En traversant à pied
Stratford-upon-Avon, en Angleterre, Etienne Madranges s’est arrêté devant la
maison natale de William Shakespeare aux petits carreaux losangés que l’on ne
peut désormais visiter qu’en passant par un monumental centre d’interprétation
contemporain. Le blason du dramaturge orne la porte d’entrée. Sur ce blason,
une lance. Pourquoi donc une lance ? En ce dimanche de Pâques, notre
chroniqueur évoque par ailleurs la façon dont l’auteur britannique aborde
métaphoriquement le thème de la résurrection.
Il naît à Stratford-upon-Avon
au cœur de l’Angleterre en 1564, année bissextile qui voit l’arrivée au monde
de Galilée et le départ vers le paradis protestant de Calvin. Il naît peut-être
un 23 avril (selon le calendrier julien). Il décédera en 1616, année
bissextile… peut être le 23 avril, en période de fêtes pascales (toujours selon
le calendrier julien), à la même date que l’Espagnol Miguel de Cervantès, mais
pas le même jour.*
Maison de Shakespeare, Stratford-upon-Avon (Angleterre). © Étienne
Madranges
Non sans droict
William Shakespeare se
familiarise avec le droit et la procédure auprès de son père John qui exerce
dans cette ville des fonctions tout à la fois exécutives et judiciaires pour
être en effet échevin (alderman) puis bailli de la commune porteur d’une
toge rouge, juge et président du greffe.
Ses armoiries sont
des « armoiries parlantes ». Elles portent en effet une lance dont
le nom anglais a un rapport direct avec les lettres de son patronyme. En
anglais, la lance se dit « spear ». Comme dans
Shake…spear..e !
Le blason à la lance dorée à l’entrée de la maison de Shakespeare. ©
Étienne Madranges
Sa devise, déposée en vieux
français comme le veut la coutume au « College of Arms », le
célèbre Collège des hérauts fondé en 1484 et siégeant à Londres, est « Non
sans droict », « Not without right », « Pas
sans droit ». Le poète élisabéthain aime à l’évidence le droit et la
justice. Plusieurs de ses créations théâtrales s’en feront l’écho. On ne peut
s’empêcher de faire un rapprochement avec la devise de la monarchie britannique
elle aussi en vieux français, « Dieu et mon droit », cri de
guerre du roi Richard Cœur de Lion au XIIe siècle, devenu devise
officielle de la Couronne au XVe siècle.
Des complotistes de tous
horizons mais aussi des personnages très sérieux tels Orson Welles, Sigmund
Freud, Charlie Chaplin ou encore Mark Twain pensent que le natif de
Stratford-upon-Avon n’a pas pu, en particulier faute d’une éducation
suffisante, rédiger toutes les pièces qu’il a signées et fait publier.
De nombreuses recherches
universitaires et scientifiques, des études stylométriques ont démontré au
contraire que Shakespeare était bien l’auteur des textes qui lui sont
attribués. Une paternité incontestable !
Un auteur obnubilé par le
droit et la justice
Il était le fils d’un juge.
Certains historiens affirment qu’il a pu travailler dans sa jeunesse comme
clerc de notaire ou encore comme greffier dans sa ville natale.
Plusieurs pièces de
l’écrivain britannique utilisent les thèmes du droit et de la justice. Le droit
se retrouve au centre des conflits de personnes, des éléments du pouvoir.,
accompagnant le refrain de la moralité. En voici quelques exemples :
Dans « Le marchand de Venise », on évoque un contrat,
une dette (quasiment impossible à honorer), et la justice rendue par le chef de
l’exécutif ayant un pouvoir judiciaire suprême. La dominante de la pièce est
juridique.
Un jeune Vénitien a besoin de
3000 ducats. Il emprunte la somme à un ami lequel, momentanément dépourvu, se
fait prêter cette somme par un usurier juif. Ce dernier lui impose un contrat
sévère et cette redoutable obligation : « … venez avec moi chez un notaire me signer un simple
billet, et pour nous divertir, nous stipulerons qu’en cas que vous ne me
rendiez pas… la somme exprimée dans l’acte, vous serez condamné à me payer une
livre juste de votre belle chair, coupée sur telle partie du corps qu’il me plaira
choisir… ».
Faute de
remboursement à la date prévue, l’usurier exige le respect du contrat et donc
un morceau de chair de son débiteur. La médiation du doge et l’intervention
d’un présumé juge (en réalité l’épouse du jeune Vénitien déguisée en homme de
loi) donnent une fin honorable au conflit.
