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DÉCRYPTAGE (2). Critères ESG et politique de rémunération des dirigeants CAC 40 : quelles bonnes pratiques ?

DÉCRYPTAGE (2). Critères ESG et politique de rémunération des dirigeants CAC 40 : quelles bonnes pratiques ?
Publié le 22/06/2024 à 15:42

La nouvelle directive CSRD offre un cadre prometteur pour améliorer la transparence et l'homogénéité des pratiques, mais il reste des défis à relever pour que ces dernières soient plus durables, d’après Viviane de Beaufort. Pour la professeure à l’ESSEC, s’inspirer des modèles à l’international est « essentiel ».

La très grande disparité dans le choix, l’utilisation et l’évaluation des critères ESG ne doit pas occulter de réelles avancées, notamment de bonnes pratiques déployées cette dernière année par certains acteurs[1]. On soulignera ici les initiatives de L’Oréal.

En matière environnementale, le groupe a conditionné la rémunération variable de ses dirigeants mandataires sociaux (DMS) à l’atteinte du statut « carbone neutre » d’ici 2025 pour l’ensemble des sites du groupe, l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’utilisation de 100% d’énergies de provenance renouvelable dans un secteur : la cosmétique, où la consommation en énergie est importante.

De surcroît, un autre critère environnemental impose le remplacement de 100 % des emballages plastiques d’ici 2030 par des emballages recyclés ou biosourcés, avec un objectif intermédiaire fixé à 50 % d’ici 2025, pour faire face à la pollution plastique, l’une des principales problématiques d’une industrie FMCG (produits de grande consommation). L’Oréal s’inscrit ainsi pleinement dans la logique d’une performance extra-financière, pouvant faire l’objet d’un versement de rémunération supplémentaire en cas de réussite.

En matière sociale et sociétale, L’Oréal fixe des objectifs chiffrés dans ces critères sociaux, ne pouvant faire l’objet d’une remise en cause dans leur évaluation. Ainsi, un objectif de 100 000 personnes issues de communautés en difficulté à aider par le groupe pour un accès favorisé à l’emploi, fixé pour 2030, tandis que 20 % des actions de performance seront définitivement acquis en cas de réalisation d’objectifs sociaux et environnementaux constatés au terme d’une période 4 ans à compter de la date d’attribution.

Cette initiative constitue une avancée majeure en matière extra-financière puisqu’elle inclut une clause dite de « clawback », destinée à indexer le versement final d’un avantage sur la réalisation avérée d’un objectif, permettant alors d’établir une performance, sous peine de voir l’avantage être retiré ou remboursé a posteriori. Cette initiative du groupe se démarque vis-à-vis des autres groupes du CAC 40

En matière de gouvernance, souligner les bonnes pratiques de quelques groupes en matière d’ouverture des critères ESG sur un périmètre élargi au DMS paraît intéressant, même si, rappelons-le, le « G » intègre la question majeure et transversale de la pratique éthique des affaires (pratiques fiscales, d’influence, association des parties prenantes,etc). Sur cette question, la CSRD, évoquée ci-après, pourrait apporter des progrès mais comporte des limites.

Transparence et périmètre élargi versus flou et concentration sur les DMS

L’extension de la conditionnalité ESG aux cadres dirigeants des entreprises invite en effet à repenser le processus de réévaluation des critères ESG dans les politiques de rémunération, tout comme le périmètre de ces derniers.

A ce propos, le FIR (forum pour l’investissement responsable) le rappelle : la plupart des sociétés du CAC 40 (36) expliquent que le Conseil définit en amont les critères ESG pour la rémunération variable et évalue la réalisation de ces objectifs. Si 28 sociétés détaillent le processus de suivi a postériori des objectifs, celles qui offrent des exemples précis de réévaluation des critères, lorsque les taux d’atteinte sont élevés sont peu nombreuses.

