La
nouvelle directive CSRD offre un cadre prometteur pour améliorer la
transparence et l'homogénéité des pratiques, mais il reste des défis à relever
pour que ces dernières soient plus durables, d’après Viviane de Beaufort. Pour
la professeure à l’ESSEC, s’inspirer des modèles à l’international est « essentiel ».
La très grande disparité dans
le choix, l’utilisation et l’évaluation des critères ESG ne doit pas occulter
de réelles avancées, notamment de bonnes pratiques déployées cette dernière
année par certains acteurs. On soulignera ici les
initiatives de L’Oréal.
En matière environnementale,
le groupe a conditionné la rémunération variable de ses dirigeants mandataires
sociaux (DMS) à l’atteinte du statut « carbone neutre » d’ici 2025
pour l’ensemble des sites du groupe, l’amélioration de l’efficacité énergétique
et l’utilisation de 100% d’énergies de provenance renouvelable dans un secteur :
la cosmétique, où la consommation en énergie est importante.
De surcroît, un autre critère
environnemental impose le remplacement de 100 % des emballages plastiques d’ici
2030 par des emballages recyclés ou biosourcés, avec un objectif intermédiaire
fixé à 50 % d’ici 2025, pour faire face à la pollution plastique, l’une des
principales problématiques d’une industrie FMCG (produits de grande
consommation). L’Oréal s’inscrit ainsi pleinement dans la logique d’une
performance extra-financière, pouvant faire l’objet d’un versement de
rémunération supplémentaire en cas de réussite.
En matière sociale et
sociétale, L’Oréal fixe des objectifs chiffrés dans ces critères sociaux, ne
pouvant faire l’objet d’une remise en cause dans leur évaluation. Ainsi, un
objectif de 100 000 personnes issues de communautés en difficulté à aider par
le groupe pour un accès favorisé à l’emploi, fixé pour 2030, tandis que 20 %
des actions de performance seront définitivement acquis en cas de réalisation
d’objectifs sociaux et environnementaux constatés au terme d’une période 4 ans
à compter de la date d’attribution.
Cette initiative constitue
une avancée majeure en matière extra-financière puisqu’elle inclut une clause
dite de « clawback », destinée à indexer le versement final d’un
avantage sur la réalisation avérée d’un objectif, permettant alors d’établir
une performance, sous peine de voir l’avantage être retiré ou remboursé a posteriori. Cette initiative du groupe
se démarque vis-à-vis des autres groupes du CAC 40
En matière de gouvernance,
souligner les bonnes pratiques de quelques groupes en matière d’ouverture des
critères ESG sur un périmètre élargi au DMS paraît intéressant, même si,
rappelons-le, le « G » intègre la question majeure et transversale de
la pratique éthique des affaires (pratiques fiscales, d’influence, association
des parties prenantes,etc). Sur cette question, la CSRD, évoquée ci-après,
pourrait apporter des progrès mais comporte des limites.
Transparence et périmètre élargi versus flou et concentration
sur les DMS
L’extension de la
conditionnalité ESG aux cadres dirigeants des entreprises invite en effet à
repenser le processus de réévaluation des critères ESG dans les politiques de
rémunération, tout comme le périmètre de ces derniers.
A ce propos, le FIR (forum
pour l’investissement responsable) le rappelle : la plupart des sociétés
du CAC 40 (36) expliquent que le Conseil définit en amont les critères ESG pour
la rémunération variable et évalue la réalisation de ces objectifs. Si 28
sociétés détaillent le processus de suivi a postériori des objectifs, celles
qui offrent des exemples précis de réévaluation des critères, lorsque les taux
d’atteinte sont élevés sont peu nombreuses.
Seuls sept groupes (Air
Liquide, AXA, Crédit Agricole, Legrand, Orange, Veolia et Vivendi) intègrent dans le bonus la rémunération de
long terme et l’intéressement des salariés, sur des effectifs de cadres
variables mais généralement compris entre 100 et 500.
Ainsi, si 29 sociétés sur 40
proposent des critères environnementaux et sociaux dans les rémunérations de
court terme des salariés, 19 en détaillent les critères, on notera les
représentations significatives de Michelin et Saint-Gobain, avec respectivement
80 % et 65 % de leurs populations cadres concernées par des critères
environnementaux et sociaux dans les rémunérations bonus et de long terme.
Airbus et Veolia ressortent parmi les meilleurs élèves en termes de
transparence fournissant des indicateurs réévalués par rapport à la cible
initiale.
Veolia a choisi une « rémunération variable annuelle des cadres
dirigeants (environ 500) comportant 30% d’objectifs quantifiables non
financiers issus des indicateurs de la performance plurielle : 10%
obligatoirement au titre de la santé/sécurité (taux de fréquence) et 20% liés à
un ou plusieurs des 13 indicateurs extra-financiers de la performance plurielle
restants, dont la sélection est adaptée à leur situation spécifique (activité,
priorités, axes d’amélioration, …) ; le choix des indicateurs de la performance
plurielle et de la cible à atteindre est établi chaque année en fonction de la
contribution relative de la BU à l'atteinte de l’objectif groupe sur chacun des
critères ».
Face à ces évolutions de
méthode, de périmètre et de bonnes pratiques, la question se pose désormais de
savoir si le cadre normatif extra-financier adopté ces dernières années
s’avérera porteur, à l’avenir, d’une généralisation des changements identifiés
à la marge jusqu’ici.
La CSRD conduit-elle à une
généralisation des critères ESG ?