Certains commentateurs ont vu
dans cette pièce qui met en scène un usurier juif détestable un texte
judéophobe. A l’inverse, on y trouve à l’acte III dans la bouche du prêteur israélite
cette tirade éloquente : « Un Juif
n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des
dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec la même
nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la
même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les
Chrétiens ? ».
Dans « Mesure pour
mesure » (« Il
en est que le péché élève et d'autres que la vertu fait chuter ») un duc remet de l’ordre dans
une société corrompue en s’éloignant momentanément du pouvoir qu’il confie à un
personnage déloyal faisant preuve de duplicité. La justice, la corruption, la
punition, la recherche de la pureté, le pardon, la rédemption sont au cœur de
l’intrigue.
Cette pièce écrite en 1604
est une « pièce à thèse », ce que les Britanniques appellent
« une pièce à problèmes » (« problem plays »),
mêlant plusieurs genres et styles, le tragique comme le comique, abordant la
plupart des contradictions humaines.
Dans
« Le roi Lear », la justice est omniprésente. Une
décision royale injuste a des conséquences tragiques dès lors que le roi divise
son royaume de façon immorale au profit de ses filles. Justice personnelle mais
aussi familiale, sociale mais aussi divine y sont au programme.
Dans
« Hamlet », la justice divine se juxtapose à la justice
humaine. La vengeance et la loi du talion alimentent une forme de justice
rétributive, et la corruption du système judiciaire permet toutes formes de
manipulations.
Dans
« Othello », un chef de guerre maure respecté, ancien
esclave affranchi, tue son épouse soupçonnée à tort d’adultère, laquelle n’a à
l’évidence pas droit à un procès équitable. Jalousie, manipulation et vengeance
dominent avec ces questions : quelle peut être la légitimité de la
vengeance ? comment une justice manipulée peut-elle aboutir à une
tragédie ?
Dans
« Macbeth », on est en présence du meurtre d’un roi par
celui qui veut s’emparer du trône, suivi des tourments de la culpabilité ;
la quête insensée du pouvoir se poursuit grâce à la perversion de la justice.
Shakespeare semble souvent
torturé ou en tout cas intrigué par les questions de moralité et d’immoralité,
de légitimité et d’illégitimité, de discrimination, de justice personnelle et
de vengeance divine. Ses pièces sont l’occasion pour lui d’explorer la nature
de la loi et la définition ainsi que le champ de la justice, directement ou de
façon métaphorique voire catachrétique, panachant concepts moraux et arguments
apodictiques.
Un procès sans fin contre un
parent indélicat
Shakespeare passe une bonne
partie de son temps dans des procès. Son père John est un réfractaire, c’est-à-dire
un catholique n’allant pas assister aux services anglicans. Chambellan de la
Guilde de la Sainte Croix, fondée au XIIIe siècle, il doit, sur
ordre royal, détruire ou cacher tous les décors de la chapelle de la Guilde,
monument médiéval important dans la vie de la cité à Stratford-upon-Avon. Ces
décors représentent le Jugement dernier et des scènes de l’au-delà. La reine
Elisabeth 1ère a en effet ordonné par un édit de 1563 le retrait de
tous les signes de superstition et d’idolâtrie des lieux de culte. Fort
heureusement, John Shakespeare se contente d’apposer un badigeon, ce qui
permettra la conservation des fresques et leur découverte ultérieure (elles
sont actuellement toujours visibles, voir image).
Chapelle de la Guilde, Stratford-upon-Avon (Angleterre). © Étienne
Madranges
Il doit se séparer d’une
partie de ses biens pour ne pas être saisi et spolié par d’éventuelles
confiscations. Il est amené à hypothéquer une vaste propriété au profit d’Edmund
Lambert, beau-frère de son épouse. Celui-ci, malhonnête, ne respectera jamais
le contrat et conservera indûment la propriété. William Shakespeare hérite du
litige paternel et tente d’obtenir gain de cause en assignant le fils d’Edmund,
John Lambert, devant la Cour de la chancellerie, une juridiction royale qui
utilise autant les notions d’équité que de justice. Car le Chancelier, gardien
de la conscience du Roi (Keeper of the King’s Conscience) et les juges
peuvent s’éloigner du common law et statuer en conscience selon
l’équité.
Les magistrats lui donnent cependant
tort. William Shakespeare est même accusé de harcèlement judiciaire**.