Seuls sept groupes (Air Liquide, AXA, Crédit Agricole, Legrand, Orange, Veolia et Vivendi)  intègrent dans le bonus la rémunération de long terme et l’intéressement des salariés, sur des effectifs de cadres variables mais généralement compris entre 100 et 500.

Ainsi, si 29 sociétés sur 40 proposent des critères environnementaux et sociaux dans les rémunérations de court terme des salariés, 19 en détaillent les critères, on notera les représentations significatives de Michelin et Saint-Gobain, avec respectivement 80 % et 65 % de leurs populations cadres concernées par des critères environnementaux et sociaux dans les rémunérations bonus et de long terme. Airbus et Veolia ressortent parmi les meilleurs élèves en termes de transparence fournissant des indicateurs réévalués par rapport à la cible initiale.

Veolia a choisi une « rémunération variable annuelle des cadres dirigeants (environ 500) comportant 30% d’objectifs quantifiables non financiers issus des indicateurs de la performance plurielle : 10% obligatoirement au titre de la santé/sécurité (taux de fréquence) et 20% liés à un ou plusieurs des 13 indicateurs extra-financiers de la performance plurielle restants, dont la sélection est adaptée à leur situation spécifique (activité, priorités, axes d’amélioration, …) ; le choix des indicateurs de la performance plurielle et de la cible à atteindre est établi chaque année en fonction de la contribution relative de la BU à l'atteinte de l’objectif groupe sur chacun des critères ».

Face à ces évolutions de méthode, de périmètre et de bonnes pratiques, la question se pose désormais de savoir si le cadre normatif extra-financier adopté ces dernières années s’avérera porteur, à l’avenir, d’une généralisation des changements identifiés à la marge jusqu’ici.

La CSRD conduit-elle à une généralisation des critères ESG ?

La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), entrée en vigueur en janvier 2024, représente une avancée majeure vers l'harmonisation des pratiques de reporting ESG au sein de l'Union européenne, en imposant aux grandes entreprises de publier des informations détaillées sur leurs performances extra-financières, couvrant un large éventail de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

En incluant potentiellement les politiques de rémunération des DMS basées sur des critères ESG, la CSRD vise à renforcer la transparence et la responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs parties prenantes. L'une des principales innovations de la CSRD est l'exigence d'un reporting standardisé et comparable au niveau européen.

Les entreprises doivent désormais suivre des lignes directrices précises pour collecter, vérifier et divulguer les données ESG, ce qui permet de réduire les divergences entre les différents cadres de reporting nationaux et sectoriels. Cette standardisation facilite l'évaluation et la comparaison des performances ESG des entreprises par les investisseurs, les régulateurs et le public.

Cependant, la CSRD présente certaines lacunes quant à notre sujet : le texte ne fournit pas de directives spécifiques sur l'intégration des critères ESG dans les politiques de rémunération des DMS. Il ne définit pas les indicateurs clés de performance ESG à utiliser, ni la manière dont ceux-ci doivent être pondérés par rapport aux critères financiers traditionnels, et n'impose pas la même transparence pour les salariés.

En l'absence de telles précisions, les entreprises disposent d'une grande marge de manœuvre pour interpréter et appliquer les exigences de la CSRD, ce qui peut continuer à entraîner les disparités constatées. Il s’agira donc de vérifier si la CSRD constitue un matériau normatif susceptible de permettre aux entreprises de s’améliorer sur ces exigences. Dans ce contexte, le questionnement des investisseurs ESG pour inciter les entreprises à adopter de bonnes pratiques pour aligner les intérêts des dirigeants avec les objectifs de durabilité à long terme demeure utile.

Les mécanismes de suivi et d'évaluation doivent aussi être publiés : ils doivent être assez  robustes pour garantir que les objectifs ESG sont effectivement atteints. Cela peut inclure l'utilisation d'audits internes et externes, la publication de rapports de progrès réguliers et l'engagement des parties prenantes dans le processus de définition et de révision des critères ESG.

