JUSTICE

Deux magistrats estiment qu’il faut « réviser le Statut de Rome » pour rendre la Cour pénale internationale plus efficace

Deux magistrats estiment qu’il faut « réviser le Statut de Rome » pour rendre la Cour pénale internationale plus efficace
Publié le 25/06/2024 à 16:16

La CPI vient d’émettre ce mardi des mandats d’arrêt contre deux responsables militaires russes. Mais depuis quelques années, et plus particulièrement avec l’aggravation du conflit israélo-palestinien, un certain nombre de voix mettent en doute les pouvoirs répressif et dissuasif de la juridiction. Selon les magistrats Bruno Cotte et Aurélia Devos, une révision du Statut de Rome est nécessaire afin de renforcer la portée de la justice pénale internationale.

« S’il n’y a jamais le moindre accusé dans le box, à quoi est-ce que cela sert ? » martèle Bruno Cotte. L’ancien magistrat et ex-président de la chambre de jugement à la Cour pénale internationale (CPI) ne mâche pas ses mots lors de la neuvième édition du Salon du livre judiciaire, le 8 juin 2024. Invité aux côtés d’autres auteurs, dont la magistrate Aurélia Devos, à présenter son ouvrage Vladimir Poutine, l’accusation, où il évoque les crimes de guerre en Ukraine commis par le président russe à travers le prisme de la juridiction internationale, il se saisit de l’occasion pour souligner les limites de la CPI. La priorité, selon lui : réviser le Statut de Rome, traité international fondateur de la Cour, afin de rendre « la justice internationale réelle, utile et effective ».

Les États non parties peu inquiétés par la CPI

Il faut dire que le rôle de la CPI est de plus en plus contesté, notamment en raison du conflit israélo-palestinien. En effet, bien que son procureur, Karim Khan, ait réclamé la délivrance d’un mandat d'arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité à l’encontre de Benyamin Netanyahou - les juges de la Cour doivent d’ailleurs se prononcer prochainement sur le sujet -, la guerre contre le Hamas continue sans signe de cessez-le-feu, malgré les appels à la paix émanant d’autres pays.  

Sans surprise, toutefois, le Premier ministre israélien ayant bien fait comprendre qu’il ne pouvait pas être véritablement inquiété, étant donné qu’Israël, tout comme la Russie, n’est pas État-partie au Statut de Rome, et estimant par conséquent que la CPI n'a aucune autorité sur la question de ce conflit. Et en effet, même si le Statut de Rome « ne prévoit aucune immunité », il reste extrêmement compliqué pour la CPI de sanctionner les crimes commis par les dirigeants. En pratique, les États non-signataires ou non-ratifiants, à l’instar également des États-Unis, de la Chine, de l’Inde, de l’Ukraine ou encore de la Russie, ne sont pas soumis aux règles établies par ce texte fondateur de la CPI, et ne sont donc pas tenus de respecter les décisions rendues par cette juridiction.

« C’est merveilleux sur le plan du symbole de dire que la CPI délivre des mandats d’arrêt, y compris envers les dirigeants du Hamas ou les responsables actuels d’Israël, mais si c’est pour que cela ne se traduise jamais par une comparution, par le moindre débat judiciaire et par la moindre audition de victimes et de témoins qui, évidemment, disparaissent avec les années ou dont les souvenirs s’effilochent, alors cela ne sert pas la justice pénale internationale », fustige Bruno Cotte.

Procédure in abstentia : la possibilité d’un jugement symbolique

Mais alors, en quoi une révision du Statut de Rome, ce texte de 1998 conçu pour juger les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre et qui a donné naissance à la CPI en 2002, pourrait-elle transformer la justice internationale telle que nous la connaissons aujourd'hui ? Selon Bruno Cotte, la réponse est claire : il faut instaurer une « procédure in abstentia », connue en France sous le nom de procédure de défaut criminel (anciennement contumace). Objectif : permettre à la Cour de juger des chefs d'État qui refusent de comparaître devant un tribunal sans qu’ils aient besoin d’être présents. Bien que ce type de jugement soit avant tout symbolique, il offrirait aux victimes la possibilité d'obtenir justice et éviterait que les témoins disparaissent avec le temps.

« Je tiens à cette procédure, car il est essentiel d’établir un récit judiciaire qui soit dans le moule du droit. Les victimes et les témoins doivent être entendus et les accusés absents doivent bénéficier d’une vraie défense, même si cela est compliqué à mettre en œuvre, surtout si les accusés ne veulent pas rencontrer les avocats. On ne peut plus se contenter de la compilation de BFMTV, de LCI ou des reporters de guerre : aussi courageux soient-ils, ce n’est pas fait pour écrire l’histoire et encore moins l’histoire du droit ».