Privé d’une partie de son
héritage par la famille d’Edmund Lambert, le génial auteur n’aura d’autre réaction
que d’introduire un certain Edmund, malhonnête et manipulateur, dans « Le
roi Lear ». Il introduira par ailleurs dans « Hamlet »
Fortinbras, voleur de terres au préjudice d’Hamlet et de son père (acte 1 scène
1) : « …aujourd’hui, le jeune Fortinbras… n’a d’autre but… que de
nous reprendre, par la force et la violence, ses fameuses terres, ainsi perdues
par son père ».
Résurrections ?
Shakespeare, se référant à
des moments forts du calendrier, évoque parfois Pâques ou la période pascale.
Ainsi, dans « Hamlet »
(acte I scène 3), Laërte conseille à sa sœur Ophélie la prudence devant les
éventuelles avances amoureuses du prince : « …
Et quand tu t'en iras dansant à Pâques Comme une naïade en couronne fleurie,
Quand tous les jeunes gens te feront fête, Crois-moi, chère, ne sois pas si
légère, Avec un baiser vous perdez votre honneur ».
Il n’aborde pas toujours le
thème de la résurrection de façon directe. Mais dans ses pièces, il insère les
éléments propres à inspirer le renouveau et la renaissance.
Dans « Hamlet »,
on assite à une résurrection éphémère du roi Hamlet tué par son propre frère, roi
qui réapparaît pour demander à son fils Hamlet prince de Danemark de le venger.
Le jeune Hamlet reçoit la visite du spectre de son père (scène 5 de l’acte 1) :
« Je suis l'esprit de ton père, condamné pour un certain temps à errer
la nuit, et, le jour, à jeûner dans une prison de flammes, jusqu'à ce que le
feu m'ait purgé des crimes noirs commis aux jours de ma vie mortelle »)
et reçoit pour mission de mettre en œuvre cette vengeance.
Dans « La tempête »,
Prospero, duc de Milan déchu, devient un puissant sorcier dans un monde magique
où l’on imagine la présence de sylphes, de génies, de monstres, de farfadets,
de harpies (alors que l’on a des fées dans « Le songe d’une nuit
d’été ») puis finit par renoncer à la magie dans une renaissance
qui tient du merveilleux afin de retrouver son duché.
Dans « Le conte
d’hiver » (The
Winter's Tale), la
reine Hermione, injustement accusée d’adultère et s’étant laissé mourir en
première partie de la pièce en forme de tragédie, ressuscite tout à coup après
avoir été statufiée à la fin de la pièce devenue comédie afin de mettre la mort
en échec.
Dans « Le roi Lear »,
la violente tempête qui secoue la scène 2 de l’acte III (Lear : « Soufflez,
vents, jusqu’à ce que vos joues en crèvent. Ouragans, cataractes, versez vos
torrents jusqu’à ce que vous ayez inondé nos clochers, noyé leurs coqs ! »)
est l’élément purificateur qui présage la renaissance morale et spirituelle des
personnages (Lear : « Forfaits soigneusement enveloppés, déchirez
le voile qui vous cache et demandez grâce à ces voix terribles qui vous
appellent »).
Shakespeare est omniprésent dans sa ville natale. À droite la statue
du bouffon de la pièce « Comme il vous plaira » (« As you like
it ») accompagnée de la phrase O Noble Fool ! O Worthy fool ! (Ô
noble insensé ! Imbécile digne de ce nom !). © Étienne Madranges
Shakespeare ? Un poète,
un écrivain à l’imagination débordante qui a su créer des répliques de légende,
évoquer savamment la morale et le droit, mettre en scène des princes, des
esclaves et des fées, dénoncer l’injustice et favoriser la foi en la justice, développer
le concept de résurrection morale, privilégier la purification, la rédemption
et la miséricorde.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 217
*
concernant cette particularité liée au calendrier julien appliqué en
Angleterre et au calendrier grégorien utilisé en Espagne, voir notre 83ème
chronique dans le JSS 27 du 6 avril 2019
** on pourra à ce sujet se reporter à l’excellent article de François Ost,
Shakespeare La comédie de la loi, sur cairn.info
Les
10 empreintes d’histoire précédentes :
•
Comment
Shakespeare, le barde anglais aux 39 pièces, aborde-t-il le thème de la
résurrection ? ;
• Il avait
conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré
à la Conciergerie en 1893 ? ;
• Pourquoi
l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par
intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;
•
Quel
archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ?
;
• Pourquoi
le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus
calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel
peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur
de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
•
Quel écrivain,
prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de
papillons jaunes ? ;
• Quel
rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits
initiatique de Sintra ? ;
• Par quel
caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous
le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;
•
Quel
grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye
en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église
en béton ? ;