. Or, parmi les entreprises du CAC 40, seulement 23 fournissent une décomposition des critères ESG pour la rémunération de court terme des DMS. Et, y compris parmi celles qui s’y livrent, les niveaux d’exigence qualitative divergent profondément. Ainsi, si 21 entreprises incluent sans surprise un critère environnemental, seulement 9 couvrent les trois dimensions de l’ESG…

En matière de rémunération de long terme, le constat se dégrade, puisque seules 16 entreprises intègrent des critères ESG, majoritairement sur des objectifs environnementaux, et une seule, Veolia inclut les 3 dimensions E, S et G. En d’autres termes, de la pauvreté du taux de couverture ESG des critères découle nécessairement une moindre qualité de la justification du versement d’une rémunération fondée sur des objectifs ESG.

Un choix de facilité

La critique sur la complétude du corpus de critères ESG se double d’une interrogation sur le la légitimité de la sélection des critères effectuée. Au vu de la grande diversité des modèles d’entreprises, activités opérationnelles, marchés et secteurs, on pourrait s’attendre à une diversité dans le choix des critères environnementaux et sociaux devant définir la performance d’un dirigeant, tout comme à une approche « globalisante » de la performance à travers une pondération équilibrée entre E, S et G.

Or, on constate que quelques critères sont très couramment utilisés par quasi tous les groupes: la mixité femmes/hommes à hauteur de 40 % des sociétés, la satisfaction client (25 %), la réduction des émissions de CO2 (30 %) ou l’engagement envers les communautés locales (15 %).

Certains groupes n’ont pas détaillé leurs KPIs ESG dans leurs documents de référence, généralement en se réfugiant derrière un indice RSE ad hoc, sans exposition claire du contenu ou de la méthodologie, avec une révision prévue des objectifs tous les deux ans par exemple. Les objectifs définis deux années avant pourraient être stigmatisés comme peu ambitieux s’il suffit de deux ans pour les atteindre. En effet, les enjeux extra-financiers étant par définition des enjeux de long terme, une réactualisation biennale suscite interrogation.

Un double déséquilibre entre ESG

On soulignera par ailleurs un double déséquilibre important entre les trois dimensions de l’ESG. D’abord, une prépondérance forte des critères environnementaux par rapport aux critères sociaux, et encore davantage de ceux relatifs à la gouvernance.

Ensuite, un décalage de précision : si 30% des entreprises utilisent des objectifs quantifiables dans le domaine de l’environnement, comme une réduction précise des émissions carbone, les critères sociaux et de gouvernance sont souvent vagues et déclaratifs, sans réelle méthodologie dont la robustesse viendrait au soutien d’une évaluation sérieuse.

A titre d’exemple, la diversité et l’inclusion sont considérées par 40% des entreprises, mais les critères qui leur sont associés sont rarement accompagnés d’indicateurs clairs et mesurables. Ainsi, on retrouvera comme critères sociétaux : « actions prises en faveur de l’ancrage territorial du groupe en France et dans le monde, hors grandes villes » ou « initiatives du groupe en faveur de l’égalité femmes-hommes », sans plus de détails quant aux indicateurs, objectifs et méthodes d’évaluation qui doivent en assurer l’effectivité.

En matière de gouvernance, le G est très peu valorisé et les critères utilisés très limités : on retrouvera par exemple l’EIC (Ethique/Intégrité/Conformité), la satisfaction client, l’existence d’un plan stratégique… Des critères parfois surprenants tant ils semblent davantage des prérequis à tout bon fonctionnement d’une entreprise. Cette inégalité dans l’application des trois dimensions de la performance extra-financière entraîne un risque d’effet d’annonce en matière sociale et de gouvernance (social washing).

La définition trop générale ou l’insuffisance de détails sur les objectifs ESG est problématique, car l’atteinte des objectifs peut être si facile qu’elle constitue une « formalité » plus qu’une réelle performance atteinte. La rémunération du DMS peut alors souffrir d’illégitimité.

 

Viviane de Beaufort,

professeure à l’ESSEC,

directrice du CEDE et docteure en Droit



[1] travaux menés avec des participantes du programme Women Board Ready Essec  2023  (Team WBR 2023 : Samira Belkadhi, Anne-Laure Commault Tingry, Catherine Hellmann,Mael Morelle,Mélanie Montocchio,Carola Puusteli,Niva Sintès,Corina Sabadus,Béatrice Theiller,Sabrina Vermesse), sous la direction de Viviane de Beaufort, sur le questionnement pratiqué par le Forum pour l'Investissement Responsable (FIR)  auprès des entreprises cotées du CAC 40

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