La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), entrée en
vigueur en janvier 2024, représente une avancée majeure vers l'harmonisation
des pratiques de reporting ESG au sein de l'Union européenne, en imposant aux
grandes entreprises de publier des informations détaillées sur leurs
performances extra-financières, couvrant un large éventail de critères
environnementaux, sociaux et de gouvernance.
En incluant potentiellement
les politiques de rémunération des DMS basées sur des critères ESG, la CSRD
vise à renforcer la transparence et la responsabilité des entreprises vis-à-vis
de leurs parties prenantes. L'une des principales innovations de la CSRD est
l'exigence d'un reporting standardisé et comparable au niveau européen.
Les entreprises doivent
désormais suivre des lignes directrices précises pour collecter, vérifier et
divulguer les données ESG, ce qui permet de réduire les divergences entre les
différents cadres de reporting nationaux et sectoriels. Cette standardisation
facilite l'évaluation et la comparaison des performances ESG des entreprises
par les investisseurs, les régulateurs et le public.
Cependant, la CSRD présente
certaines lacunes quant à notre sujet : le texte ne fournit pas de directives
spécifiques sur l'intégration des critères ESG dans les politiques de
rémunération des DMS. Il ne définit pas les indicateurs clés de performance ESG
à utiliser, ni la manière dont ceux-ci doivent être pondérés par rapport aux
critères financiers traditionnels, et n'impose pas la même transparence pour
les salariés.
En l'absence de telles
précisions, les entreprises disposent d'une grande marge de manœuvre pour
interpréter et appliquer les exigences de la CSRD, ce qui peut continuer à
entraîner les disparités constatées. Il s’agira donc de vérifier si la CSRD
constitue un matériau normatif susceptible de permettre aux entreprises de
s’améliorer sur ces exigences. Dans ce contexte, le questionnement des
investisseurs ESG pour inciter les entreprises à adopter de bonnes pratiques
pour aligner les intérêts des dirigeants avec les objectifs de durabilité à
long terme demeure utile.
Les mécanismes de suivi et
d'évaluation doivent aussi être publiés : ils doivent être assez robustes pour garantir que les objectifs ESG
sont effectivement atteints. Cela peut inclure l'utilisation d'audits internes
et externes, la publication de rapports de progrès réguliers et l'engagement
des parties prenantes dans le processus de définition et de révision des
critères ESG.
Enfin, la mise en place de
formations et de programmes de sensibilisation pour les dirigeants et les
employés est essentielle pour assurer une compréhension approfondie et une
adhésion aux objectifs ESG. En intégrant les critères ESG dans la culture d'entreprise,
les entreprises peuvent mieux aligner leurs pratiques de rémunération avec
leurs engagements de durabilité, contribuant ainsi à une gouvernance
d'entreprise plus responsable et durable.
S’inspirer des meilleures
pratiques est essentiel
Pour améliorer la pertinence
des critères ESG dans la rémunération des dirigeants, plusieurs recommandations
peuvent être envisagées. Premièrement, il est crucial de définir des critères
ESG pertinents et mesurables, adaptés aux spécificités de chaque secteur
d'activité. Par exemple, une entreprise du secteur de l'énergie pourrait se
concentrer sur la réduction des émissions de CO2 et l'adoption de technologies
renouvelables, tandis qu'une entreprise du secteur de la grande distribution
pourrait privilégier des critères liés à la gestion durable de la chaîne d'approvisionnement
et à la réduction du gaspillage alimentaire.
Deuxièmement, l'élargissement
de la rémunération variable extra-financière à un plus large éventail de
dirigeants, au-delà du top management, pourrait inciter à une prise en compte
plus globale des enjeux ESG au sein de l'entreprise. Enfin, la mise en place
d'un modèle unique de présentation des bilans actions et objectifs ESG
faciliterait la transparence et la comparabilité des performances ESG entre
entreprises.
S’inspirer des meilleures
pratiques internationales en matière de rémunération ESG est également
essentiel. A titre d’exemple, Hubert
Joly, ancien PDG de Best Buy aux États-Unis, a défendu « le modèle de
leadership humain », qui intègre des objectifs ESG significatifs et
mesurables dans les politiques de rémunération des dirigeants. Ces
recommandations visent à renforcer l'alignement entre les intérêts des
dirigeants et les objectifs de durabilité à long terme, tout en assurant une
plus grande transparence et responsabilité dans les pratiques de gouvernance
d'entreprise. En adoptant ces bonnes pratiques, les entreprises peuvent
améliorer leur impact ESG et contribuer à une gouvernance d'entreprise plus
équitable et durable.
L'intégration
des critères ESG dans la rémunération des dirigeants est une pratique en
expansion, mais marquée par des disparités significatives. La CSRD offre un
cadre prometteur pour améliorer la transparence et l'homogénéité des pratiques,
mais il reste des défis à relever pour garantir une véritable transformation
vers des pratiques de gouvernance plus durables.
Comme a pu le dire Hichâm Ben
Chaïb , alumnus ESSEC et co-auteur de plusieurs WP CEDE- Ceressec[2],« (…) Réduire la création de valeur
d’une entreprise à quelques nombres et pourcentages d’EBITDA dans un compte de
résultat est dépassé au regard du rôle des acteurs économiques au sein de la
vie collective : économique, sociale, politique, culturelle, etc. Un meilleur
alignement entre rémunérations des dirigeants et performances globales - financières comme extra-financières -, y
compris celles des collaborateurs, est essentiel pour assurer une gouvernance
d’entreprise équitable et durable. Sans quoi, les externalités négatives
relatives aux problématiques extra-financières se matérialisent dans les années
à venir, pour le pire assurément ».
Viviane de Beaufort,
professeure à l’ESSEC,
directrice du CEDE et
docteure en Droit