En dépit des efforts du magistrat pour promouvoir l’importance de la procédure in abstentia en justice pénale internationale, une démarche qui « commence à porter ses fruits dans les universités », l’ancien président de la chambre de jugement de la CPI reconnaît que faire adopter une telle mesure relève du parcours du combattant. Selon lui, certains États pourraient craindre l’instauration d'une procédure permettant de juger des dirigeants même sans leur comparution : « Soyons très clairs, la plupart des États ont un double langage », explique-t-il. Par ailleurs, parmi les 124 États signataires du traité, plusieurs d’entre eux « ne sont pas fondamentalement démocratiques » et redoutent qu’une telle procédure « ne leur revienne en boomerang un jour ou l’autre ».

Si le tribunal de Nuremberg, par sa définition, exclut la possibilité de juger les Alliés pour des crimes contre l’humanité, même en tenant compte de leur caractère imprescriptible, se limitant aux forces de l’Axe, cette réglementation ne s'applique pas à la CPI

Si la révision du Statut de Rome pour inclure une procédure in abstentia est actuellement loin d'être acquise, Bruno Cotte déplore qu'il fut pourtant possible par le passé de juger de cette manière, « comme à Nuremberg où la procédure par défaut était prévue sans qu’aucun des quatre juges ne s’y oppose. Les Russes avaient même dit : à condition qu’il y ait une défense ! » citant notamment le cas de Martin Bormann, le conseiller d’Adolf Hitler, jugé par défaut malgré sa mort.

Toutefois, bien que cette disposition ait disparu avec le temps, la CPI prévoit tout de même « une amorce de défaut au niveau de la décision de la confirmation des charges, comme c’est le cas dans l’affaire Joseph Kony – militant ougandais, chef des rebelles de l'Armée de résistance du Seigneur, soupçonné de 36 chefs de guerre et crimes contre l’humanité, ndlr – dans laquelle un mandat d’arrêt a été délivré en 2005 ». Cependant, même si l’initiative est symbolique pour les victimes, le problème demeure : pour obtenir un véritable jugement par la suite, il est nécessaire que le suspect soit présent au tribunal lors de son audience prévue pour le 15 octobre 2024, ce qui semble hautement improbable voire impossible.

« Nous n’aurons jamais Poutine dans un box d’accusé »

Bruno Cotte revient par ailleurs sur la complexité du cas russe. « A un moment donné, la Russie avait signé le Statut de Rome en 2000, avant de finalement se retirer en 2016 », explique Bruno Cotte. Cette année-là, la Russie avait émis une déclaration affirmant qu'elle n'avait pas l'intention de devenir membre de la CPI, en réaction à l'ouverture d'une enquête de cette dernière sur la guerre de 2008 en Géorgie.

Hormis la non-signature du Statut de Rome, plusieurs facteurs entrent également en compte dans le contexte russe, rendant impossible toute comparution de Vladimir Poutine, visé par un mandat d’arrêt de la CPI à La Haye, devant un tribunal. Le magistrat argumente : « Le problème réside dans le fait que Vladimir Poutine est à la tête d'une fédération qui n'est pas partie au Traité de Rome. Conformément à l'article 91 de la Constitution russe, il bénéficie d'une immunité pour tous les crimes qu'il pourrait commettre dans l'exercice de ses fonctions. De plus, depuis qu'il a fait adopter une loi lui permettant de briguer deux mandats supplémentaires, il pourrait rester au pouvoir jusqu'en 2036. Donc, autant le dire franchement, nous n’aurons jamais monsieur Poutine dans un box d’accusé ».

D’autant que le Kremlin ne reconnaît pas à ce jour la compétence de la CPI et a donc jugé que le mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine n’avait aucune valeur juridique. Raison de plus pour Bruno Cotte d’insister sur l'importance de la procédure in abstentia, car celle-ci pourrait selon lui contourner le refus de certains chefs d’État de coopérer avec la juridiction internationale.