Enfin, la mise en place de formations et de programmes de sensibilisation pour les dirigeants et les employés est essentielle pour assurer une compréhension approfondie et une adhésion aux objectifs ESG. En intégrant les critères ESG dans la culture d'entreprise, les entreprises peuvent mieux aligner leurs pratiques de rémunération avec leurs engagements de durabilité, contribuant ainsi à une gouvernance d'entreprise plus responsable et durable.

S’inspirer des meilleures pratiques est essentiel

Pour améliorer la pertinence des critères ESG dans la rémunération des dirigeants, plusieurs recommandations peuvent être envisagées. Premièrement, il est crucial de définir des critères ESG pertinents et mesurables, adaptés aux spécificités de chaque secteur d'activité. Par exemple, une entreprise du secteur de l'énergie pourrait se concentrer sur la réduction des émissions de CO2 et l'adoption de technologies renouvelables, tandis qu'une entreprise du secteur de la grande distribution pourrait privilégier des critères liés à la gestion durable de la chaîne d'approvisionnement et à la réduction du gaspillage alimentaire.

Deuxièmement, l'élargissement de la rémunération variable extra-financière à un plus large éventail de dirigeants, au-delà du top management, pourrait inciter à une prise en compte plus globale des enjeux ESG au sein de l'entreprise. Enfin, la mise en place d'un modèle unique de présentation des bilans actions et objectifs ESG faciliterait la transparence et la comparabilité des performances ESG entre entreprises.

S’inspirer des meilleures pratiques internationales en matière de rémunération ESG est également essentiel. A titre d’exemple, Hubert Joly, ancien PDG de Best Buy aux États-Unis, a défendu « le modèle de leadership humain », qui intègre des objectifs ESG significatifs et mesurables dans les politiques de rémunération des dirigeants. Ces recommandations visent à renforcer l'alignement entre les intérêts des dirigeants et les objectifs de durabilité à long terme, tout en assurant une plus grande transparence et responsabilité dans les pratiques de gouvernance d'entreprise. En adoptant ces bonnes pratiques, les entreprises peuvent améliorer leur impact ESG et contribuer à une gouvernance d'entreprise plus équitable et durable.

L'intégration des critères ESG dans la rémunération des dirigeants est une pratique en expansion, mais marquée par des disparités significatives. La CSRD offre un cadre prometteur pour améliorer la transparence et l'homogénéité des pratiques, mais il reste des défis à relever pour garantir une véritable transformation vers des pratiques de gouvernance plus durables.

Comme a pu le dire Hichâm Ben Chaïb , alumnus ESSEC et co-auteur de plusieurs WP CEDE- Ceressec[2],« (…) Réduire la création de valeur d’une entreprise à quelques nombres et pourcentages d’EBITDA dans un compte de résultat est dépassé au regard du rôle des acteurs économiques au sein de la vie collective : économique, sociale, politique, culturelle, etc. Un meilleur alignement entre rémunérations des dirigeants et performances globales -  financières comme extra-financières -, y compris celles des collaborateurs, est essentiel pour assurer une gouvernance d’entreprise équitable et durable. Sans quoi, les externalités négatives relatives aux problématiques extra-financières se matérialisent dans les années à venir, pour le pire assurément ».

Viviane de Beaufort,

professeure à l’ESSEC,

directrice du CEDE et docteure en Droit



[1] Réflexion à partir de travaux menés avec des participantes du programme Women Board Ready Essec  2023  (Team WBR 2023 : Samira Belkadhi, Anne-Laure Commault Tingry, Catherine Hellmann,Mael Morelle,Mélanie Montocchio,Carola Puusteli,Niva Sintès,Corina Sabadus,Béatrice Theiller,Sabrina Vermesse), sous la direction de Viviane de Beaufort, sur le questionnement pratiqué par le Forum pour l'Investissement Responsable (FIR)  auprès des entreprises cotées du CAC 40

 

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