Quand l’absence d’immunité a du plomb dans l’aile

Par ailleurs, si en théorie, un chef d’État visé par un mandat d’arrêt ne devrait plus être en mesure de pouvoir se déplacer dans l’un des 124 États signataires du Statut de Rome, tenus de respecter les consignes de la juridiction internationale, la magistrate Aurélia Devos le précise : « Il existe de nombreux dispositifs relatifs à l’immunité des chefs d’État. Par exemple, des accords de siège permettent à des dirigeants, même les plus controversés, de se rendre à l’ONU à New York sans être inquiétés. Un problème similaire se pose avec Interpol, basé à Lyon, où certains dirigeants peu recommandables se rendent parfois pour des missions officielles ».

Malgré l’enquête de la CPI sur les crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qui auraient pu se produire depuis le 21 novembre 2013, pendant la révolution de la Dignité et la guerre russo-ukrainienne, notamment l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Poutine était libre de se déplacer dans tous pays du Statut de Rome / @ Wiki Commons

Avant d'ajouter qu’un cas similaire s'était produit en France quelques années auparavant : « En 2012, nous avions été très embêtés lorsque le ministre de l’Intérieur biélorusse s’était rendu à Lyon alors qu'il était théoriquement interdit de séjour dans l'Union européenne. Nous devions veiller à ce qu'il ne fasse pas de shopping sur les Champs-Élysées, car s'il l'avait fait, nous aurions pu logiquement l'arrêter. Globalement, il y a plein de choses qui se télescopent entre la diplomatie, la politique et la justice », informe celle qui a dirigé pendant dix ans les poursuites en matière de crimes internationaux.

Une autre question se pose: si les sanctions de la CPI ne sont pas crédibles, ne faudrait-il pas laisser les dirigeants être jugés par les juridictions de leur propre pays ? Aurélia Devos s'oppose à cette idée, soulignant les problèmes potentiels liés à « la question de la continuité des relations internationales ». Selon elle, cela pourrait être plus problématique que bénéfique : « Parce que si on peut le faire, alors qu’est-ce qui empêche que le président des Philippines, par exemple, puisse également émettre un mandat pour crimes contre l’humanité contre notre président en exercice ? Cela ouvrirait la porte à de nombreuses autres situations... Quand cela vient d'un pays démocratique, on le perçoit positivement, mais dans le sens inverse, cela devient plus compliqué ».

La Cour pénale internationale, un acteur malgré tout incontournable ?

Si la Cour pénale internationale fait « l’objet de multiples critiques : trop lente, pas assez efficace, trop chère, trop politique, etc... », que Bruno Cotte juge « légitimes », il n’empêche, selon le magistrat, que le rôle de la CPI reste essentiel sur la scène internationale. « En 2007, le représentant de la France aux Nations Unies, Jean-Maurice Ripert, m’avait dit : cette Cour n’est rien du tout pour l’instant, mais vous n’imaginez pas l’effet dissuasif qu’elle a, rien que par son existence, dans un certain nombre de pays », relate-t-il.

Par ailleurs, selon lui, le contexte en Ukraine et au Moyen-Orient, ainsi que la délivrance de mandats d'arrêt contre la Russie et les demandes de mandats d'arrêt visant à obtenir une extradition pour le Hamas et Israël, « redonne à la CPI une crédibilité non pas tant par le nombre de décisions rendues que par les difficultés qu'elle peut engendrer ». « C’est ce qui me laisse penser qu'elle connaît actuellement un regain », ajoute-t-il. Car bien que « théoriquement, Vladimir Poutine ne puisse pas se rendre dans les 124 États signataires du Statut de Rome – et de toute façon il ne quitte jamais la Russie - pour un Benyamin Netanyahou, c'est beaucoup plus problématique ».

Un avis que partageait également Claude Jorda, ancien juge à la CPI dans une interview en 2012 pour TV5 Monde. Celui-ci expliquait que, même si les procédures ne débouchaient pas sur une condamnation, un chef d’État visé par un mandat d’arrêt était forcément fragilisé, comme cela avait été le cas pour le président soudanais Omar el-Béchir, responsable de crimes contre l’humanité, qu’il considérait être « un président isolé » grâce à l’intervention de la juridiction. D’ailleurs, Claude Jordan plaidait déjà à l’époque pour l’instauration de la procédure in abstentia « vis-à-vis des victimes, ce serait déjà un progrès de voir qu’el-Béchir peut être jugé sans être présent ».

De l’avis de Bruno Cotte et Aurélia Devos, une révision du Statut de Rome permettrait malgré tout de revitaliser la Cour pénale internationale, qui, malgré son importance, ne parvient pas à assurer pleinement l'efficacité de la justice internationale – un sacré paradoxe, pour une cour censée représenter la communauté internationale dans son ensemble.

Romain Tardino

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